J’ai le sentiment que le monde s’est arrêté, comme un vélo à grande vitesse recevant subitement un bâton dans une de ses deux roues. Vers quelle destination nous précipitons-nous si allègrement ?
Nous voici tous à terre à présent. Bloqués.
La terre respire, tandis que nous passons nos journées en sueur derrière les portes qui nous isolent du reste du monde pour nous protéger. Est-ce que c’est ça le reflet de notre individualisme que le miroir nous renvoie à la figure ? Est-ce que c’est ça la monnaie à même de rembourser notre arrogance ? Nous nous croyions invincibles. Nous – nous tous qui manquions cruellement de temps, qui ne vivions qu’avec l’obsession du travail, de nos maisons confortables, de nos vacances luxueuses dans des pays lointains et exotiques, de nos sorties mondaines, de nos orgueils et de nos ambitions. Nous qui, à l’abri de notre bien-être matériel, avions oublié ce que veut dire avoir faim ou soif, ne rien posséder, ne rien mériter.
Cette pandémie tourne jusqu’à l’obsession dans ma tête. Le monde virtuel se confond avec le monde réel. La réalité s’est trouvée une place dans le champ virtuel que nous nous efforçons de sauver autant que faire se peut, poussés par le désir de nous convaincre que nous n’ayons pas totalement échoué. Je suis enseignante. Les méthodes d’enseignement ont adopté subitement des moyens numériques : on continue donc de donner des cours de manière virtuelle. Je regarde mes élèves à travers l’écran de mon ordinateur, je corrige des centaines de copies et ma vie professionnelle continue, nourrie par ces produits de substitution.
J’arrive à peine à coucher quelques idées au milieu d’une de ces discussions virtuelles. J’aimerais écrire davantage. Ce n’est pas possible. En revanche, je parle au téléphone avec ma famille en Roumanie, avec mes amis italiens qui me disent qu’ils ont peur, et que, si quelqu’un tousse par malheur en public, tout le monde le regarde de travers. Je parle aussi avec des amis belges. Tout le monde est d’accord qu’un ralentissement planétaire était nécessaire. Une sorte de soupir. Ce n’est pas juste que des gens meurent. Dans notre égoïsme, nous nous réjouissons d’être toujours en vie. Mais que sera-t-il après ? Comment sortirons-nous de cette pandémie ? Quels seront les enseignements que nous allons tirer de cette leçon d’humilité ? Nos âmes finiront-elles par être asséchées ? Serons-nous emportés par le rouleau compresseur de l’économie qui finira par nous engloutir tous ? Ou les grands de ce monde finiront par écouter la voix de la planète ?
Après la crise du coronavirus, beaucoup de choses vont changer, beaucoup d’autres vont disparaître ou vont faire leur apparition. Des enfants vont naître, des couples vont se déchirer, des structures vont être réorganisées… La littérature, elle, ne s’arrêtera jamais ! Je fais le pari d’une rencontre plus fréquente avec nous-mêmes, peu importe la manière dont cela sera possible. Certains d’entre nous retrouveront leur être intime dans la littérature, celle-ci étant la plus authentique et la plus profonde manière de dialoguer avec nous-mêmes, de voir, d’entendre et d’écouter. La littérature est une des plus belles déclarations d’amour faite à l’humanité !
Je suis une idéaliste solitaire mais j’aime la vie. Pour le moment je dois me contenter juste avec un petit bout de quotidien.
Nicoleta Beraru (née en 1972) est une auteure et journaliste d’origine roumaine, diplômée de la Facultée de Lettres à l’Université Alexandru Ioan Cuza de Iaşi. Elle vit en Blegique et travaille comme enseignante et traductrice. Elle débute en 2018 avec le volume Ardei iuţi. Povestiri la imperfect (Libris Editorial). Elle a publié des articles en néerlandais dans ADR Vlaanderen, et écrit à présent des contributions sur la plateforme en ligne Catchy like a woman, ou sur celle d’Itaca, revue culturelle pour les écrivains de langue roumaine à l’étranger, ainsi que dans le Newsweek România. Elle a obtenu la deuxième place du prix Distincţii – Cartea Anului 2019 pour le deuxième roman pour son livre Luluţa şi Petrişor sau povestea cuiburilor părăsite (Libris Editorial, 2019).
(Traduit du roumain par Dan Burcea)