Laurent Cachard : « Écrire, de dedans, c’est souvent pour arranger le dehors, et pas l’inverse »

 

On écrit pendant le confinement, pas sur, sinon c’est d’office l’opportunisme et la malhonnêteté. Parce que la vraie question que la situation pose, c’est pourquoi écrire ? A quelles fins ? L’ironie veut que me soit donnée, pour la première fois de ma vie, ce que j’ai toujours attendu : du temps pour écrire, exclusivement. Pas de contingences autres, de deuxième métier devenu premier, par la force des choses. Là, c’est maintenant, ça arrive. Et comme pour le reste, on n’y était pas préparé. Que la force des choses me l’impose, par ailleurs, n’est pas pour me plaire, en bon libertaire.

Ainsi n’ai-je plus qu’à m’y (re)plonger, dans ce manuscrit, suite d’un travail qui a occupé les dix dernières années de ma vie : recherches historiques, sociales, anthologie d’une culture dont j’ignorais tout avant de commencer. Croisement des travaux de romancier, d’historien, d’anthropologue et de psychologue, gageure menée à bout, après tant de chutes, de découragements, d’abandons. Et là, d’un coup, d’un seul, du temps ? Hourra, alors ? Non ? Mais pourquoi ? Peut-être parce que les seuls écrivains, les vrais, sont ceux qui savent se détacher de l’air du temps et que, quand celui-ci est vicié, l’imaginaire, s’il permet de s’en évader, est quand même sacrément plombé. Que l’égotisme nécessaire à la création est rappelé à l’ordre, lui aussi. Confiné.

Une chambre de bonne sous les toits suffit à l’écrivain, quand il n’a besoin, pour créer, que de pouvoir en sortir de temps à autre, marcher sur les quais de la ville, se dégourdir les jambes pour que l’esprit reprenne. Là, les 90m2 de l’appartement – privilège certain – se résument aux vingt-cinq pas mesurés entre le petit balcon et la chambre du fond. Fois quatre, en marche rapide, ça fait les cent pas, fois dix, ça en fait mille, dans la journée. De quoi occuper le corps, sans pour autant libérer la tête… Alors on se reprend, on met en perspective : quoi, Diderot a bien lancé l’Encyclopédie pendant son incarcération au Château de Vincennes ! Oui, ben Mec (désolé, j’écoute Ferré en même temps), t’es pas Diderot et y’a surtout un problème : écrire, de dedans, c’est souvent pour arranger le dehors, et pas l’inverse.

Qui voudra d’un livre, quand on sera libre, de nouveau, qui raconte ce qu’on a tous vécu, et n’invente pas cet autre chose qu’un roman fait découvrir ? Deuxième couche dans l’ironie, mon travail m’emmène à Mulhouse, dans un hôpital militaire aux aguets, qui reçoit des cas désespérés avec une pénurie de moyens, une impéritie politique  incroyable et un hébétement généralisé de la population, de l’opinion publique, comme si ça ne pouvait pas être vrai, si ça ne pouvait pas leur arriver à eux. D’accord, c’était en 1915, et les chiffres ne peuvent être mis en perspective, mais quand même : quel besoin viscéral de se plonger dans l’histoire du malheur, quand le malheur est là, tapi, prêt à frapper un proche, une famille ?

Il faut, pourtant, que l’écriture reprenne, que le manuscrit avance, parce qu’écrire est un acte politique : ce sont les livres derrière lesquels on se réfugie, quand on est enfermé, qui nous autorisent à sortir quand on n’en a pas le droit.

L’écrivain, en temps de crise, a une double responsabilité : permettre au lecteur de fuir les esprits animaux que provoque la fréquentation des réseaux sociaux, instaurer la lenteur là où soudainement tout s’accélère. Mais c’est dur, parce que la question du sens est la même pour lui que pour tout le monde. Avec le souhait, ardent et paradoxal, que cette question ne quitte plus personne, quand on reviendra à des temps apaisés. Quand le roman sera fini et qu’on se souviendra qu’il a profité d’un temps réinventé. L’inverse du temps détruit qu’évoque Nizan dans ses lettres du front. Tiens, c’est aussi pour toi, Polyves, que je me force à écrire, en ce moment : parce que notre guerre à nous, jusque là, n’est pas si compliquée, pour l’assigné(e) à résidence. Ce serait faire injure aux mots que de penser l’inverse.

Laurent Cachard est né à Lyon en 1968, il vit et travaille à Sète. Son premier roman édité, “Tébessa, 1956” fait partie des cinq romans français sélectionnés par Lettres Frontière en 2009. Son deuxième ouvrage, « La partie de cache-cache » obtient le prix du 2ème titre à Grignan, en 2012. Dramaturge, parolier, blogueur, il est depuis 2018 le Président du Festival du livre de Sète. Dernier ouvrage paru : « Aurélia Kreit », aux éditions le Réalgar. « Tébessa, 1956 », Ed. Raison & Passions, 2008 Sélection Lettres-Frontière 2009 « La partie de cache-cache », Ed. Raison & Passions, 2011 Prix du 2ème roman, Grignan 2012 « Le Poignet d’Alain Larrouquis », Ed. Raison & Passions, 2012 Prix du jury, Salon du livre d’Orthez « Paco », Ed. Le Réalgar, 2016 (Sélection Hors-Concours 2016) « Girafe lymphatique », Ed. Le Réalgar, 2018.
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