C’est sous l’éclat d’un soleil méridional que s’ouvre la première page du journal poétique que Christine Fizscher nous propose comme un vrai appel à conjurer une «inguérissable mélancolie» dont les notes portées par des «violons extraordinaires» dessinent une topographie où résonne l’écho du «long accord espacé de la mémoire». Ainsi, du golfe Saronique à New York, de Paris à la Ville d’Avray, de Salamanque à Madrid, sa poésie poursuit l’ombre d’une solitude invoquant l’absence de l’être aimé et préférant se réfugier dans l’obscurité lénifiante de la nuit où seuls les lampadaires parviennent à alimenter de leur réverbération le pâle souvenir des caresses presque oubliées.
Christine Fizscher fait de la Ville d’Avray son propre Combray, lieu-carrefour de l’enfance et de la rêverie, toutes les deux soumises à l’assaut du temps qui «n’est pas à notre mesure, qu’il n’a rien d’humain» – nous dit-elle –, territoire peuplé à la fois «des extases de l’été» et «du cri d’oiseaux cruels et invisibles» qui annoncent l’hiver et qui s’accompagnent de «souvenirs et peine dont rien/Ne peut me donner la mesure». Même le refuge dans le rêve semble interdit, voisinant plutôt le cauchemar et épuisant des énergies dans «des corridors bruns» qui engloutissent toute tentative d’y échapper à cette «fête aux préparatifs infinis». Illusoire échappatoire, «la chambre haute, la plus haute, celle des fractures» ne fait que raviver «les vieux fantômes» qui avait marqué l’enfance dominée par une désastreuse mésentente sororale.
Perchée à la fenêtre de sa tour d’ivoire qui n’est en réalité autre que cette même chambre haute, l’enfant admire «l’ampleur du terrain» et ressent «l’ivresse dans le jeu de la glace et de l’air encore froid», tout en faisant l’éloge de la présence «des sapins gigantesques» et des «amours brûlantes, inassouvies et l’oubli de tout», signes d’un dégel possible et d’un printemps à peine pressenti, mais encore lointain. L’implacable fuite du temps éphémère revient comme un leitmotiv de l’indolente fragmentation du présent qu’elle observe à travers un kaléidoscope qui tourne lentement, obligeant l’être à demeurer «en suspens/Dans cet espace/Entre la vie et la mort de chaque fragments du temps qui passe». La tentation de l’auto-contemplation rend impérative la présence des miroirs, comme une double thérapie diamantine contre la solitude et la mélancolie.
C’est donc de cette solitude et de cette mélancolie que nous parle surtout les poésies de Christine Fizscher : ce sont les échos perdus de la voix du bien-aimé absent et les caresses de sa main somnolente qui rythment les secondes d’une absence qui rendent l’attente impossible : «Rien ne vient. Je pense à toi et rien ne vient». L’amoureuse devient semblable à «un oiseau qui vole entre la mer blanche et la lune noire, aveuglé par des souvenirs du bonheur devenus insupportables» prête à «[se] jeter de l’autre côté de la terre».
Absorbée cette fois par «l’ombre de la terre», l’histoire d’amour que tente de raconter Christine Fizscher conjugue à la fois l’éclat «d’une fête aux préparatifs infinis» et le revers contrastant des non-dits, «des baisers rêvés, jamais retrouvés» dans une dramaturgie déchirante qui offre à la métaphore le pouvoir de rendre compte du vécu intérieur arrivé à une impasse amoureuse qui ose dire toute sa peine.
Sortir de l’immobilité hivernale serait donc la seule issue à ce présent qui tend à se pétrifier. Sauf que le retour à la splendeur solaire de Salamanque ne peut offrir à l’âme abandonnée qu’une solution encore plus radicale à sa chute du paradis de ses certitudes, ce qui l’invite à proclamer une détresse encore plus grande et qui la fait conclure: «Les feux des orages brûleront mes souvenirs inachevés, puis j’entrerai dans l’inconnu, l’esprit désert».
Cette dissolution dans l’inconnu éternel qui fit jadis la gloire des Romantiques offre là aussi une valeur nouvelle aux amoureux contemporains, une expression capable de dire avec les mots d’aujourd’hui une solitude qui prend toute sa maturité lorsqu’elle est confiée au langage le plus noble: celui de la poésie.
Christine Fizscher, L’Ombre de la Terre, Photographies de Jonathan Abdou, Éditions Dumerchez, 2019, 54 p., 15 euros.