Ces jours-ci, alors que je suis, comme un tiers de la population mondiale, confinée chez moi, j’ai repris Room (Ed. Stock, 2011 pour la version française), un roman de l’écrivain canadienne Emma Donoghue. Il retrace, racontée du point de vue d’un enfant, une histoire qui semble tirée d’un fait divers atroce, et dont l’argument résonne étrangement avec la période actuelle. Une très jeune femme et son fils, séquestrés depuis des années par un psychopathe, réussissent à s’enfuir, puis réapprennent à vivre.
J’ai relu ce roman avec en tête la question : que peut la littérature ? Curieuse question, me semble-t-il, tant la réponse me vient aux lèvres d’emblée. Tout, elle peut tout, bien sûr. Et le roman d’Emma Donoghue me le prouve, s’il en était besoin.
Elle est cette bulle protectrice où chacun peut se réfugier lorsque les nouvelles du monde sont trop envahissantes. Si nous voulons nous évader psychiquement, quitter le confinement, elle offre une porte de sortie immédiatement empruntable. Elle est aussi ce qui nous permet de nous reconnecter à nous-mêmes, de vivre dans un temps véritablement nôtre, qui n’est pas dicté par une avalanche d’informations anxiogènes, ni par les contraintes de l’extérieur.
Mais surtout, je le constate, la littérature est ce qui, depuis toujours, nous permet de penser ce qui arrive, tout déstabilisant que ce soit, tout incroyable que ce soit.
Depuis l’enfance, j’ai une idée de ce qu’est le confinement : avec Robinson Crusoé et le Comte de Monte-Cristo, j’ai déjà vécu par procuration des situations d’impossibilité de fuir, de solitude, de réclusion. Nos sociétés semblent sur le point de s’abattre : j’ai déjà lu aussi des récits dans lesquels l’effondrement d’un monde était en cours. De l’Arche de Noé à la Route de Cormack Mac Carthy, en passant par Ravage de René Barjavel et le Hussard sur le toit de Giono, la littérature m’a montré ce qui arrive lorsque l’humanité se trouve prise de court, lorsqu’un cataclysme s’abat sur elle, lorsque l’impensable survient.
La littérature nous accompagne au quotidien, car elle est cette immémoriale et gigantesque banque de données dans laquelle nous pouvons puiser à notre guise pour penser ce que nous vivons, pour comprendre notre réalité, pour l’élaborer mentalement. Elle est ce qui nous permet à la fois d’examiner notre situation, nos vies, les difficultés auxquelles nous sommes confrontés, mais aussi de prendre de la distance par rapport au réel. Se contempler au miroir de la littérature est toujours profondément apaisant et fécond.
Tous les lecteurs savent que les personnages de roman ont pour fonction de les « éclairer sur eux-mêmes » et de leur « livrer le dernier mot de leur propre énigme » écrivait François Mauriac dans le Romancier et ses personnages. C’est vrai dans nos vies de tous les jours ; ça l’est encore davantage en situation de catastrophe.
Assurément, nos sociétés subissent un choc majeur, et nous avec. Nous savions que les civilisations sont mortelles : nous l’éprouvons aujourd’hui. Et cette révélation a de quoi terrifier. Mais nous ne sommes pas seuls face à cette dévastatrice révélation. La littérature nous accompagne, nous soutient, nous apprend qu’après les quarante jours du Déluge, Noé aborde sur une terre où tout est à reconstruire, à recommencer. Comme Noé, comme les personnages de Room, nous réapprendrons à vivre.
Je n’ai aucun doute quant au fait que bon nombre de textes s’écrivent aujourd’hui même, qui traitent de ce que le monde traverse aujourd’hui. Je ne crois pas tellement aux journaux écrits dans le confinement – que révèleront-ils d’autre que les petits problèmes du quotidien ? Mais je crois au pouvoir de la littérature, à sa capacité à refléter et transcender notre condition. A sa capacité à nous sortir de nous-mêmes, de l’étroitesse de notre vie individuelle pour nous ouvrir à plus vaste que nous. À sa capacité d’éclairage sur le monde et sur nos vies. « C’est dans les livres que la vie prend figure », écrit Danièle Sallenave dans le Don des morts.
Avec le confinement, la pandémie nous ramène à la littérature c’est-à-dire à nous-mêmes, à qui nous sommes vraiment, par-delà la frénésie et le vacarme de nos existences agitées, à la nécessité de vivre en fonction de ce qui a du sens pour nous. Ce ne peut pas être uniquement une mauvaise nouvelle.
Auteure de Vincent qu’on assassine (Folio 2018 ) et de Écrire de la page blanche à la publication (Scrinéo, 2014), Marianne Jaeglé anime des ateliers d’écriture à Aleph Écriture.