Interview. Claudia Moscovici : De l’importance de la “culture” pour nos cultures

Nous sommes tous refermés chez nous à cause de coronovirus, une pandémie qui touche le monde entier. Enfermés a la maison, nous sommes tous obligés de lire, de regarder des films, enfin d’apprécier les écrivains et les artistes qui nous divertissent. Tout à coup, on se rend compte que la culture est importante, même nécessaire.

Qu’est-ce que le concept de culture selon vous ?

Paradoxalement, ce sont des théoriciens de la culture tels que Pierre Bourdieu (auteur de La distinction : critique sociale du jugement, 1979), Jean Baudrillard (auteur de Simulacres et simulation, 1981) et Jean-François Lyotard (auteur de La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, 1979), qui ont démoli le concept de « culture » au cours du XXe siècle. Écrivant eux-mêmes pour une élite, ils ont, chacun à sa manière, argué que la haute « culture » était une institution sociale artificielle, datée et élitiste. Ce n’est pas la moindre des ironies que la destruction de la « culture » ait été parachevée, non pas par l’élite de ces théoriciens de la culture, mais par le grand public (par son indifférence) : non seulement sur le papier ou dans le discours, mais dans les faits.

Que peut encore désigner ce concept ?

Le mot « culture » peut désigner : 1°) l’ensemble des pratiques, valeurs, croyances et mœurs d’une société ou d’un « mode de vie » donnés ; ou 2°) divers domaines tels que, notamment, la littérature, les arts, le cinéma, la philosophie, la danse, la critique littéraire ou artistique… J’aimerais avancer l’idée que la « culture », dans sa seconde acception, est essentielle aux « cultures » prises au premier sens du mot. Dans cet essai, j’aimerais aborder les questions suivantes : 1°) En dehors du monde académique, et du monde éducatif en général, comment ces domaines culturels survivent-ils, et pourquoi souffrent-ils aujourd’hui ? 2°) et c’est sur ce point que je désire me focaliser, pourquoi la culture est-elle si importante pour les sociétés contemporaines ?

Comment la « culture » survit-elle (en dehors des institutions académiques et éducatives), et pourquoi souffre-t-elle aujourd’hui ?

Je parlerais d’abord des clubs du livre. Aux États-Unis au moins, on ne peut pas surestimer l’importance des clubs du livres : aussi bien les clubs de petite taille, dont l’impact collectif est local, que ceux dont l’impact et le lectorat sont énormes, tel l’Oprah’s Book Club (OBC), qui a pris naissance en 1996 dans le cadre de la très populaire émission de télévision Oprah Winfrey Show. Chaque mois, Oprah Winfrey et son équipe de rédacteurs ont ainsi sélectionné un roman nouvellement paru, invitant les auditeurs à le lire et le commentant ensuite au cours de l’émission. En 15 ans, 70 livres ont ainsi été présentés. En juin 2012, Oprah Winfrey a lancé un nouveau club du livre, dans le cadre d’un partenariat entre le magazine O : The Oprah Magazine et la nouvelle chaîne de télévision Oprah Winfrey Network (OWN). L’Oprah’s Book Club a attiré l’attention sur le type de « haute culture » qui draine en général le moins de lecteurs aux États-Unis : les œuvres de fiction littéraire. Quelques-uns des exemples les plus remarquables ont été les romans The Corrections en septembre 2001 et Freedom en septembre 2010, tous deux par Jonathan Franzen, ou encore Middlesex, l’incroyable épopée comique de Jeffrey Eugenides, en juin 2007. Ces romans figurant parmi mes favoris, j’en ai fait la critique sur mon propre blog, Literature Salon :

Critique de Freedom, de Jonathan Franzen :

http://literaturesalon.wordpress.com/2012/02/05/jonathan-franzens-freedom-the-wow-factor-in-contemporary-fiction/

Critique de Middlesex, de Jeffrey Eugenides :

http://literaturesalon.wordpress.com/2010/11/07/an-engaging-comic-epic-book-review-of-eugenides-middlesex/

Qu’a donc la fiction littéraire de si spécial, et pourquoi tend-elle à être beaucoup moins lue que la fiction grand-public ou la fiction de genre ?

En fait, il me faudrait ici préciser que les œuvres de fiction littéraire qui figurent dans les canons de la littérature (les « classiques ») tendent à être plus lues que la plupart des œuvres de fiction grand-public, mais la raison en est qu’elles sont souvent enseignées à l’école. Elles constituent toutefois l’exception, pas la règle. La plupart des œuvres de fiction littéraire ont un lectorat très limité, ce qui explique que les éditeurs grand-public tendent à les éviter, à moins que leur auteur soit déjà bien connu, ou très prometteur. Ce qui se vend le mieux, et ce que les lecteurs préfèrent en général lire, c’est la fiction de genre, telles que les séries Harry Potter ou Twilight (fantastique), ou les romans de Stephen King (thrillers).

Bien que la démarcation entre fiction littéraire et fiction de genre ne soit pas toujours étanche, je dirais que la fiction de genre met l’accent sur des intrigues plaisantes et dynamiques, tandis que la fiction littéraire privilégie les caractérisations psychologiques nuancées et un style personnel, parfois expérimental. La fiction de genre se prête bien à une lecture rapide par un public qui consacre de moins en moins de temps à la lecture, et est de plus en plus sollicité par les stimulations audio-visuelles que lui offrent le nombre croissant de programmes « culturels » disponibles de nos jours sur internet, à la télévision ou à la radio. C’est pourtant la fiction littéraire expérimentale qui, bien que moins populaire, a le plus la capacité de transformer le champ littéraire et de nous faire voir la vie – et l’art – de manière radicalement nouvelle. Malheureusement, la probabilité qu’un roman nouvellement paru entrant dans cette catégorie atteigne une large visibilité publique en étant sélectionné pour l’Oprah’s Book Club est sans doute moindre que celle de gagner au loto. Comment, alors, la fiction littéraire touche-t-elle le grand public ? Cette question m’amène au suivant de mes arguments : le rôle de la radio et de la télévision publiques.

En quoi consiste son rôle au contact du grand public ?

La culture parvient également à toucher le grand public par le biais de programmes de télévision et de radio publics, qui dépendent de financements publics, et, aux États-Unis, de donations. Malheureusement, au cours des dernières années, des stations de télévision telles que la BBC (British Broadcasting Corporation) au Royaume-Uni, PBS (Public Broadcasting Service) aux États-Unis, la chaîne franco-allemande Arte (Association Relative à la Télévision Européenne), ou encore – l’une de mes préférées – la chaîne roumaine TVR Cultural, ont toutes souffert des difficultés suivantes, l’une n’allant pas sans l’autre : des revenus faibles ou inexistants, et un financement et une audience en baisse. Certaines de ces stations de télévision ou de radio se sont adaptées à la demande d’un public moderne, tandis que d’autres ont décliné ou même disparu. Arte, par exemple, qui a débuté en 1992 conjointement en France et en Allemagne, a relativement réussi, élargissant son audience – via le câble ou le satellite – à la Belgique, l’Autriche, Israël, les Pays-Bas, le Portugal ou la Suisse. Certains des programmes en Français sont également accessibles au Canada. Par une adaptation aux nouvelles technologies, les programmes d’Arte sont maintenent accessibles 24h/24 au format HDTV, via le satellite. En revanche, TVR Cultural, la station de télévision publique roumaine fondée en 2002 sur le modèle d’Arte, est sur le point de fermer en septembre 2012. Certains de ses programmes seront repris par les autres chaînes publiques TVR2 et TVR3. De manière générale, la télévision publique éducative – les chaînes qui promeuvent la « culture » – est une entreprise non seulement à but non-lucratif, mais aussi déficitaire, comme cela a été le cas en Roumanie. J’ai lu plusieurs analyses intéressantes à ce sujet, dont les liens figurent ci-dessous pour le lecteur intéressé :

http://www.gandul.info/news/doua-posturi-ale-tvr-isi-vor-inceta-emisi a-9938597

http://atelier.liternet.ro/articol/12165/Bogdan-Ghiu/TVR-1-ar-trebui-desfiintat-TVR-Cultural-redefinit-consolidat-multiplicat.html

Pourquoi la culture est-elle importante pour les sociétés contemporaines ?

De mon point de vue, le soutien chancelant dont elle souffre est un phénomène très malheureux. J’aimerais dresser une liste des raisons pour lesquelles je suis de cet avis, en me basant qur quelques citations poignantes de quelques-uns de mes auteurs roumains favoris.

  1. a) « Les mots peuvent parfois, dans des moments de grâce, atteindre la qualité des actes » – Elie Wiesel.

Au cours des périodes les plus répressives de l’histoire humaine, les auteurs de fiction littéraire, de mémoires et d’essais critiques ont figuré parmi les voix les plus courageuses et les plus franches de la protestation. Le zéro et l’infini (Darkness at noon) d’Arthur Koestler, Le ciel de la Kolyma (Крутой маршрут) de Yevgenia Ginzburg, L’évasion silencieuse (publié en Français) de Lena Constante et, bien sûr, La Nuit (…Un di Velt Hot Geshvign) d’Elie Wiesel ont traduit pour le lecteur l’horreur, les kafkaïens procès à spectacle, les tortures physiques et psychologiques et le désespoir qui caractérisaient la vie dans les régimes totalitaires. Leurs puissanrs mots de protestation ont atteint non seulement des millions de lecteurs, mais aussi des générations entières. Leur écho se fait encore entendre aujourd’hui. Comme Wiesel l’a également écrit, « le contraire de l’amour n’est pas la haine, mais l’indifférence. Le contraire de l’art n’est pas la laideur, mais l’indifférence. Le contraire de la foi n’est pas l’hérésie, mais l’indifférence. Et le contraire de la vie n’est pas la mort, mais l’indifférence. » Il est plus difficile de rester indifférent à la souffrance humaine quand on lit des mots aussi puissants.

  1. b) « La littérature est un art instinctif » – Ion Luca Caragiale

Caragiale était très en avance sur ton temps sur bien des points. Il est souvent cité, aujourd’hui encore, dans les journaux roumains, car ses remarques cinglantes, cyniques et poignantes sur la politique s’appliquent aussi bien à notre époque qu’à celle où il les a faites. Peut-être Caragiale a-t-il anticipé sur les écoles de pensée – le formalisme et le post-structuralisme – qui maintiennent que l’art et la littérature sont importants en et par eux-mêmes. Bien sûr, ce n’est pas là une conception nouvelle de l’art et de la littérature. Au cours du XIXème siècle, Théophile a  introduit la notion d’ « art pour l’art ». Les implications morales et sociales qu’ont souvent l’art, la littérature, la critique et la philosophie ne sont pas indispensables pour qu’ils soient considérés comme importants. Ils ont une valeur intrinsèque : l’expression de la créativité humaine en elle-même.

  1. c) « La culture tue la naïveté et le savoir chasse l’ignorance » – George Cosbuc

La philosophie, l’art, la critique et la littérature ne sont pas simplement le miroir de la réalité. Ils la transforment, ainsi que la manière dont nous la voyons. Ils modifient nos conventions politiques et sociales ; ils nous poussent à remettre plus profondément les autres, ainsi que nous-mêmes, en question ; ils aident à édifier les fondations d’une réalité nouvelle. Ne pouvant être réduits à une pure idéologie ou à des polémiques, l’art, la philosophie et la littérature nous aident à remettre en question nos conceptions du monde, et parfois nous guident vers des verités plus profondes.

  1. d) « Le sens de l’existence, et le devoir de chacun, est la création » – Mircea Eliade

Cette affirmation ontologique me rappelle une observation classique et souvent répétée : l’Homme est la seule créature sur terre qui se distingue par sa capacité à penser (et à créer) et pas seulement par la procréation. Nos capacités intellectuelles et artistiques sont, dans une large mesure, ce qui nous rend humains. Nous devrions apprécier ces capacités, les exprimer et les élargir.

  1. e) « La critique est une erreur : nous devons lire, non pour comprendre autrui mais pour nous comprendre nous-mêmes » – Emil Cioran

Cioran exprime ici une vérité fondamentale sur la créativité humaine : lire – de la poésie, de la philosophie ou de la littérature – est une activité largement introspective. Comme Cioran l’exprime avec éloquence, nous apprenons tellement, par les livres, sur l’histoire humaine, les motivations du comportement humain et, tout particulièrement, sur nous-mêmes.

En résumé, nous devrions préserver la « culture » parce qu’elle nous aide à remettre en question nos conventions sociales et à les transformer ; elle stimule notre créativité ; elle est souvent le premier et le dernier recours pour trouver la liberté dans des circonstances de répression sociale et politique ; elle est l’un des éléments-clés qui nous rendent humains ; et parce que la créativité humaine doit être préservée et respectée pour elle-même. Pour conclure sur une dernière citation, comme l’a dit le premier président zambien, Kenneth Kaunda, « un pays sans culture est comme un corps sans tête ». Cette vérité élémentaire sur la « culture » s’applique partout, à toutes les cultures.

Interview réalisée par Dan Burcea

Traduit de l’anglais par Florian Bentivegna

Claudia Moscovici a obtenu un Bachelor of Arts à l’Université de Princeton et un doctorat en littérature comparée à l’Université Brown ayant comme sujet Les Lumières françaises et le romantisme. Elle est l’auteure de plusieurs romans très bien reçus par la critique Velvet Totalitarianism (2009) et The Seducer (2011). Velvet Totalitarianism a été traduit et publié dans son pays d’origine, la Roumanie, sous le titre Intre Doua Lumi (Curtea Veche Publishing, 2011). En 2002, elle a fondé avec le sculpteur mexicain Leonardo Pereznieto le mouvement esthétique international appelé «postromanticisme», consacré à célébrer la beauté, la passion et la sensualité dans l’art contemporain. Elle a écrit un livre sur le romantisme et sa survie postromantique intitulé Romanticism and Postromanticism (Lexington Books, 2007) et a enseigné la littérature, la philosophie et les arts et les idées à l’Université de Boston et à l’Université du Michigan. Elle a également publié un livre non-fiction sur les relations prédatrices, intitulé Dangerous Liaisons (Rowman & Littlefield Publishing, 2011), qui a été traduit en italien sous le titre Relazioni Pericolose (Edizioni Sonda, 2017) et lancé à la librairie Feltrinelli à Rome et au Parlement italien (Camera dei Deputati). Son dernier livre, Holocaust Memories (Rowman & Littlefield, 2019) passe en revue plus de 70 mémoires, fictions, histoires et films sur l’Holocauste.

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