Profiter de sa jeunesse
Le rêve était simple, et n’avait rien d’un cauchemar.
Il était sur un bateau en Finlande, et un petit garçon de quatre ou cinq ans, qui ne parlait que le finnois, venait jouer avec lui. Antoine essayait de lui apprendre le français, et en quelques jours, avec une facilité époustouflante, l’enfant avait mémorisé de nombreux mots. Il pouvait énoncer des phrases, comprendre des questions et y répondre, le tout avec un accent très correct.
Ébahi, Antoine disait à son père – qui se trouvait à ses côtés, ressuscité, l’écoutant comme à son habitude les yeux tournés vers le sol pour mieux se concentrer – que la plasticité du cerveau à cet âge était vraiment impressionnante. Pour nous, adultes, un tel apprentissage exigerait un effort important, et qu’il faudrait répéter, encore et encore, pour le conserver ; alors qu’à cet âge le cerveau est si souple, si réceptif, que l’apprentissage se fait naturellement, par simple imprégnation.
Et en un éclair, comme une douloureuse révélation il comprenait : quand on dit « profiter de sa jeunesse » c’est de cela qu’il est question.
Il avait toujours cru que ça signifiait s’amuser, rencontrer toutes sortes de gens, profiter de l’énergie vitale et sexuelle, faire du sport, voyager.
Mais pour la première fois il devinait que le sens réel, profond, pouvait s’entendre autrement. La force, la joie, la vivacité de l’esprit sont un nectar précieux et rare qu’il faut se hâter d’extraire et de faire fructifier.
Au lieu de cultiver cette richesse, il avait consacré presque tout son temps et son énergie à mille activités sociales qu’il croyait nécessaires, à se montrer ici et là, à plaire, à séduire, il avait multiplié les aventures pour éviter les regrets. Qu’en reste-t-il maintenant ?
Depuis plusieurs années, quand il essaye d’écrire – et il voudrait s’en plaindre à son père, mais entretemps celui-ci a disparu – il doit faire un immense effort pour simplement s’asseoir à son bureau. Tout le processus de l’écriture – si fluide autrefois, si plein d’enthousiasme, spontané et joyeux – est devenu laborieux. C’est comme une rouille intérieure, alors qu’au temps de sa jeunesse tout était merveilleusement huilé.
Ses difficultés actuelles sont en grande partie liées à l’âge, certes. Mais la maturité n’apporte-t-elle pas aussi des compensations – une tranquillité, une profondeur ? Maigre consolation : il a sous les yeux l’exemple éclatant de ce garçon. Il ne peut que regretter de n’avoir pas développé ses potentialités comme il aurait pu, comme il aurait dû le faire.
Que de livres aurait-il pu écrire s’il l’avait compris à temps ! Ce qui ne demandait alors qu’un minime effort, un geste infime sur une terre infiniment fertile, est maintenant devenu lent, ardu, aride même. Il a gâché un temps précieux, et qui ne reviendra pas. Ses meilleures années pour la création sont passées.
Antoine se réveille au milieu de la nuit, étreint par l’angoisse. Mais celle-ci est aussitôt relayée par un fou rire incontrôlable. Quelle exagération ! Ces réflexions sont certainement vraies, mais il n’est pas mort ! Il est donc encore temps – oui, il est grand temps – de s’y mettre.
Adriana Langer, 20 août 2020
Adriana Langer écrit des nouvelles, et a publié deux recueils, Ne respirez pas (éditions La Providence, 2013) et Oui et non (éditions Valensin, 2017). Elle travaille comme radiologue à l’Institut Curie.