Avant-propos
Les textes de ce recueil numérique ont été écrits en mai 2020 par des étudiants de première année du Cycle Pluridisciplinaire d’Enseignement Supérieur de l’Université PSL. Ils répondent originellement à un exercice proposé dans le cadre d’un atelier d’écriture créative enseigné par Lise Marzouk, maître de conférences et écrivain.
Il s’agit de huit courtes histoires, relatant, sur deux ou trois pages, une libération imaginaire dans une situation d’enfermement physique ou moral. Quoiqu’elles aient été élaborées durant le premier confinement, ces histoires ne font pas forcément référence au contexte pandémique. Elles transposent souvent ailleurs l’expérience d’enfermement et le processus de libération, s’attachant à poser sur de menus détails (un rideau à pois, le corps d’une araignée, un vieux livre de prière, quelques brins de laine etc.) le regard et les mots qui permettent l’échappée. Dans leur diversité thématique et formelle, dans l’inventivité même de leurs jeunes écritures, pour la plupart néophytes, ces Vies Intérieures témoignent des forces actives du langage et de la littérature face à tout type de réclusion.
Nous vous invitons à les découvrir en feuilletant les pages de ce livret numérique.
Ceux d’entre vous qui souhaiteraient en savoir plus pourront se référer à l’entretien que nous vous proposons à la fin de cette publication.
Sommaire :
- Ave Maria – Louise Momal
- Pas de deux – Liora Demay
- Sur le rivage – Lisa Black
- Guei Ben Hinnom ou les fantômes de papier – Iris Kemoun
- La trappe – Rosa Puthaar
- L’âme maternelle – Capucine Destoc
- Lettre à Ria – Ella Butel
- Petits pois – Lucile Hoffmann
- Entretien avec Lise Marzouk –Dan Burcea
Ave Maria
Ave Maria, gratia plena. Dominus tecum benedicta tu in mulieribus ; et benedictus fructus ventris tui, Jesus ! Sancta Maria, Mater Dei, ora pro nobis, peccatoribus, nunc, et in ora mortis nostrae. Amen.
Allongée sur le lit, les yeux fixés sur le plafond de la cellule, Teresa prie machinalement, ses lèvres répétant sans cesse les mots bien connus, ses petits doigts blancs égrainant rapidement le chapelet. Le léger cliquetis des perles entrechoquées brise régulièrement le silence du couvent. Plus un bruit, pas même un léger froissement de bure. Les complies ont été dites, toutes les sœurs sont rentrées chez elles, le murmure des prières s’est tu. Plus un bruit, seul l’ave Maria, persistant, entêtant, qu’elle n’arrive pas à chasser de son esprit. Impossible de dormir, impossible même de penser avec cette petite voix qui susurre à son oreille.
Dominus tecum benedicta tu in mulieribus ; et benedictus fructus ventris tui, Jesus !
Elle se souvient, petite, comme elle se moquait des silhouettes noires aux lèvres frémissantes, courbées sur leur chapelet, qu’elle voyait passer sous les fenêtres de sa chambre pour se rendre à la messe. Comme elle en avait ri ! Si seulement elle avait su ce que c’était que cette torture et cette habitude que l’on prenait si vite d’avoir une partie de soi toujours en prière.
Sancta Maria, Mater Dei, ora pro nobis, peccatoribus.
Elle ferme les yeux, elle se force à ne plus penser à ses aves, à se vider de tous ces mots, à écouter le silence. Ave Maria, gratia plena. Mais, déjà, la prière revient, vidée de son sens par des milliers de répétitions, par l’exaspération qu’elle ressent en la récitant malgré elle.
Nunc, et in ora mortis nostrae. Amen.
Elle rouvre les yeux. À peine éclairée par la lune, la cellule lui paraît sinistre. Ces quatre murs nus et le crucifix de bois noirs cloué au-dessus du prie-Dieu, comme elle les déteste ! Elle serre les poings. Le craquement des articulations retentit comme une explosion dans le silence. L’ave Maria se suspend soudain.
Elle ferme les yeux. La cellule disparaît – le froid, la rudesse de ses draps. Elle sent sur son corps la douceur de jupons de coton, la pression d’un corset serré à l’étouffer. Elle est belle, vêtue de soie, les cheveux relevés et piqués d’une plume d’autruche. Il fait une chaleur de plomb et l’éventail qu’elle agite élégamment ne fait que remuer un air saturé d’eau de Cologne et de musc. Elle est gaie, jeune et ravissante. Elle brûle sous les regards ardents qu’on lui jette de loge en loge, surtout sous celui d’Arrigo, possessif et fier. Ivre de parfums et de désirs, elle entend à peine la musique.
Mais voilà que peu à peu, le public s’est tu. Après chaque entracte, les éclats de rire des occupantes des loges et les cris vulgaires venant du poulailler se sont faits plus rares. Même elle a fini par oublier la beauté de sa toilette et l’effet qu’elle produit. Maintenant que le quatrième et dernier acte se joue, elle retient sa respiration, comme tous les autres spectateurs, les yeux fixés sur la mince silhouette blanche de la soprane. Seule sur la scène pleine d’ombre, les cheveux blonds dénoués sur sa chemise de nuit en dentelle, celle-ci s’agenouille devant un autel imaginaire, face aux spectateurs de la Scala, envoûtés par la douceur d’un tapis de violons iridescents.
Tout commence dans un murmure. La gorge de Teresa se noue. C’est cet « Ave Maria » plus parlé que chanté, grave et solennel qui la saisit soudain et la fait trembler d’émotion, comme la voix de la soprane sur « o benedetta », suspendue dans un sanglot. « Gesù », susurre-t-elle et voilà qu’elle s’envole. Le son grave, tenu, filé jusqu’au pianissimo, enfle et, en un port de voix discret, arrive dans le médium confortable de la tessiture. Le chant est pur, comme la blonde Desdémone, délivré d’angoisse et de peur. La voix s’épanouit, plus lyrique, elle circonvolue élégamment entre le médium et le haut-médium, s’éclaircissant légèrement. Elle esquisse un premier aigu, douloureux, pour évoquer les malheurs des âmes puissantes. Pauvre Desdémone, qui ne sait que trop bien que même les jolies aristocrates italiennes souffrent ! Des violoncelles sinistres entament un mouvement descendant, soulignant discrètement cette douleur évoquée à demi-mots. Teresa frissonne. Seule la présence d’Arrigo, assis derrière elle, apaise l’angoisse qu’ont fait naître ces notes sépulcrales.
La soprane reprend la parole et Teresa est de nouveau emportée. La langueur avec laquelle Desdémone égrainait sa prière semble l’abandonner quand elle évoque les outragés. Les cordes frémissent du souvenir de l’acte précédent, de Desdémone jetée à terre par son époux sous les yeux des Chypriotes indignés. La voix s’étrangle dans le grave en atteignant « la malvagia sorte ». Une larme coule lentement sur la joue de Teresa mais celle-ci n’y prend pas garde, apaisée par les violons redevenus soyeux. La soprane reprend sa ligne de chant claire et ascendante pour demander à la Vierge de prier pour les Hommes. Teresa frémit pour la jeune femme douce et implorante et, quand, retombant dans le grave, Desdémone susurre « nell’ora della morte », elle comprend qu’en effet, Desdémone va mourir. Elle s’étonne de sentir ses entrailles se recroqueviller sur elles-mêmes, de n’être soudain plus que pitié et regret.
Sur scène, la soprane s’anime et, pleine de ferveur, remonte dans l’aigu avec trois injonctions allant crescendo : « prega per noi, prega per noi, prega ! » Les violons cristallins reprennent le thème de la prière tandis que la voix se meurt lentement, revenant au parlé pour chuchoter un dernier ave. Elle répète dans un grave un peu halluciné « nell’ora della morte ». Teresa voudrait la prévenir, lui crier que là, cachés parmi les violons qui la bercent, les accents descendants des violoncelles, brefs et durs, annoncent déjà son destin tragique. Mais les violons entament un arpège ascendant decrescendo que Desdémone suit. Atteignant comme dans un rêve un contre la bémol petit et brillant comme une larme, elle murmure un « amen » si doux que Teresa croit être la seule à l’entendre. Le chant s’éteint, Desdémone s’endort. Les violons scintillent au-dessus de l’orchestre en une dernière phrase, poignante, tragique. Teresa sent son cœur se serrer douloureusement et des larmes couler sur ses joues brûlantes. Soudain, elle sursaute. De la pénombre des coulisses, surgit Othello. Ses talons heurtent le sol comme autant de coup de poignard dans le cœur des spectateurs : la magie est brisée, l’heure de la mort arrivée pour Desdémone.
Teresa rouvre les yeux. Les murs de la cellule se dressent face à elle, sombres et froids. Elle sent une larme couler sur sa joue, comme autrefois. Elle se laisse aller à penser à cette vie qui lui semble maintenant si étrangère, si lointaine. Elle revoit ses succès mondains, sa gaieté un peu folle et puis la lassitude, le désespoir à la mort d’Arrigo. Pâle et immobile dans sa bière d’ébène. Raide et glacé dans l’obscurité de la terre.
Elle ferme les yeux. Elle voit la Scala encombrée, illuminée en ce soir de première. Elle revoit la soprane, petite et fragile sur l’immense scène. L’orchestre scintille, la prière de Desdémone caresse l’oreille des spectateurs.
Ses yeux sont fermés, sa respiration plus lente et plus lourde. Elle dort, elle rêve d’une voix délicate, s’élançant sur un tapis de violons. Ave Maria.
Louise Momal
Pas de deux
Je suis entrée dans cette chambre 37 le 2 novembre, au début de l’après-midi. Pas un livre ni une feuille de papier. Pas non plus de courrier, de visite ou de rencontre avec les autres reclus. Ici, c’est un kilo pour un roman, cinq pour la radio. Tout se monnaie, ainsi que le stipule le contrat, au poids que l’on parvient à prendre. C’est comme ça l’isolement, m’a-t-on-dit. Le médecin qui me présente la chambre m’évoque plutôt un gardien de prison. La pièce est rectangulaire et terne, insipide, triste. Aussi désolante qu’un cachot. Les murs transpirent l’ennui. Anciennement blancs, ils sont devenus sales, d’une couleur indéfinissable. La couverture, les draps et la taie d’oreiller sont aux couleurs de l’APHP et me rappellent à chaque seconde où je suis. Au fond, la fenêtre donne sur la cour de l’hôpital. Une cour fleurie où quelques bancs me narguent « viens ! sors si tu le peux ! ». Des dizaines de pièces similaires se succèdent, accueillant chacune un reclus, enfermé dans son petit pavé bas de plafond. Un faux plafond suspendu des plus banals, découpé en carrés. Le même que dans les collèges et chez les dentistes.
On m’interdit d’avoir l’heure et j’ai vite perdu la notion du temps. Seuls les repas rythment mes journées. Tout est insupportablement prévisible. Tous les bruits sont les mêmes et je connais les odeurs par cœur. Je sais que l’infirmière restera trente minutes et pas une de plus dans ma chambre. Je le sais car j’ai appris à lire l’heure à l’envers sur sa montre. Elle transporte avec elle un assortiment d’odeurs, mélange de gel hydroalcoolique et de bœuf en sauce industriel. Le repas est un long silence partagé. Elle surveille ce que je mange pendant que moi, j’en profite pour l’observer consciencieusement. Il y a l’infirmière du matin, celle qui est blonde et plutôt petite, la lèvre étirée par une fine cicatrice, l’infirmière du midi, sèche et agressive, avec un gros grain de beauté sur la mâchoire, et finalement l’infirmière de garde, grande à l’allure de cheval, et dont les yeux partent dans des sens opposés. Parfois, c’est une nouvelle infirmière qui s’occupe de moi. Mes yeux s’accrochent alors à sa physionomie, je la détaille, je l’examine. Je l’ausculte du regard pour nourrir mon cerveau de nouveaux détails, je m’amuse presque. J’ai peur que le vide me rende folle. Le temps passe incroyablement vite, trop vite. J’aimerais qu’elle reste encore un peu, que je puisse continuer à compter ses cheveux, à regarder les ridules de ses yeux, à détailler le grain de sa peau.
Aujourd’hui, j’arpente ma chambre. Mes pieds collent au contact du lino bleu. Je l’explore sans grande conviction, voilà quarante-deux jours que je fais les mêmes pas. Trois enjambées pour la largeur, disons trois mètres, et quatre pour la longueur. Mes modestes douze mètres carrés, salle de bain comprise, ne m’ont jamais paru si familiers. Je connais chaque défaut de la pièce au point qu’ils m’excèdent. La peinture qui s’écaille près de la bouche d’aération, le lino qui se décolle dans chaque coin, cette plinthe qui penche vers la gauche. J’en fais le tour dans un sens puis dans l’autre. Je regarde le plafond puis le sol.
Dans le coin face à mon lit, une trace grise. Je ne la connais pas. Or ici chaque nouveauté, même s’il s’agit de poussière, est un événement. Un petit point noir, qu’on ne remarque pas de loin, s’en détache. C’est une araignée. Vif mouvement de recul. Les araignées, je n’aime pas trop ça. Pas une phobie, non, juste cette impression de dégoût inculquée aux enfants, et une certaine curiosité. Je suis intriguée par cette cohabitation inattendue. Depuis quand est-elle là ? Des jours et des semaines que je crois à tort être seule. « Araignée ». C’est un mot spécial, qui s’étire, former le [gn] en faisant glisser la langue sur le palais, allonger les deux [e]. Il oblige presque à sourire. Elle mourra certainement dans quelques jours, lorsque la femme de ménage viendra avec son chariot bruyant et chimique. Je m’approche, m’installe en tailleur sur le lino et penche le buste vers le sol. Plus rien ne m’importe. Ni les bipbip incessants du moniteur d’à côté, ni les pas de ceux qui peuvent sortir dans le couloir. Je ne camoufle pas mon excitation, mais il faut faire doucement. Ne pas gâcher ce moment, ne pas tout découvrir d’un coup pour que, surtout, cela dure le plus longtemps possible. La toile doit faire quinze, peut être vingt centimètres de diamètre, quand l’araignée fait à peine la taille de mon pouce. L’espace de la chambre doit lui sembler infini, elle peut courir le long des murs, explorer les trois dimensions de la pièce. C’est un pholque, comme dans ma vieille maison. Recroquevillé sur lui-même, son abdomen globuleux pend au bout de ses pattes. Huit longues pattes articulées. Huit minuscules yeux aussi, me semble-t-il. Si on le regarde avec attention, le pholque est presque beau. Il n’est pas noir, ses pattes sont d’un blond ambré, un peu marbré, et son corps tire vers le gris. Il me rappelle la teinte de l’ivoire.
Doucement, le corps ramassé sur lui-même remue. Le mouvement est d’abord presque imperceptible, un petit sursaut, puis se fait un peu plus ample. Les pattes s’étirent, se développent et se déploient. L’une se lève, puis l’autre, pour se reposer sur la gauche. L’araignée se balance d’un côté à l’autre, comme on échauffe ses articulations. Son corps flâne, déambule lentement. Elle engage l’ascension de sa toile, à la recherche d’une lamentable mouche ou d’une toute autre proie qui s’y serait empêtrée durant la nuit. Je scrute ses pérégrinations. Ses pas sont d’une légèreté extrême et ses longues pattes me rappellent les jambes graciles des danseuses. Un et deux et trois et quatre et cinq et six et sept. Patte arr-ière, dé-ga-gé, grand pli-é, déve-lo-ppé, posé… Il faut gainer tous les muscles, rentrer le ventre, la tête haute et les jambes étirées jusqu’aux pointes. Libre de son corps, l’araignée enchaîne échappés et en-dehors sans entraves. Ses mouvements s’allongent. Ses pattes avant ondulent gracieusement telles de longs bras. On dirait Odette dans le Lac des Cygnes. Ballotté, ballonné, balancé. Je dirige le corps de ballet d’une main, et l’orchestre de l’autre. Les violons s’ajoutent un à un au spectacle pour un adagio allant crescendo. Souple et voluptueuse, l’araignée lie vrilles et envolées. Sa toile est une scène, côté jardin et côté cour. Les jambes sont plus rapides à présent. Odette se meut en Sylphide. Pas précis, serrés et répétitifs. Tout est millimétré : l’araignée répare sa toile et la menée se fait toujours plus habile. Ses pattes se mêlent et s’entremêlent à mesure du tissage. Elle piétine les accrocs ; petit saut de chat. La soie est aussi fine que le tulle des costumes. Je lui invente un partenaire, et ils entament un pas de deux romantique, entourés de compagnes coryphées. Temps et contretemps. La musique devient alors plus entraînante, les castagnettes andalouses résonnent dans ma tête et les mouvements de la ballerine se font plus amples. Un deux trois ! un deux trois ! Kitri entame sa variation avec brio, portée par une ardeur inédite. Fouetté, pirouettes ! Un et deux. Grand battement grand jeté !
Et puis elle s’arrête. Dernier soubresaut, les pattes se referment, le corps se renverse et la toile se fige. Derrière moi, la porte s’ouvre.
Il est 12h03, et c’est l’heure de manger.
Liora Demay
Sur le rivage
Je n’arrive pas à me défaire de cet arrière-goût de cire. Les premiers jours, elle coulait sans relâche, ruisselant le long des cierges blancs soigneusement disposés sur le manteau de la cheminée. Des perles laiteuses s’y agrippent encore, gelées en cours de route. Elles me restent en travers de la gorge. L’odeur aussi persiste, le parfum lourd du lys mêlé à la douceur des roses. Elle a infiltré chaque pièce, imprégné les manteaux, les serviettes, le canapé usé. J’erre dans cette atmosphère étouffante et stérile sans trouver d’issue. Je sens le poids métallique de l’obole dans ma bouche. Je la tourne et la retourne du bout de la langue, comme les bonbons au citron qu’on m’offrait dans ma jeunesse, amère et dure contre ma chair. Quelle chair, à présent ? Je ne pensais pas que la mort serait si minérale. Tout semble inerte. J’ai beau n’être qu’une bribe de moi-même, l’éternité me pèse plus que mon corps ne l’a jamais fait. Je la traîne de pièce en pièce, traversant les murs sans même y prendre garde. Pourtant, quel choc ce fut de retrouver ma souplesse d’antan, et de découvrir cette plasticité, cette transparence insondable ! Mais tout cela perd son exotisme après quelques semaines. Il ne me reste plus que la lassitude. On a toujours loué ma patience, mais je n’ai plus rien à attendre. Chaque jour se fond avec le dernier en un amas sinistre qui s’étend à perte de vue. Tout se ressemble, et je tourne en rond dans cette immensité comme un animal captif. Je suis à vif. Je n’en peux plus de cette maison, de ses babioles, de ses dentelles et de ses rideaux tirés. Et quelle chaleur étouffante ! L’été est rude pour les spectres. Toute ma substance se résume à une fine membrane de sueur froide, moi qui ai toujours détesté avoir les mains moites. Je me coule souvent dans le carrelage de la cuisine pour retrouver un semblant de fraîcheur. J’y reste pendant des heures, la joue fondue avec les carreaux poussiéreux, à fixer le plafond, à retracer chaque fissure dans les joints. Je ne comprends pas ce qui me retient ici. C’est sans doute que la vie s’agrippe encore à moi, ou peut-être est-ce moi qui m’y agrippe.
Je pense que je suis là pour elle surtout. Elle rôde de pièce en pièce comme moi, oscillant entre la chambre et le salon, le salon et la cuisine. Elle a le teint dangereusement terne, comme si on l’avait drainée de toute couleur. Ses cernes, elles, s’assombrissent chaque jour. Pour la première fois, elle me paraît flétrie. Elle a l’air si morne que parfois je me demande qui de nous deux hante vraiment cette demeure. Je la comprends. Après tout, moi aussi, ça m’a fait de l’effet, de me lever un matin et de voir mon corps inerte dans le lit, froid malgré la couverture. Ça m’a fait plus d’effet encore de la voir si ébranlée. Moi, du moins, j’ai le réconfort de l’amnésie. Ma mémoire commence déjà à me faire défaut, avec une lenteur cruelle, alors qu’elle avait tenu bon de mon vivant. Mes souvenirs s’enveloppent petit à petit d’un épais brouillard dont ne ressortent que les détails les plus insignifiants. Mais quelque chose en moi se déchire lorsque je m’attarde sur elle trop longtemps. Je ne peux rien pour elle et je me sens terriblement coupable. J’ai tenté plusieurs fois de lui faire signe. J’ai agité les rideaux, fait claquer les portes ; j’ai même laissé une empreinte dans la buée sur le miroir. Rien à faire. Elle semble s’efforcer à ne rien espérer. Elle réitère les mêmes rituels chaque jour. Elle se lève après une nuit de sommeil trop brève, s’occupe l’esprit tant bien que mal de sudokus ou de mots croisés, sirote une tisane chaque soir dans son fauteuil sans que cela ne l’aide vraiment à s’assoupir.
Ce soir encore, je me réfugie dans un recoin sombre de la cuisine pendant qu’elle s’y agite. J’entends l’eau qui coule, le fracas du couvercle de la bouilloire, le cliquetis du fond contre le socle. Elle se redresse et fouille un moment au fond du placard, puis se fige. J’émerge de la pénombre, avide de découvrir ce qui pourrait rompre la monotonie. Après une brève hésitation, elle refait surface avec une tasse en émail à la main au lieu de sa céramique habituelle. Une tasse bleu nuit, légèrement écaillée, dont je ne peux détourner le regard. Cette tasse, c’était la mienne, j’en ai la certitude. Je me rapproche. L’objet est posé sur le comptoir à présent, comptoir sur lequel deux mains fébriles prennent appui. La simple vue de ce bleu poli, moucheté de blanc, suffit à me plonger dans une profonde mélancolie. Tant de nuits blanches, de matins froids, ma main a tâtonné dans l’obscurité pour la saisir, mes doigts l’ont étreinte, éperdus, dans l’espoir de se réchauffer. Elle a toujours eu quelque chose de déséquilibré, cette tasse, qui lui procure son charme particulier. Sa masse trapue lui donne un côté presque gaillard. Elle s’achève par un léger ourlet qui s’ouvre sur un fond blafard. L’anse surgit sans cérémonie, fine et baroque. On dirait un croissant de lune biscornu, inapte à un emploi céleste. L’ensemble est campé là à côté de l’évier, avec une grâce insolente. Suite à de trop nombreuses chutes, le revêtement de la tasse est éraflé par endroits, laissant affleurer le métal sombre. On voit qu’elle a bien vécu. Nous nous l’étions procurée d’abord pour le camping. Le croissant de l’anse m’en évoque bien d’autres, frêles et suspendus entre deux rameaux de pin ou pointant timidement par-dessus les montagnes au petit matin. Après toutes ces années, je me sens encore inspirer l’air frais et fouler l’herbe humide qui baigne de rosée mes chevilles. La nuit pâlit et, quelque part, un oiseau chante. C’est un matin d’une tendresse indécente. Un matin à écrire des poèmes d’amour. Face à nous, la montagne frémit d’anticipation en attendant l’aube. Toute la nuit, elle a rêvé de la caresse des doigts de rose sur ses flancs froids. Nous patientons à ses côtés, en buvant à petites gorgées du café médiocre mais brûlant. Une main se resserre sur la tasse pour se réchauffer. Une main en enlace une autre. Sa main.
Un bruit feutré gronde quelque part : l’eau commence à bouillir. Me revoilà devant la tasse. Elle a l’air si fragile. On dirait un œuf de grive, cette fine coquille tachetée. Ce n’est pas qu’un récipient, c’est un écrin délicat, qui offre au monde son intérieur nacré. Notre ancienne baignoire me revient à l’esprit. Elle était banale, et pourtant somptueuse, lovée contre le mur de la salle de bain dans notre vieil appartement. Les bouteilles de savon et de shampoing presque vides reposaient dans un équilibre précaire sur le rebord glissant. Elle adorait cette baignoire. Elle y passait des heures, parfois. Le roulement de l’eau bruit de plus en plus fort. Je ferme les yeux et la tasse cabossée devient la coque d’un bateau, une vieille chaloupe. Elle tangue sur la mer, couverte de bernacles, arrosée d’écume par chaque vague qui clapote contre elle. Le grondement de la bouilloire emplit la pièce. C’est le roulis de la mer qui nous berce, la complainte des vagues qui s’écrasent contre la falaise. C’est l’orage qui approche. Je la revois jeune, rejetant la tête en arrière après quelques verres, riant aux éclats. Elle aurait fait un bon matelot, avec son rire facile et ses chansons à boire. Ces dernières années encore, forte de sa dent en or et de sa jambe boiteuse, elle serait aisément passée pour un vieux loup de mer. Je le lui disais parfois en la taquinant, pour retrouver ce rire. Ça fait si longtemps désormais que je ne l’ai plus entendu. À présent, des larmes silencieuses lui coulent sur le visage, et l’orage éclate.
***
Subitement, le fracas prend fin. Le bouton de la bouilloire se remet en place avec un “clic” muet. Une main tremblante s’empare d’un sachet de camomille, le dépose dans la tasse bleue et verse l’eau. Les fleurs assoiffées se rengorgent. Une cuillère enrobée de miel plonge dans l’infusion, tintant contre les parois. La vieille dame s’agrippe à la tasse et chancelle vers son fauteuil. Avant de s’asseoir, elle se ravise. Elle tend le bras vers la fenêtre et, pour la première fois depuis plus d’un mois, ouvre le rideau puis tire sur la poignée. La nuit est déjà tombée, et la fraîcheur du crépuscule s’engouffre dans le salon. L’odeur de roses fanées laisse place à celle du chèvrefeuille, de la terre, du béton chauffé au soleil. Un soupir lui échappe. Elle s’installe dans le fauteuil, ajustant les coussins. Des nuages lourds pèsent sur l’horizon, mais un léger sourire s’esquisse sur ses lèvres lorsqu’elle prend ses premières gorgées de tisane. Puis elle se penche vers la table du salon et y dépose la tasse. Des volutes de vapeur s’en échappent. Elles s’élèvent en dessinant des arabesques, jouent un instant dans les fins cheveux gris, puis s’évanouissent dans l’air du soir.
Lisa Black
Guei Ben Hinnom ou les fantômes de papier
5 juillet 1962
C’est une grande pièce, sans doute un ancien dortoir. Si je parvenais à ouvrir les yeux, je verrais qu’il y fait tout aussi sombre que derrière mes paupières. L’espace est réduit par l’amas de boîtes, archives et réserves qui s’élève jusqu’au plafond. Je sais qu’il y a des chaises aussi, mais j’ai préféré m’asseoir par terre, dans un coin, un mur derrière mon dos, un mur contre mon flanc gauche et les genoux devant ma poitrine. Quand mes oreilles cessent de bourdonner, je peux entendre la clameur de la rue. La caserne, elle, est silencieuse.
…
Esther pressa le pas dans les rues vides de la ville blanche, sa maigre valise à la main. Le nez en l’air, profitant malgré son inquiétude de la fraîcheur du petit matin, elle sentait derrière chaque porte et chaque fenêtre un bouillonnement – extatique dans les quartiers de la ville nouvelle, hésitant dans ceux du port. Elle cherchait la caserne de l’armée française que sa voisine lui avait indiquée avant de partir, le jour de la reconnaissance officielle de l’indépendance. “Ne t’attarde pas trop, lui avait-elle soufflé, nous ne sommes plus chez nous ici”. Elle avait alors acheté ses billets de ferry, un aller simple Oran-Marseille, pour deux personnes. Elle devait retrouver son père dans cette caserne. Cela faisait cinq mois qu’il se cachait. En ces temps, les opinions les plus dangereuses étaient les plus modérées et les français du décret Crémieux jouaient un fragile jeu d’équilibre. Si cela fonctionnait pour certains, le nom du père d’Esther, lui, figurait en gras à la fois sur les listes noires de l’OAS et du FLN.
Ensemble, derniers témoins d’un temps qui n’existait déjà plus, ils auraient dû prendre le bateau.
…
Les signes annonciateurs de ces crises sont toujours les mêmes. Assise dans le noir, seule, ma colonne frissonne, incontrôlée. Mes pensées défilent à la vitesse de ma respiration à la recherche vaine d’une image sur laquelle se fixer. Mes mains frottent frénétiquement mes genoux. Avant, mon père parvenait à me calmer, par la menace, la tendresse ou la raison. Depuis cinq mois, j’avais adopté les pastilles de menthe comme maigre remplacement. À tâtons, les yeux toujours fermés, je fouille dans ma valise, en quête des précieux bonbons. À la place, ma main rencontre le coin d’un livre, le seul que j’ai pu emporter. Le pincement de douleur me distrait un instant, et je sors l’objet. Je le connais par cœur. La couverture en cuir lie-de-vin, embossée de lettres dorées. Les coins un petit peu enfoncés par le temps et l’usage répété. Je l’ouvre, et l’odeur m’est tout aussi familière, un mélange de jus de raisin, de peau et de papier. L’odeur de mon père.
Chaque année, la veille de la fête de Pessah, il s’accroupissait devant moi et me demandait avec la solennité des grands moments d’aller chercher le livre. Je farfouillais dans l’armoire comme dans un coffre des merveilles. “Révise, disait-il, je veux que demain, ce soit toi qui chantes le mieux”. Pendant, les longs repas entrecoupés de prières, je m’asseyais toujours à côté de lui, pour pouvoir tourner les pages. Lui n’en avait pas besoin, il connaissait parfaitement chaque mot, chaque chanson et chaque histoire.”
…
Esther discutait avec le capitaine de la caserne depuis quelques minutes lorsque l’atmosphère changea brutalement. De la rue venaient des hurlements et des bruits de tirs, et le bâtiment se retrouva plongé dans un silence de fin du monde. Attirée par le bruit, Esther voulut se précipiter vers la porte. Peut-être avait-elle encore le temps de rejoindre son bateau ? Mais un soldat lui barra le passage, les traits durs et le regard confus. “Désolé, Mademoiselle, personne ne rentre, personne ne sort”. On la conduisit alors dans une pièce isolée à l’arrière de l’édifice en lui recommandant d’attendre en silence, loin de la fébrilité du poste de commandement. Cette remise serait son refuge forcé.
…
Les cris continuent de résonner dehors, il ne doit pas être loin de midi. J’imagine le soleil d’Oran à midi, cru et impardonnable. Enfermée par la force des choses dans cette caserne, dans ce débarras oublié de tous, dans tout ce noir quand le jour doit être si brillant dehors. Enfermée dans cette peur que je ne contrôle pas. Les cris ont changé, ce ne sont plus des cris de frayeur, mais de désespoir. Des infortunés se jettent contre le portail de la caserne, suppliant qu’on les laisse entrer, qu’on les sauve. Mais les portes restent fermées.
Dans mon sac, il y a aussi des allumettes et un briquet. Je ne fume plus pourtant. La flamme vacillante du briquet m’offre dix secondes pour tourner les pages de la Haggada avant de me brûler. Le rythme des chansons, les balancements se réimpriment dans mon corps. Sur la première page, mon prénom écrit en lettres tremblantes en dessous du prénom de mon père. Quand je ne savais pas lire, je me plongeais dans l’examen minutieux des aquarelles qui illustrent la colère de Pharaon ou les dix plaies d’Egypte. Moïse a toujours l’air un peu fatigué et le fleuve de sang a la couleur du jus de raisin. Une rivière de raisin, pensais-je alors, ça existe sûrement. Ou, si ce n’est pas le cas, cela devrait l’être. Mais même lorsque je ne savais pas lire, je me joignais au chœur familial pour chanter la chanson des enfants. Chaque année, nous demandions aux adultes les soirs de Pessah “Pourquoi cette nuit est-elle différente de toutes les autres nuits ?”.
Cette question a pris un goût différent ces dernières années. Je me souviens de ce soir de Pessah 1962. La table avant si remplie était à moitié vide, et nos regards se détournaient des chaises vacantes d’où nous contemplaient les fantômes des absents. Mon père ne chantait plus, mon oncle et sa famille avaient fui en métropole, mon frère restait confiné chez lui avec sa femme, paralysés par la peur des attentats. Oui, cette nuit-là j’avais eu une réponse précise à la question. Avant, c’est assise à cette même table, entourée des personnes que j’aime, que mon anxiété disparaissait. Bercée par la litanie, confiante et détendue, je pouvais m’échapper dans mon esprit sans craindre les monstres qui le peuplent. Mes plus beaux poèmes, je les ai imaginés pendant ces repas. Mes plus grands projets ont pris forme entre la prière sur le vin et celle sur l’agneau. Aller étudier la physique à Paris, construire une maison pour mes parents près du champ d’oliviers, à Tlemcen.
Dans mon livre, la lettre aleph a un défaut d’impression. Est-ce que mon père l’avait remarqué aussi ? Est-ce que cela le dérangeait ? Je pense plutôt que c’est pour cela que c’était son livre de prières préféré. Cela faisait de cet objet le sien et celui de personne d’autre. Le mien maintenant.
…
Dans Oran, la chasse aux sorcières était lancée. Personne ne savait d’où les premiers coups de feu étaient partis, mais la journée de liesse était en train de se transformer en bain de sang.
…
Assise dans cette pièce obscure, le temps passe d’une drôle de manière. La flamme a un peu roussi le coin d’une page. Je pense que ce n’est pas grave, je me dis que cela ne sera qu’une couche de plus au palimpseste, la trace du passage du livre entre mes mains. Le souvenir de cet instant. Chaque tache de vin est le vestige d’un rire, chaque pli dans le papier la confession d’un silence. Je me demande finalement quelle partie de mes souvenirs est réelle, je crains d’être en train de m’en inventer. Dans ce purgatoire, dans cet entre-deux, je dis adieu à un monde qui n’existe plus et j’appréhende un temps qui n’existe pas encore, mais qui se dessine dehors pendant que j’attends. Finalement, ce livre est mon morceau d’abîme, bribe d’éternité échouée dans mes bras de fugitive.
Il sera avec moi sur le bateau, si j’arrive un jour à embarquer. Il sera contre moi lorsque je verrai la côte africaine s’éloigner. Je ne serai pas vraiment seule en arrivant dans le port de Marseille, et même lorsque les dockers jetteront dans le port les malles des milliers de pieds noirs débarquant, déracinés et démunis, j’aurai encore mon livre, et avec lui la voix de mon père et les chants de ma famille. Il me quittera le jour où je ne serai plus seule, le jour où je le donnerai à ma fille, ou à mon fils peut-être, qui se demanderont pourquoi le coin est enfoncé, pourquoi la couverture a l’odeur du vin, et pourquoi les pages sont un peu roussies.
…
À la tombée de la nuit, le silence déborda de la caserne et envahit peu à peu Oran. Esther ouvrit les yeux, réveillée par le poste de radio des militaires qui vint rompre le calme incongru de l’instant. Le briquet ne marchait plus. Esther se leva, rassembla ses affaires et, à tâtons, trouva la porte. Personne ne fit attention à elle, personne ne la vit. Le dos endolori et les muscles tendus, elle gravit les trois marches qui la menaient au portail de la caserne.
Esther pressa le pas dans les rues vides de la ville blanche, sa maigre valise à la main. Le regard fixé droit devant elle, ignorant le sang et la fraîcheur factice du crépuscule.
Ignorant le grincement abasourdi des volets.
Ignorant les portes engourdies.
Des deux billets, un seul est parti.
L’autre s’en est allé aux fantômes de papier.
Iris Kemoun
La trappe
C’est la même chose à chaque fois. La peau du bas de son dos se hérisse et la crispation remonte lentement le long de sa colonne vertébrale. Ça lui prend la nuque brusquement et ça grimpe pour envahir toutes ses racines capillaires. Elle les voit. Des centaines d’insectes grouillent au seuil de sa chair. Les objets n’en sont plus, tout perd sa forme. Sa vision se brouille dans un néant de petits éléments mobiles. Elle n’entend plus battre que son cœur. Le reste ne compte plus. Le reste s’absente. À chaque fois.
Ce doit être le souvenir le plus marquant de son enfance. Il revient au pas de course dès qu’il est effleuré. Il se trouve toujours quelque part. Il ne la quittera jamais.
Elle passe une main sur son bras. C’est le même immeuble, le même appartement, la même chambre. Elle est assise et il est debout. Elle songe à la raison de sa présence. Il tourne le loquet et reste un instant dressé dos à elle devant la porte. Elle n’aurait pas dû revenir. L’éclipse de son regard la soulage le temps d’un souhait évasif. Mais la chose arrive, du bas du dos, à chaque fois. Elle crie au fond d’elle, elle l’éprouve comme un appel. Ses oreilles brûlent et elle est sourde. Elle la transporte à travers le temps.
Soudain elle est une petite fille qui n’arrive pas à dormir. Du bout de ses pieds nus elle descend les marches de l’escalier de la maison de ses parents. Il y a vingt marches, elle les compte à chaque fois. Sa nuisette est trop courte pour tenir au chaud ses jambes. Elle laisse glisser ses petits doigts sur le garde-main en bois froid jusqu’à attraper, à la dernière marche, la grande boule noire qui s’élève sur la tête de poteau. Cette boule n’y est plus maintenant. Elle ne sait plus comment elle est tombée. Il y a de la musique dans le salon. Elle a la main sur la poignée mais entend un bruit derrière elle. Sous l’escalier s’étend une grande trappe qui mène à la cave. Elle est ouverte et éclairée ; son père doit être en train de rassembler du bois qu’il ramènera ensuite à l’étage pour raviver le feu. Elle décide de le rejoindre. Elle descend l’escalier sale avec ses pieds nus. Elle ne sait pas combien il y a de marches, elle ne les a jamais comptées.
C’est ça la chose : un souvenir qui déguise le présent parce qu’il s’y reconnaît.
Il se retourne et la regarde, il semble absent. Elle s’échappe vers la fenêtre, elle déteste deviner ce que disent ses yeux. Ça sent le tabac froid et le vieux linge mouillé. Les draps sous ses doigts se serrent dans son poing. Elle croit l’entendre dire son prénom. Sa voix est doucereuse, c’est elle qui l’a séduite autrefois. Il répète son prénom. Le souvenir de son affection pour lui lui donne la nausée. Il lui attrape le menton et lui crie au visage, elle ferme les yeux et la chose vient la chercher à nouveau.
– Papa ?
Ses petits pieds sont tout noirs de poussière. Une livraison de bois avait été faite dans la journée, elle n’a pas encore été rangée et un tas immense de bûches s’élève devant elle. Elle hésite à monter rejoindre sa mère, mais son père parle et rit au loin. Elle se met à escalader le tas. Il n’est nulle part dans la cave, pourtant elle l’entend.
– Papa ?
Elle entend une voiture démarrer et court vers l’autre entrée de la cave qui donne sur la route. La porte est fermée. Elle tourne la poignée et l’entrouvre ; il est tard et il fait nuit. Des rossignols chantent, des grenouilles dialoguent. Elle perçoit le claquement de la porte d’entrée de la maison. Son père est passé par l’extérieur pour remonter à l’étage. Que faire ? Elle pourrait sortir comme lui, et aller sonner à la porte. Mais quelque chose lui dit qu’il ne faut pas qu’elle soit dans la rue, toute seule, alors qu’il fait nuit noire. Et puis ils trouveraient ça bizarre, maman et papa, si en pleine nuit elle venait à sonner à leur porte. Non, elle va repartir comme elle est venue, par la trappe. Elle clôt donc la porte derrière elle, et s’enferme toute seule.
Il continue de crier. Il dégage une forte odeur de transpiration et d’eau de toilette pour homme. Son haleine est imprégnée de bourbon. Elle a les paupières serrées, mais elle le voit quand même. Ses gros doigts répugnants écrasent sa mâchoire. Sa salive a un goût de sang, elle l’avale difficilement. Elle aurait dû fuir par la fenêtre. Ils sont au premier étage et sa voiture est garée en bas. La chute de la balustrade sur le toit de sa voiture aurait sans doute été moins douloureuse. Mais parfois on refuse les échappées qui s’offrent à nous.
Elle s’est retrouvée captive dans la cave. Sa nuisette est sale et elle pleure silencieusement. Elle s’avance prudemment vers le tas de bûches qu’elle doit à nouveau escalader quand elle entend la trappe se fermer.
– Maman ?
La lumière s’éteint. Petits pieds nus, nuisette salie, les yeux humides et seule dans le noir – personne ne sait où elle est. Personne ne sait qu’elle n’est pas dans son lit, bercée par un profond sommeil d’enfant. La détresse se saisit d’elle. Comment son père ne l’a-t-il pas entendue l’appeler ? Elle trébuche plusieurs fois sur les bûches entassées et sanglote. Il fait noir. C’est un noir qu’elle ne connaît pas. Elle n’a jamais rien vu d’aussi obscur, d’aussi profond. Aucune source de lumière, même infime, n’est à portée de son regard. Ses genoux sont écorchés, elle sent les gouttes de sang courir le long de ses tibias. Tout et rien l’entourent à la fois.
Le coup est si fort qu’elle y est insensible. Elle est allongée sur le flanc, son visage collé contre les draps froids. Il lui est maintenant impossible d’avaler sa salive, elle a la bouche entrouverte et elle s’étale. Les yeux mi-clos, elle en aperçoit la couleur. Il rit. Les murs l’étouffent. Elle a le sentiment d’être enfermée avec lui dans une toute petite boîte en fer, dans laquelle on rentre à peine, et que quelqu’un secoue incessamment. Il rit. Elle ne veut pas lui faire le plaisir de se débattre. Il serait comblé s’il la voyait chercher à fuir. Il rit. Elle le hait. Il rit.
Cela fait un certain temps qu’elle s’est recroquevillée dans l’obscurité de la cave. Parfois elle a l’impression d’oublier où elle est. Elle ne sait même plus si elle a envie de savoir, si elle a envie de sortir. La solitude l’envahit au point où chercher de l’aide lui semble insensé. Qui viendrait l’aider ? Elle oublie combien ses parents sont innocents. Elle se répète que personne ne l’aime, que personne ne veut d’elle. Elle aimerait mourir et qu’ils s’en veuillent toute leur vie. Tout son corps lui fait mal. Ses yeux brûlent. Dans la bouche, elle a un goût salé de larmes et de mouchure. Elle perd toute raison. Les murs invisibles se rapprochent et la serrent. Tout bruit est menace. Toute tentative est vaine.
Par les cheveux il l’a retournée sur le dos. Il n’a jamais été aussi violent. Il est vraiment en colère. C’est de sa faute, elle n’aurait pas dû revenir. Son regard n’a plus rien d’humain. Il ne lui fait plus peur, il lui fait de la peine. Elle ne le craint plus, elle le plaint. Les insectes grouillent à une vitesse surprenante sous sa peau. La chose est plus alarmante que jamais. Il faut qu’elle en sorte.
Il faut qu’elle en sorte. Sa détresse s’en va et elle se lève. Elle a trop mal pour souffrir davantage et franchit désormais les obstacles sans s’en soucier. Plusieurs fois elle trébuche encore. Elle ne pleure plus cependant. À quatre pattes, ses petites mains tâtonnent courageusement ce qui l’entoure – des bûches, un sol poussiéreux, une boîte en fer, une toile d’araignée. Le mur met fin à sa fouille et sa tête s’y cogne. Elle est ravie. Quand on accède à une façade, il suffit de la longer pour trouver la sortie. Elle se lève et borde prudemment les murs qui lui semblent soudainement amicaux. Voilà le première marche de l’escalier. Sur mains et pieds, elle l’escalade plus rapidement qu’en plein jour. Arrivée en haut elle lève ses petits bras et caresse le dessous de la trappe comme si c’était un trésor précieux. Elle y est presque.
Il s’est assis sur ses cuisses. Elle a toujours les yeux pincés mais un souffle d’espoir l’enivre. Il rit à nouveau. Une chose plus forte que la haine la possède. Il fait une étrange grimace en parcourant son corps de ses mains. Ses yeux sont maintenant grand ouverts. Elle le regarde. Il ne le remarque même pas. Il est hideux. Elle se sent bien. Bien parce que la petite, elle, est sur le point de sortir
Elle crie de toutes ses forces. Avec un des pots de confitures de sa mère soigneusement gardés dans la cave elle se met à frapper sans relâche contre la trappe. Elle est animée par une puissance qui lui est inconnue, sa force lui paraît inépuisable.
Elle crie de toutes ses forces. De sa main droite elle attrape la bouteille de Bourbon soigneusement gardée sur la table de nuit et lui donne un gros coup sur la tempe gauche. Il est assommé. Elle continue pourtant de le frapper de ses poings, de ses coudes, de ses bras, sans relâche, infatigable.
Des pas rapides et des voix impatientes s’agitent au-dessus de sa tête. La trappe s’ouvre. Son père lui tend le bras et la sort de la boîte obscure. La lumière lui fait mal aux yeux mais elle refuse de les fermer. C’est trop sublime pour s’en abstenir. Ils la serrent entre leurs deux poitrines en passant leurs mains dans ses cheveux. Elle est libre.
D’un pas rapide et impatient elle attrape, sur le fauteuil au coin de la chambre, sa veste et son sac. Elle ouvre le loquet comme celui d’un trésor. Il ne lui vient pas même à l’esprit de lui lancer un dernier regard. La porte se ferme derrière elle dans un claquement satisfaisant, lui rappelant le bruit que faisait, dans la maison de son enfance, la trappe de la cave quand elle retombait. Arrivée dans la rue elle s’arrête et inspire profondément. L’air extérieur n’a jamais été aussi doux, il est presque sucré.
Elle monte dans la voiture, et, la clé dans le contact, s’arrête une seconde fois.
Elle va aller chez ses parents. Oui elle va faire ça, aller chez ses parents.
Rosa Puthaar
L’âme maternelle
Nathalie a quarante ans. Il y a six ans, elle a donné naissance à une petite fille. Hier, c’est cette enfant que Nathalie a failli tuer.
Quand Nathalie avait soufflé ses dix bougies, sa mère lui avait offert la plus belle des poupées. Nathalie s’en souvient encore. En lui tendant l’objet, sa mère lui avait murmuré au creux de l’oreille, comme si elle lui révélait le plus grand des secrets : « Voilà, tu es maman désormais. Ton père et moi, nous avons eu tellement de mal à te concevoir. Nathalie, c’est la natalité. Cette poupée sera ton enfant. Tu en prendras soin. Comme de tous tes enfants à venir. Tu en auras beaucoup. Je le sens. Je l’ai toujours su au fond de moi. »
Cette phrase, adressée à une petite fille qui ne comprenait pas tout ce que cela signifiait, avait toujours résonné en Nathalie. Depuis ses dix ans, elle n’avait cessé de rêver de ces enfants qu’on lui avait promis. Sa mère s’était assurée de cela. Elle avait entretenu chez sa fille une obsession de la maternité. Elle en parlait comme d’un art. Nathalie en avait été impressionnée et ne pensait depuis à rien d’autre.
Seulement, à trente ans passés, Nathalie n’était toujours pas enceinte. C’était une grande déception pour sa mère qui aimait à répéter que cela la tuerait. Sur son lit de mort, cette dernière ne put cacher son regret : « Tu étais faite pour être mère, et pourtant, tu n’as pas d’enfant. Quelle tristesse ma fille ! » furent les derniers mots que Nathalie entendit de la bouche de sa mère.
La vie réserve bien des surprises cependant. L’ironie du sort voulut qu’à l’enterrement de sa mère, Nathalie rencontrât Simon, le fils d’une ancienne amie de ses parents. Elle fit son deuil dans ses bras et surmonta son chagrin à ses côtés. Ses baisers lui faisaient oublier les paroles assassines qu’elle avait entendues et ses caresses lui enlevaient le poids de sa perte. Car même si Nathalie avait été profondément blessée par sa mère, elle l’avait aimé profondément.
Lorsqu’elle lui annonça sa grossesse, Simon ne resta pas longtemps avec Nathalie et quitta sa vie aussi vite qu’il y était entré. Nathalie n’en avait que faire. Cela lui était indifférent. Désormais, son être tout entier était tourné vers le petit être qui grandissait en elle. Elle allait donner la vie. Elle serait la mère idéale. Elle connaissait la marche à suivre. Sa propre mère la lui avait indiquée. « A la fois douce et sévère ». « Aussi exigeante que bienveillante ». Elle avait noté tout cela dans un carnet que sa mère lui demandait de tenir.
La grossesse fut une épreuve douloureuse et l’accouchement se révéla pire encore. Qu’importait. Une fois de plus, Nathalie n’émit aucune plainte. Elle avait son enfant. Enfin. Rien d’autre ne comptait. Tout à sa joie, elle nomma la petite fille Fleur.
Nathalie souffrit davantage par la suite. Fleur n’avait fait preuve d’aucune amabilité depuis sa naissance. C’était un euphémisme. De fait, le nourrisson avait été proprement monstrueux, le bambin détestable et l’enfant se montrait désormais odieuse. Du moins, c’est ce que Nathalie pensait au plus profond de son être. Cependant, elle n’en disait rien et faisait bonne figure. Elle se souvenait des leçons de sa mère. « La maternité est une expérience incroyable » se répétait-elle, comme pour se convaincre des dires de sa génitrice. Toutefois, Nathalie désenchantait chaque jour un peu plus.
Jusqu’à hier.
Hier, Nathalie a failli passer à l’acte.
C’était le dernier jour d’août. Tout l’été, Nathalie s’était occupée de sa fille. Elles n’avaient pas passé une journée séparées. Comme à son habitude, Fleur s’était montrée exécrable deux mois durant. Les soirs, épuisée des cris et des caprices incessants de son enfant, Nathalie pleurait. Elle ne comprenait pas où elle avait fauté. Elle avait pourtant appliqué tous les préceptes de sa mère. Rien à faire, elle n’y arrivait plus.
Hier donc, Nathalie préparait le repas dans la cuisine lorsque Fleur est arrivée avec une poupée dans les mains. Il s’agissait de celle que Nathalie avait reçue lors de son dixième anniversaire. Voyant sa fille s’agiter de plus en plus, craignant sa chute et celle de la poupée, Nathalie a demandé à Fleur avec flegme de ranger le poupon là où elle l’avait trouvé. Bien qu’ancien, elle tenait à cet objet plus que tout au monde. Il lui rappelait la phrase de sa mère et lui redonnait courage lorsque son instinct maternel faiblissait. S’il lui arrivait quelque chose, elle ne s’en remettrait pas. La mère en elle ne s’en remettrait pas.
Soudain, un bruit sourd a alerté Nathalie. Le drame s’était produit. D’un coup d’œil rapide, elle a vu sa fille, un sourire diabolique en coin et la tête arrachée de la poupée entre les doigts. Le reste du corps gisait sur le sol. Nathalie s’est précipitée hors de la cuisine, tenant à la main un couteau qu’elle avait oublié de reposer sur le plan de travail. Nathalie ne disait rien. Dans sa tête, elle se répétait inlassablement « Ce n’est pas grave, ce n’est pas grave. Douce mais autoritaire. Sévère, mais conciliante ». Elle s’est baissée pour ramasser les débris. Et puis, par un simple jeu de lumière avec le velux au-dessus de sa tête, l’œil de Nathalie a été attiré par la lame du couteau qu’elle tenait toujours entre les mains. C’était un couteau de cuisine ordinaire, tout ce qu’il y a de plus banal. Seulement, pensait Nathalie, quel pouvoir elle avait là ! Elle n’avait jamais regardé ce couteau de cette manière, sous cet angle. Jusque-là, il était à ses yeux un instrument de cuisine, un vulgaire bourreau d’artichauts, de pommes de terre et de poireaux. Pourtant, à y regarder de plus près, elle se rendait compte qu’elle détenait là un véritable tranche tête, un outil sanguinaire dont elle se demandait bien quel usage elle pourrait avoir.
Accroupie, elle a levé les yeux vers sa fille. Puis, elle a de nouveau baissé le regard sur le couteau. La lame était aiguisée, tranchante. Un coup vif, et elle se débarrasserait à tout jamais de cette enfant qu’elle avait tant désiré. Un geste brusque et elle mettrait fin à ses pleurs nocturnes.
La lame reflétait son œil de manière très floue. Cependant, Nathalie ne s’était jamais aussi bien vue. Son reflet lui montrait une femme recluse dans sa condition, une femme hantée par le fantôme de sa mère, emprisonnée par un prénom en apparence inoffensif. Elle le comprenait maintenant : cette Nathalie n’était qu’une illusion. Un rêve bercé de son enfance, une image furtive, inexistante. Nathalie n’était pas seulement un prénom. Nathalie était une époque, un ensemble de valeurs et de mentalités. L’objet d’une domination. Ce couteau, avec son manche en bois de chêne en témoignait. L’arbre qui avait été coupé devait être aussi vieux qu’elle. L’écorce avait dû être arrachée sauvagement et le tronc coupé avec brutalité.
Elle aussi voulait être sauvage et brutale. Et sa victime se trouvait devant elle.
Nathalie s’est tournée vers sa fille. Fleur ne bougeait pas. Nathalie continuait de tenir le couteau si fermement que ses doigts en étaient devenus rouges. À le regarder de plus près, elle a remarqué qu’il s’agissait d’un éminceur : la lame mesurait à vue d’œil trente centimètres. Deux fois plus que la longueur du cou de sa fille, a-t-elle calculé.
Ce serait une mort rapide. Et pourquoi pas après tout ?
La pointe du couteau était légèrement rouillée. La qualité du couteau n’était peut-être pas si louable, après tout. Nathalie s’est dit qu’elle en rachèterait un de meilleure facture la prochaine fois. Cela pourrait lui être utile. Celui-ci était un cadeau ramené d’Allemagne par une de ses amies. Elle n’en savait pas plus sur sa provenance ou son origine. Un couteau allemand, c’est un objet convenable tout de même, bien taillé, correctement réalisé. Sur le manche, trois rivets cylindriques maintenaient le tout. C’était un outil fiable, qui ne la lâcherait pas. Un instrument véritable, simple sans être simpliste. De forme épurée mais d’usage puissant. Nathalie trouvait ce couteau poignant.
Une minute s’était écoulée depuis l’accident. Fleur regardait sa mère qui fixait le couteau. Nathalie avait désormais envie de se libérer. Elle savait que le couteau pouvait l’y aider. Elle le pensait avec de plus en plus d’assurance. Il avait déjà tant fait pour elle.
Soudain, on a toqué à la porte. Nathalie a repris ses esprits et est allée ouvrir.
« Bonjour, j’ai un colis pour vous, Nathalie Lachaux, c’est ça ? »
Nathalie a réfléchi un instant. Puis, d’un étrange naturel, a répondu :
« Non, vous vous trompez, il n’y a plus de Nathalie ici. À vrai dire, vous l’avez manquée. Elle vient tout juste de partir ».
Capucine Destoc
Lettre à Ria
Ria,
Cela fait aujourd’hui un an que nous sommes séparées l’une de l’autre. J’ai entendu dire ce matin à la radio qu’il est bon de poser des mots sur les sentiments qui nous saisissent à l’approche du premier anniversaire de notre vie confinée. J’ai aussi lu ces banalités, qui m’ont étrangement atteinte : « si vous ressentez de l’anxiété ou que vous avez été sujet à des tremblements au cours des dernières semaines, pas d’inquiétude : votre corps extériorise simplement vos tensions, car il est normal d’avoir peur. » Il y a un an, ils auraient conseillé de consulter, ou au moins d’en parler avec ses proches, de s’entourer. Aujourd’hui ce n’est plus pareil : c’est normal d’avoir peur. De trembler, de sentir la solitude nous tenailler, de s’ennuyer jusque dans la nuit. Ces nouveaux maux qui n’existaient pas.
Je me retrouve donc à t’écrire. Les touches du clavier uniformisent mes mots, elles ne laissent aucune place aux ratures qui suggèreraient qu’il y a très longtemps que je n’ai pas écrit, que j’en ai perdu l’habitude. Mais heureusement, finalement, que nous avons laissé derrière nous le temps du papier à lettre, car tu aurais deviné derrière les tracés tremblotants cette fébrilité qui me prend tout entière et qui me rend folle – l’avantage avec l’écran, c’est qu’il prétend que je suis stable. Si je consens à te dire que je souffre, je supporterais mal l’idée que tu puisses le voir de toi-même. Je préfère maîtriser l’image que tu te fais de moi.
Il ne m’est pas naturel d’écrire – je passe le clair de mes journées allongée sur le sol, parfois je me lève pour ouvrir aux coursiers qui apportent les paniers-repas et il nous arrive, rarement, d’échanger quelques mots. L’un d’entre eux m’a déjà proposé de les rejoindre, car l’État manque de bénévoles et que le service d’approvisionnement hebdomadaire devient compromis. J’ai dit que je réfléchirais et cela faisait longtemps que je n’avais pas réfléchi : je me suis assise sur le bord de mon lit, j’ai fermé les yeux et j’ai tenté de peser le pour, le contre. Cela m’a pris du temps, et rapidement j’ai senti mon corps s’alourdir : voilà une nouvelle chose que j’ai perdue, l’habitude de penser. Alors, quand le coursier est repassé le lundi suivant, je lui ai dit que je ne me sentais pas capable de faire ce qu’il faisait si bien, que je n’avais plus vraiment la force de pédaler un vélo, et que voir du monde m’effrayait. Il m’a regardée dans les yeux, un regard comme ceux que nous échangions parfois lorsqu’il nous était encore permis de voir autre chose que notre reflet. Il a dit qu’il comprenait. Et toi, Ria, est-ce que tu comprends que je ne sache plus sortir ?
Tu dois te demander pourquoi ces mots après un an de silence ? Moi, en tout cas, je me le demande, et je ne trouve pas de réponse : convenons alors que je t’écris simplement parce qu’il paraît que cela peut faire du bien. Je ne sais pas vraiment quoi te dire, en fait : comme tu t’en doutes il n’y a rien de nouveau, toujours le même bruit des oiseaux le matin, les mêmes fruits secs précieusement dégustés, la même absence d’autres voix que la mienne – et la mienne, toujours la même. Parfois j’ai l’impression que je n’existe plus, que ce corps que je crois sentir, que je crois voir dans le miroir, n’existe pas. Alors je passe des jours entiers sur le sol en lino – il y a longtemps que je ne supporte plus le lit, qui me rappelle trop violemment à un bonheur révolu, aux rêves, à la sérénité de ton corps allongé auprès du mien, à tout ce qui manque pour faire de ces jours amers, une vie. Il n’y a que lorsqu’on sonne à la porte que je ressens de nouveau l’espoir, c’est une vague qui s’engouffre en moi et me soulève comme un courant d’air soulèverait une couche de poussière – dans la vie d’avant, l’espoir ne m’avait jamais fait cet effet-là. Alors je vais ouvrir, c’est une coursière, moins souvent un coursier, on se sourit vaguement et cela me suffit à savoir que je suis toujours vivante.
Je viens de me reposer un peu, parce que mes doigts étaient engourdis et que j’avais mal aux yeux. Me revoilà, même si cela ne me fait aucun bien de m’adresser à toi. Je suis toujours enfermée. Nous sommes toujours confinées, cela fait toujours un an que je n’ai pas pu toucher ta peau, que j’ai cessé de sentir ton souffle se mêler à celui du vent chaud sur mon visage. Je ne t’enverrai sûrement pas ce mail, parce que je n’y trouve rien qui vaille la peine d’être lu.
Juste là, à droite, à côté de ma main qui pianote sur ce clavier, il y a une petite boîte métallique en forme de maison. Dedans, il y a les choses qui me soignent. Du Dermophil indien et les Dolipranes livrés chaque semaine, qui n’atténuent aucune de mes douleurs. Du baume du tigre pour mon dos et du Lexomil. J’ai aussi de la Ventoline, car depuis mon retour à Bordeaux je manque cruellement d’air. Parfois des crises d’asthme m’étouffent. Je n’aime pas cette boîte, parce qu’elle me rappelle mes douleurs – mais là, j’y jette un œil, cet œil qui se promène pour échapper à la lumière froide de l’écran d’où les lettres capricieuses réclament une attention dont je ne suis plus capable.
La boîte a perdu son couvercle, il s’en échappe deux fils de laine, l’un jaune et l’autre vert. Deux fils emmêlés l’un à l’autre comme s’ils s’étreignaient. Que font-ils dans la boîte à médicaments? Mon regard s’attarde et glisse de ces brins de laines vers d’autres fils : ceux, punaisés au mur blanc au-dessus de mon bureau, auxquels j’ai accroché des photos qui s’effacent et dont j’oublie l’histoire; ceux du cerf-volant suspendu un peu plus loin, jaune comme les bonbons acidulés que nous mangions quelquefois à la plage ; ceux encore, si fins, des cordes du ukulélé dont tu jouais le matin ; ceux de tes cheveux ondulés dans le tumulte de la cascade. Et soudain je me rappelle. Je me rappelle l’histoire de ces brins de laine entortillés devant moi. Ils viennent du bout du monde, de là où tu es, à cet instant. Des fils comme ça, en fait, il devrait y en avoir quatre. Un autre bleu, un autre blanc. Où sont-ils passés ? Il y a plusieurs mois – Dix ? Quinze ? je ne sais pas, le temps d’avant se mélange dans ma mémoire – les mains d’une brésilienne, je crois qu’elle s’appelait Cristiana, les enroulaient patiemment autour d’une mèche de mes cheveux éclaircis par le soleil.
Nous sommes sur une place en hauteur, bordée d’immeubles aux couleurs pâles, bleus, jaunes, blancs, comme ces fils que je sens devenir tressés à moi, comme les couleurs du drapeau. Le sol est irrégulier, je devine les pavés maladroits sous mes tongs – les accents chantent partout, j’essaie de retenir un mot, une phrase, d’apprendre une expression. Les mains savantes tirent un peu sur mes cheveux, devant moi les doigts tissent, aussi agiles que ceux d’une joueuse de piano.
Cristiana a fini, elle me tend un petit miroir rond. Avec ces couleurs sur la tête, on croirait que je vais me mettre à danser. En attendant ton retour, j’entre dans l’église qui donne son nom à la place. Quand j’en sors, remplie des échos du chœur qui chante encore, tu es debout et tu m’attends ; tu connais déjà ces voix, mais tu dois sécher mes larmes. Tu passes des doigts sur mes joues et moi je n’en finis pas de pleurer – je n’ai jamais su dire pourquoi, je crois que c’était ce trop-plein de liberté que j’ai entendu se répandre le long des murs de l’église, je crois que je n’avais jamais entendu la liberté chanter aussi fort. Tes doigts sur mes joues, donc, et tu les ôtes pour prendre la tresse toute jeune entre tes mains, tu rigoles un peu, je me calme en sentant ton index s’enrouler à mes cheveux.
Le soleil décline au-dessus des immeubles bariolés, nous retournons dans ton studio. Ce soir-là je me laisse prendre par la vie au ralenti, j’accepte de ne pas chercher à tout comprendre de ce pays que je brûle de connaître aussi bien que toi. Cela ne fait que quelques mois que nous nous sommes rencontrées et pourtant j’ai déjà oublié tout ce qui te précède. Mon semestre s’est largement prolongé, j’’ai cessé de compter les jours qui m’éloignent de la vie bordelaise. Je m’abandonne au Brésil.
Peu après cette soirée, je reçois ce mail adressé à tous les expatriés et aux Français demeurant sur le territoire brésilien malgré le début du confinement dans leur pays. Il ne s’agit alors pour moi que d’un murmure indistinct ; nous avons entendu parler de l’épidémie, mais ici personne ne s’en soucie sérieusement et depuis quelque temps je me suis coulée dans ce paysage, adaptée à ses habitants et à leur manière de penser. Puisque vous, brésiliens, n’êtes pas inquiets, je ne trouve aucune raison de l’être. Pourtant je me souviens de ce message, de cette fin de soirée amère que nous passons à nous taire. Quelques jours plus tard je monte dans un avion pour Bordeaux ; à l’aéroport, tu pleures sans bruit. Mes cheveux sont les dernières choses que tu aies touchées de moi, je m’en souviens désormais. Tu détaches les quatre fils et en poses deux dans ma main. Je devrais me sentir plus légère, alors, mais étrangement je me sens crouler, et je sens ma tête si lourde quand pour la dernière fois tu passes tes doigts entre mes mèches.
Dès mon retour dans ce deux-pièces que je n’ai pas quitté depuis, j’essaie de faire renaître la tresse, le terêrê. Il suffit de ces quelques lettres pour que je ressente presque la douceur du soleil que nous prenions au balcon. Je crois qu’en écrivant le mot je souris, mais il n’y a personne pour me le confirmer. J’éprouve en tout cas comme une bouffée d’air. Je nous revois rêver sur le paréo jaune-orangé étendu sur le sable, et j’ai tellement mal au cœur à l’idée qu’il est là, sur le lit, à quelques mètres, peut-être encore empreint de notre souvenir. À mon retour, disais-je, j’essaie de tresser de nouveau ces fils ; mais je n’y parviens pas, parce qu’il en manque la moitié et que je n’ai ni l’agilité ni la patience de la coiffeuse de Salvador. La nuit est tombée, tandis que les fils impuissants s’excusaient encore au creux de mes paumes.
J’ai fait une petite pause, quelques minutes, pas plus. Je crois que la vague de ces souvenirs que j’ai, pendant un an, refusé de prendre – souviens-toi comme j’avais peur de la mer de Rio – a déferlé trop vite sur moi. Dans l’apathie muette d’où j’ai émergé pour t’écrire, je n’avais pas ce tracas de la mémoire ; je n’avais rien dans la tête. Maintenant que l’illusion fugace de ta présence s’est évanouie de nouveau, je me sens un peu vide mais je ne tremble plus ; seulement je suis fatiguée, de cette fatigue qui nous prenait après avoir couru le dimanche le long de Copacabana. Je dois reconnaître que t’écrire – si je ne suis pas certaine que cela m’ait fait du bien – du moins, m’a fait quelque chose.
Je ne sais pas si je t’enverrai ces mots, qui n’apaiseront sûrement pas la colère que tu éprouves peut-être encore à mon égard de n’être pas restée. C’est que, Ria, je n’avais pas idée de la suite ; je ne savais pas que mon retour était définitif, ni que le mois de mai pluvieux signait la fin du monde que nous avions toujours connu. Qu’il me serait impossible de te revenir. Je ne savais pas non plus que tu me manquerais tant, à en perdre le souffle. T’avouer cela, c’est comme expirer un grand coup.
Les deux fils sont toujours là. Tremblants, ils essaient de s’extirper de la boîte étouffante. Comme les médicaments avec lesquels ils cohabitent, ces fils me soignent autant qu’ils me rappellent mes douleurs. Mais ils ne sont pas exactement à leur place au milieu de ces faux remèdes ; ils n’ont connu que le soleil, et ne veulent pas de ces parois froides et sombres ; ils se souviennent du vent qui les faisait danser et s’épuisent d’être immobiles. D’un geste timide, avec l’impression étrange de déranger le cours des choses, je les tire et ils se dégagent d’entre les médicaments. Les voilà sur le bureau, un peu plus proches du dehors. Je les entortille, ils ont gardé le souvenir de moi et se sont ondulés comme le sont mes cheveux. Au contact de mes doigts ils font remonter le soleil dans le ciel de ma mémoire, et je me sens comme tissée à des choses auxquelles je n’avais plus accès.
Je crois que j’ai compris, Ria, que l’important ne tient qu’à un fil. La prochaine fois, je parlerai peut-être plus longuement au coursier.
Ella Butel
Petits pois
Les fenêtres du bâtiment m’offrent toujours le même miroir. La façade de l’hôpital est une glace devant laquelle mon reflet ralentit à chaque pas. Dans l’entrée il fait chaud, mais pas assez. Je feins un sourire pour la femme à l’accueil. Elle me reconnaît. Je ralentis encore en passant devant les tableaux. Je me dis que je n’ai pas foi dans l’art-thérapie, que les adolescents malades ne savent pas tenir un pinceau. Les exposer réduit l’ensemble de la démarche à un voyeurisme revendiqué. Je scrute sur mon passage : les traits qui ne veulent rien dire, les portraits sans bouche, les silhouettes osseuses qu’on couvre de fleurs. Rien ne fait peur dans la maison de la délivrance et de la rédemption.
Le bâtiment tout entier est d’une transparence écœurante : d’immenses baies vitrées éclairent les salles au mobilier d’hôpital trop coloré. Il faut que ce soit enjoué. Le site internet précise que c’est un lieu en symbiose avec sa vocation. Moi je fixe les tableaux et j’ai envie de repartir en courant. Je me sens déjà partir, alors je me mets de côté à l’intérieur.
Sébastien vient me chercher à la porte de l’étage. Il m’accueille armé de son badge, le battant se referme sur moi avec ce drôle de claquement électronique. C’est verrouillé. Les choses sérieuses commencent maintenant : il est neuf heures quarante, je suis en retard. J’ai gagné dix minutes sur les huit heures qui me séparent de la sortie. Après un rapide passage au vestiaire où Sébastien vérifie que j’ai bien abandonné mes possessions, je rejoins la salle commune où sont déjà installées toutes les autres. Chloé se fait les ongles avec une concentration acharnée. Marie-Caroline discute d’une voix lente et basse avec Camille, que l’angoisse de la pesée fait trembler comme une feuille. Malgré les ennuis auxquels elle s’expose, comme nous toutes ici, elle espère que son poids aura diminué par rapport à la semaine précédente. À la limite de l’acceptable, il n’aura pas bougé. La reprise, c’est la petite mort. Après des heures d’exercices clandestins, de privations et d’innombrables dissimulations, un soupir de gêne répondra à l’annonce de la chute de poids.
Mais à l’intérieur, c’est la grande fanfare et la haute voltige. On plane avec le sentiment inextinguible d’être libre et d’être propre. Nous sommes euphoriques de la puissance que nous avons sur nous-même : se contrôler soi, c’est contrôler le monde entier, qui peut bien s’engager où il veut, il ne nous atteindra jamais vraiment. Nous sommes plus en sécurité dans notre maigreur exquise que nous ne l’avons jamais été nulle part ailleurs. Cet état est un lieu froid mais rassurant. Ce n’est plus notre poids, c’est seulement le poids. Il reste d’une importance extrême néanmoins : c’est la seule valeur à laquelle nous pouvons nous fier, le reste n’existe pas. Nous n’avons confiance en rien ni personne. On note notre tension, mesurée à l’aide d’un brassard taille enfant, car nos bras sont trop fins pour ceux qui correspondent à notre âge. Puis Sébastien quitte la salle. Nous pouvons allumer la télévision ; personne ne le fait. Les livres à notre disposition ne nous sont d’aucun intérêt. Il ne faut pas quitter la salle commune, sauf pour aller aux toilettes, lesquelles nous sont évidemment interdites dans l’heure qui suit le repas. Le temps nous est mortellement long et les journées se confondent à une vitesse étourdissante.
Je hais de toute mon âme la thérapie de groupe. Musique, chant, yoga, ateliers de mimes, on nous fait tout essayer. Ces activités aussi obligatoires qu’inutiles servent à masquer l’incompétence des médecins face à notre état. La thérapie de groupe représente à mes yeux une abomination médicale : ils ignorent qu’il n’est déjà question que de victoires et de défaites. Une fois ensemble, il ne faut plus seulement triompher de soi, il faut aller plus loin que les autres. Pour nous, perdre c’est gagner. L’assurance rembourse ces journées dont le prix exorbitant me demeurera inconnu ; en vérité, on ne me laisse pas le choix d’y assister, c’est une condition. Je note de façon obsessionnelle dans mon journal chaque détail au jour le jour. Des exercices ridicules ralentissent le temps que nous sommes déjà nombreuses à ne plus percevoir clairement car le déficit calorique amoindrit nos capacités cognitives. Il ne restera de ces mois, de ces années, et, pour certaines, de ces vies qu’un brouillard de souvenir – un bruit de fond composé du raclement des couverts sur les assiettes vides. Terrifiée par l’oubli, j’exige à coups de stylo des preuves du réel qui m’échappe.
« Moi », je ne sais pas ce que c’est. Je ne veux plus rien dire. Je mens. Ils n’ont que trop conscience de la haine qui m’anime. J’enrage parce que si je leur crachais ma bouffe au visage, ils la ramasseraient sans objection. Ce personnel médical, je le méprise de toutes mes forces du haut de mes treize ans. Ça m’épuise. Je me défends. Au fond, je suis persuadée qu’ils sont jaloux. Je suis certaine de percevoir une lueur d’envie dans le regard de l’infirmière qui me regarde me déshabiller avant la pesée.
Longtemps après, c’est midi. Nous préparons le repas ensemble. Pour se rendre à la cuisine nous devons emprunter le couloir, dont un des murs est une immense baie vitrée qui s’ouvre sur le boulevard. Nous ne sortons des pièces que quand on nous y invite. Je jette des coups d’œil avides au-dehors, alors qu’il n’y a rien à voir : des voitures et des gens. Sur le parvis du bâtiment, des silhouettes se promènent avec des poches nutritives. Les hospitalisés à temps-plein ont le droit de fumer parfois. Nous, ils ne nous laissent pas mettre un pied dehors. Nos déplacements sont contrôlés par ces infirmières que nous demandent de les appeler par leur prénom, puis qui nous nous regardent droit dans les yeux et ordonnent de finir. Les pièces blanches ne laissent aucun répit, nous sommes observées en permanence par les murs et par les gens.
Quand les infirmières ne regardent pas, nous diminuons les quantités de beurre pour que les plats soient moins gras. C’est un accord tacite qui nous fait sourire. Un jour, je pleurerai quand on me demandera de rajouter du fromage râpé sur des lasagnes. C’est une énorme boule d’angoisse qui remonte depuis mon estomac, le long de ma gorge, jusqu’à éclater en gémissements d’une terreur pitoyable. C’est reparti : je pleure. Les autres me regardent avec une sympathie vitreuse. Parfois aussi avec cette pitié qu’elles sont si promptes à accorder à autrui et pourtant incapables d’éprouver pour elles-mêmes. Mais je sais que les larmes sont bonnes parce qu’elles nettoient la poussière de nos yeux. La docteure qui dirige le département déjeune parfois avec nous : c’est le carnaval du sarcasme. Elle est directe et cassante. Un jour, je tenterai une plaisanterie : « Ah ! répond-elle. Elle est énorme ! ». Je mets quelques secondes à comprendre qu’elle parle bien de la blague. Parfois, je m’enferme aux toilettes pour être seule : la couleur des carreaux et le froid glacial de la cuvette me dissuadent d’y rester trop longtemps, comme les coups répétés sur la porte.
Nos rébellions sont immobiles, silencieuses, ou cachées. Tous les soirs, la main de ma mère sur mon dos est une griffe de lionne, un coup de fusil dans l’épaule. Je suis essentiellement habitée par deux sentiments : la haine et la culpabilité. Elles guident le moindre de mes gestes. En vérité, me dit-on, je ne décide plus de rien. Mais je ne crois plus personne et je déteste tout le monde, à commencer par moi.
Une des infirmières s’appelle Valérie et je la hais tout particulièrement. Elle ne nous ménage pas. Avec elle, je finirai mes lasagnes sans discuter, la maudissant sur cinq générations. étrangement, cela ne m’est d’aucun secours. Un jour, une des filles se lève et essaye de partir. Toutes les portes sont fermées et ne s’ouvrent qu’avec le fameux badge électronique. Elle se cramponne à la poignée, s’effondre. Je saisis des griffures sur ses poignets, ça ne me fait rien. Ici, il faut se verrouiller de l’intérieur sinon le pire s’introduit et saccage le moindre effort que nous faisons. On nous répète constamment que ce n’est pas assez. Que nous avons la joie de vivre fainéante.
Le temps du repas est immédiatement suivi par celui de la relaxation. Un homme moustachu dont le nom m’échappe toujours vient avec nous dans la salle commune. Nous nous allongeons chacune sur un tapis de sol, espacées par quelques centimètres à peine. La salle est envahie par nos respirations et par la voix de cet homme qui nous explique avec une assurance insultante que tout va bien. Nous devons fermer les yeux. J’attends quelques secondes avant de rouvrir les miens. Je cherche à me démarquer de ces autres trop semblables. Dans cet endroit que j’abhorre, je me répète avec révolte et grands sentiments que je ne suis qu’un diagnostic. Je suis pourfendue par la certitude sublime d’être unique dans ma solitude. Mais on ne nous répétera jamais assez qu’une adolescente, ça veut exister par tous les moyens. Il n’y a rien de plus commun que cette marginalité-là. C’est dit à voix basse après notre passage sur le ton de la conversation : une banalité.
Un jour, pour la première fois, je vois à une fenêtre de l’immeuble d’en face des rideaux aux pois rouges comme ceux d’une coccinelle. Une évidence : c’est immonde. Jamais je n’aurais l’idée de décorer ma maison ainsi, si j’en avais une. J’en aurai une plus tard, les gens grandissent et achètent des maisons. J’envisage que je me déshabille et qu’on me vêt du rideau à pois. Il me fait une robe atroce que l’on admire : je rayonne. La fenêtre ouverte laisse passer le vent et le rideau bouge comme les draps dans le Sud. C’est différent pourtant, car le motif donne au tissu un aspect grotesque, ses plis semblent grossiers. On n’a pas envie de tirer ce rideau-là. Son mouvement m’évoque une tentative de vol de poule. Je plisse les yeux : un reflet satiné enrichit le tissu qui pourtant ne se départit pas de sa vulgarité.
Malgré mes refus, mon estomac pèse à travers mon dos et semble racler le tapis de yoga à chacune de mes respirations. J’ai la tête tournée sur le côté, ça me tire un peu le cou mais la torsion détourne mon attention de mon ventre. Je me jure que je n’aurai pas d’enfant : comment supporter neuf fois le poids d’un fœtus quand il m’est devenu impossible de tolérer celui d’une demie part de lasagnes ? Je glousse intérieurement. Le rideau scintille doucement, ses gros pois rapetissent quand je plisse les yeux. Malgré les plis qui déforment le tissu, aucune impression de désordre ne met en péril l’harmonie géométrique du motif. Il pourrait être roulé en boule dans un panier à linge sale, on comprendrait toujours que chaque point est à la même distance de l’autre. Le vent se fait un tout petit peu plus fort et la fenêtre est brutalement frappée par un rayon de soleil. Il ricoche et me rentre dans l’œil. Je le laisse me lacérer la pupille et refuse de quitter le rideau des yeux. Ses plis tracent de longues ombres verticales comme des vagues ou des griffures. On dirait des visages. À cause de ces mêmes plis, certains pois apparaissent coupés, sans profil. Pour ressembler à une coccinelle, il suffirait de prendre le rideau dans la largeur et le fixer sur mes épaules, mes bras : ainsi il suivrait mes mouvements et me permettrait un décollage facile. Je m’imagine, sur le chemin du retour, dans le métro bondé, enveloppée par le rideau comme dans un petit cocon brillant.
Mais tout cela n’est qu’une histoire à rideaux translucides, comme une fenêtre dont le verre se serait envolé sans éclats.
Je me sens légère. Puis la voix me reprend : « Ferme les yeux, c’est plus facile. »
Lucile Hoffmann
Entretien avec Lise Marzouk
Lise Marzouk est maître de conférences et écrivain. Membre du Centre de Recherche sur l’Imaginaire de l’Université Grenoble-Alpes et du CRLC de Paris Sorbonne, elle a publié plusieurs articles et essais critiques sur les mythes dans la littérature et les arts.
Son roman Si (Gallimard, coll. Blanche), finaliste du Prix Goncourt du premier roman en 2018, a reçu le prix Ulysse, le prix des lecteurs de Rambouillet et le prix Michel-Dard
Pouvez-vous nous donner plus de détails sur les circonstances de rédaction de ces histoires ? Le choix du sujet a-t-il été déterminé par la situation sanitaire, et, si oui, de quelle manière ?
Ces textes ont été écrits en mai 2020 dans le cadre d’un atelier d’écriture créative que j’enseigne à l’Université PSL en première année du Cycle Pluridisciplinaire d’Enseignement Supérieur (CPES). Nous nous trouvions alors depuis un mois et demi en confinement, situation inédite qui conduisait à repenser les modes de vie, de travail et d’échanges. Pour les étudiants comme pour beaucoup de gens, cela impliquait, en marge d’un isolement effectif et parfois d’une grande précarité, une réclusion plus intime dans un monde essentiellement virtuel, « décorporéisé ». Les exercices d’écriture devaient-ils, en quelque manière, se faire l’écho de cette situation ? La question a rapidement animé nos cours. Nous en avons débattu à travers nos écrans et j’y ai réfléchi de mon côté. Apparemment pratique, elle ouvrait en fait sur bon nombre de réflexions théoriques (relations de la littérature au contexte politique, social et culturel ; capacité du texte littéraire, notamment fictionnel, à représenter le réel : circonscription du champ littéraire etc.). Par-dessus tout, c’était la définition même d’une fonction de la littérature qui surgissait. Représentation, réparation, consolation, échappatoire, reconstruction ? Il n’y a sans doute, à cet égard, jamais de choix neutre dans les exercices que l’on propose en atelier d’écriture. Mais dans les conditions exceptionnelles que nous traversions, souhaitant tirer le meilleur parti pédagogique de l’expérience tout en aidant les étudiants à traverser cette épreuve, je me trouvais confrontée concrètement à l’éternelle question : à quoi sert la littérature? – si tant est, d’ailleurs, qu’il soit nécessaire qu’elle serve à quelque chose.
J’ai fini par mettre en place une solution intermédiaire : tandis que nous poursuivions des exercices d’écriture exempts de référence au contexte pandémique (exercices de style, haïkus etc.), j’amenais les étudiants à interroger leur expérience du confinement, à s’imprégner des sensations, des images, des mots qui les traversaient, puis à les noter dans un journal pour faire quelque chose, plus tard, de ce matériau brut. Dans le même temps, je leur proposais des lectures – La Peste de Camus, le Journal d’Anne Frank, Le Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig, le recueil Cellulairement de Verlaine etc. Pour la première fois également, je commentais avec eux des extraits de mon roman Si qui décrit l’hospitalisation comme un enfermement dans un présent éternel, explorant les modalités de dilatation du temps et de l’espace qui se mettent alors en place.
Nous sommes arrivés ensuite à la période du semestre où j’ai coutume d’emmener les étudiants faire des « repérages » dans un lieu public (une heure dans un café, un jardin, à la sortie d’un cinéma), leur demandant de produire des œuvres personnelles à partir de ces notations collectives. La pandémie nous interdisait de mener l’expérience en extérieur. Il fallait s’adapter. C’est alors que j’ai proposé aux étudiants ces Vies intérieures : puisqu’ils n’étaient plus autorisés à sortir, je les invitais à observer l’espace clos où ils étaient confinés, à le considérer comme un monde, un univers à explorer, à regarder d’un autre œil les objets et les êtres qui l’habitaient, puis à en poursuivre l’écho à l’intérieur d’eux-mêmes, pour le relier, en imagination, à d’autres lieux, d’autres temps, d’autres expériences. De là ils devaient recomposer une histoire, décrivant une situation d’enfermement dont, par la simple contemplation d’un détail (objet, être, mot, image), le personnage parvenait à repousser les frontières.
Est-ce là le sens du titre que vous avez donné à ce recueil ?
Oui, en effet, même si le lecteur est invité à y ajouter d’autres sens à sa guise. Vies intérieures désigne à la fois ces existences condamnées à se dérouler à l’intérieur d’espaces clos, qu’ils soient physiques (appartements confinés, hôpitaux, prisons etc.) ou psychiques (troubles mentaux, addictions, relations toxiques etc.) et les ressources vives de l’activité imaginaire qui ouvre en chaque individu un champ infini de possibles. Le confinement est à cet égard métaphorique de l’existence humaine dans son ensemble, constamment soumise aux limites matérielles de sa condition et libre cependant de s’en affranchir par mille facultés internes, au premier rang desquelles le langage qui autorise, en tout lieu et toutes circonstances, une pénétration dans l’épaisseur des choses. Car il ne s’agit pas seulement des sujets choisis par ces étudiants. Le titre désigne également, en abyme, les textes eux-mêmes comme manifestations tangibles du travail de dilatation du temps et de l’espace qu’autorise la littérature. Chacun de ces textes constitue ainsi, pour le lecteur comme pour leurs auteurs, une expansion de ces « vies intérieures ».
Pourquoi avoir choisi de publier ces textes ? Comment s’est constitué ce recueil ?
Il y a à cette publication plusieurs raisons. La première tient, tout simplement, à l’intérêt et à l’émotion que j’ai moi-même ressentis à la lecture de ces textes. Sentiments redoublés par la conscience du trajet artistique qu’ont effectué en quelques semaines ces étudiants âgés de dix-huit ans à peine, qui, pour beaucoup, n’avaient jamais ou pratiquement jamais osé écrire auparavant. J’avais donc envie de partager leurs textes et, à travers eux, de donner à voir les préoccupations et les richesses d’une jeunesse trop vite résumée à une génération fêtarde ou sacrifiée. Il y a également, me semble-t-il, dans l’ensemble de la démarche une forme de résistance à l’isolement social et culturel qui nous frappe depuis un an. Dès le départ, dès leurs premières notations dans les « journaux de confinement » et leurs premières lectures sur le sujet, j’ai annoncé aux étudiants le projet d’une publication. Je ne savais pas exactement où nous allions, mais il me semblait important, eu égard au contexte, que l’esprit d’échange qui animait les ateliers puisse en déborder le cadre, important que ces textes puissent être lus comme des œuvres littéraires à part entière et non pas seulement comme des exercices universitaires. J’ai eu la chance de pouvoir en discuter avec vous, Dan Burcea, qui partagiez cette approche et acceptiez à offrir au projet l’hospitalité stimulante et constructive de votre blog Lettres capitales.
Nous avons sélectionné huit textes sur la vingtaine écrits par les étudiants – ceux qui étaient les plus aboutis et proposaient, sur la forme comme sur le fond, une vision juste de l’ensemble. Les types de claustration évoqués sont divers (relationnelle, sociale, physiologique, psychique) ainsi que les objets, sensations ou pensées qui, observés, répétés, décortiqués, viennent autoriser l’expansion imaginaire. Tous les textes sont signés, du nom de leur auteur ou de pseudonymes. Ils ont nécessité de petites corrections éditoriales, toujours en accord avec les auteurs, mais nous avons choisi de rester au plus près des originaux, y compris dans de petites imperfections qui en font aussi l’intérêt. Au-delà de ces textes, je tiens à dire qu’il y avait, dans cette classe, bien d’autres talents qui se sont manifestés sur d’autres exercices, à d’autres occasions. Il faut rappeler à ce propos que, dans un atelier, les écrits résultent d’une dynamique de groupe. Chaque membre du cours a ainsi participé, à sa manière, de l’élaboration de ce recueil. Je les en remercie tous. Et puisque j’en suis aux remerciements, j’aimerais dire aussi ma gratitude à la direction et à l’administration du CPES qui intègre pleinement l’écriture créative dans une formation d’excellence et a, immédiatement après l’annonce du confinement, mis à notre disposition les outils numériques et l’assistance technique nécessaires pour pouvoir poursuivre l’enseignement dans les meilleures conditions. Cela nous fut, à tous, salutaire.
J’en reviens à votre activité d’écrivain. Dans votre premier roman Si (Gallimard, 2018) vous décrivez les conséquences d’une maladie qui arrête soudain l’existence entière d’une famille, suspendue à des « si ». Vous mettez aussi en évidence les ressources dont elle dispose pour faire face à l’épreuve, le rire, le jeu, l’imaginaire, « tout ce qui de l’humanité, en elle, à chaque instant résiste » comme le dit la quatrième de couverture. Nous en avions parlé lors d’un précédent entretien (lien) , mais il est évident qu’au-delà de l’histoire particulière relatée dans le roman, Si invite à une réflexion plus universelle sur nos capacités de résistance face à une forme de fatalité, notamment au travers de la littérature. Quel lien faites-vous entre la pandémie, ce recueil des Vies intérieures et votre roman Si?
Vous avez raison de suggérer ce rapprochement. Si raconte en effet l’expérience d’une maladie qui, à l’instar de la pandémie, contraint les individus à habiter un présent éternel, entre passé aboli et futur interdit, réduisant leur espace physique et limitant leur vie sociale jusqu’à la soumission de leur univers tout entier au despotisme pathologique. Le roman dit cela – le combat, le doute, la lassitude, la folie qui parfois guette, mais aussi toute une stratégie de combat et de révolte, qui passe par ces ressorts de l’imaginaire, du rire, du jeu, de l’art, de l’écriture – les mêmes que nous avons vu tant de fois à l’œuvre depuis un an.
Mais au-delà de ces convergences qu’on pourrait dire thématiques, c’est dans la démarche d’écriture elle-même que l’identité se fait jour. Une certaine manière, quand tout paraît inerte et fermé, d’observer les choses autour de soi, de les contempler dans leurs multiples aspects, de les décortiquer, de s’imprégner de leurs vies secrètes par tous les sens, puis de chercher les mots justes pour les dire, d’entrer pour ce faire dans l’épaisseur du langage, de se laisser guider sur les chemins inattendus où celui-ci nous entraîne, d’y creuser encore d’autres voies qui nous conduisent ailleurs. C’est à cette découverte de tout un monde à l’intérieur même des mots que je voulais inviter les étudiants : non pas tant une fuite, une échappée hors de leur vies confinées qu’une plongée dans la matière dense des mots qui offre à la fois une prise profonde sur le réel et une dilatation du temps et de l’espace.
Je repense en vous écoutant au chapitre intitulé « touillette » dans Si. Une expérience qui me paraît ressembler à ce que vous décrivez ici : à partir d’une banale cafétéria d’hôpital où la narratrice trompe l’ennui en faisant vibrer sur une table une touillette à café, se développe, sur une dizaine de pages, un voyage musical et poétique.
Oui, c’est tout à fait cela. Le chapitre « touillette » faisait suite à un chapitre intitulé « Présent » qui décrivait ce temps suspendu de l’hôpital dont je parlais tout à l’heure, invitant, plutôt qu’à le fuir, à s’y couler, à s’attarder sur les choses et les êtres, à les contempler avec curiosité pour en voir surgir une arborescence de possibles. « Une forme de poésie vous soustrait à l’impensable. Le présent survit du parti pris des choses » concluait ce chapitre. Le chapitre suivant – « Touillette » – m’était alors venu naturellement comme une forme d’exemple, ou plutôt d’expérimentation pratique, à un second degré, de l’expérience : ce que j’avais vécu cinq ans plus tôt en « jouant » de la touillette sur une table en formica dans une triste cafétéria de l’Institut Curie prenait soudain un nouveau sens dans la durée de l’écriture, par la recherche des mots justes, au sens poétique et musical du terme, pour dire ce moment. Cela n’était pas véritablement pensé, plutôt ressenti, tout comme d’ailleurs l’expression « parti pris des choses ». Il y avait là un vague souvenir de lectures de lycée, un titre dont je ne savais plus rien mais qui m’avait marqué et avait sans doute, inconsciemment, instruit mon regard.
Ce n’est qu’en travaillant mon cours que j’ai été amenée à relire le Parti pris des choses de Ponge. Plus que leur mise en œuvre poétique, j’ai trouvé très instructives les réflexions de l’auteur sur sa démarche. Et notamment l’Introduction au galet qui traduisait fort bien ce que je souhaitais transmettre alors aux étudiants :
« Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies. Ô ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots ! À tout désir d’évasion, opposer la contemplation et ses ressources. Inutile de partir : se transférer aux choses, qui vous comblent d’impressions nouvelles. »
Partir de l’expérience brute, réapprendre à se laisser envahir par le monde, considérer tout comme nouveau, puis creuser la matière verbale, s’immerger par l’écriture dans le réel afin d’y découvrir sa voix propre, c’est ce que je m’étais fixé pour but avec le projet Vies intérieures. « L’ouverture de trappes intérieures », « un voyage dans l’épaisseur des choses » me semblent d’ailleurs, de manière générale, constituer de bonnes définitions non seulement d’un atelier d’écriture créative, mais aussi de toute tension vers l’écriture.
Une dernière question par laquelle je souhaiterais revenir sur une initiative que j’avais prise à travers mon blog, en invitant les écrivains de réfléchir au rôle de l’écriture pendant le temps du premier confinement. Nous en avions discuté ensemble. En tant qu’écrivain, n’avez-vous pas eu envie de vous prononcer sur la pandémie ?
Oui en effet, Dan, vous me l’avez proposé comme à plusieurs écrivains. Et j’ai lu dans ce blog même des réflexions passionnantes sur le sujet lien. Dans le même temps, d’autres journalistes et critiques littéraires m’ont sollicitée pour répondre à des interviews ou écrire un journal du confinement. Je comprenais la démarche. Face au surgissement de l’inconnu, il était nécessaire sans doute de mettre des mots sur les choses – d’autres mots que ceux qui venaient saturer alors, de leur technicité faussement univoque, l’imaginaire collectif et les discours. Il y avait là, pour le moins, matière à travailler pour qui s’occupe d’écrire. J’ai hésité quelque temps, me sentant une forme de responsabilité, en raison notamment de la proximité dont nous parlions tout à l’heure entre la situation que nous affrontions collectivement et celle que j’avais relatée dans Si. Et aussi parce que, neuf ans plus tôt, j’avais co-organisé un colloque sur l’imaginaire de la contamination, colloque dont avait été tiré un livre. Mais j’ai dû renoncer finalement à répondre à ces propositions. Il fallait m’y résoudre : je n’y arrivais pas, et, à dire vrai, je n’en avais pas profondément envie. Il me semblait en fait que, sur le moment, je n’avais rien à dire d’intéressant. Peut-être étais-je, comme beaucoup d’entre nous, simplement sidérée. J’entrevoyais, derrière la crise sanitaire, une série de catastrophes économiques, sociales, psychologiques, politiques qui m’inquiétaient bien plus encore. De cela, je n’avais pas d’autorité pour parler, mon expérience personnelle de femme ou d’écrivain ne me semblant pas représenter à cet égard un quelconque intérêt.
Je me suis consolée en me disant qu’être écrivain n’impose pas de toujours écrire. Qu’il faut d’abord savoir observer, éprouver et s’imprégner de la matière du monde. Que cette perméabilité constitue peut-être une responsabilité, mais qu’elle n’est pas forcément redevable au présent. Elle exige parfois de prendre son temps, le temps que les choses nous pénètrent pleinement puis viennent croiser en nous d’autres images, d’autres sensations, des souvenirs que l’on croit effacés, des fragments d’être en attente, s’y mêlent, s’y confondent, s’y opposent, s’y abîment avant que les mots n’autorisent une rencontre inédite et ne lui donnent forme. Quel que soit le genre d’un livre, c’est, je crois, ce lent mûrissement de l’intime qui fait sa densité littéraire. Je me disais que le temps viendrait sans doute où la littérature s’emparerait de la pandémie. Il serait intéressant alors de voir ce qu’elle en dirait explicitement et, plus encore, ce qu’elle en porterait secrètement. Mais, à l’époque, cela me semblait trop tôt.
Ce que je dis là ne concerne que moi. En matière d’écriture chacun invente ses propres modalités, le charme consistant précisément à se laisser surprendre. Tout ce que je peux affirmer donc, c’est que, pour ma part, à ce moment-là de la pandémie, je préférais me taire, et agir. J’avais besoin de m’engager. Il y avait beaucoup à faire, en privé et pour la collectivité. J’avais en tête une phrase de la Peste de Camus que, par une certaine ironie du sort, j’avais choisie comme épigraphe au roman que j’étais en train d’achever quand a débuté la crise : « L’essentiel est de bien faire son métier ». Voilà, c’était ça, concrètement, qui m’obsédait alors et auquel j’ai essayé de me tenir. Bien faire mon métier. De prof bien sûr, mais aussi de mère, de fille, d’amie, de voisine, de citoyenne. Et pour l’écriture, finir ce roman que j’avais commencé trois ans plus tôt, longtemps avant la pandémie, mais qui venait se charger, à la lumière des évènements, d’une intensité particulière.
Finalement donc, il me semble que le travail mené avec les étudiants, depuis les réflexions en cours jusqu’à la publication ici de ces quelques histoires, constitue une tentative de réponse – bien tardive, je m’en excuse, à la question que vous m’avez posée il y a un an : que peut la littérature ? Cette réponse ne vient pas de moi, mais d’un groupe d’étudiants avec qui j’ai partagé des moments formidables malgré les circonstances. Elle n’est pas théorique, mais tient à l’inventivité qui a présidé à ces écritures, à leur effort vers le dire, à la polysémie qui les sous-tend, à leur polyphonie narrative, à la variété de leurs genres. Elle se construit aussi dans le dialogue qui se tisse entre ces textes et dans celui qu’ils feront émerger avec leurs lecteurs. Elle est, surtout, sensible : c’est l’écho d’un Ave Maria égrainé sur un chapelet, les anamorphoses d’un rideau à pois, la trame de fils entremêlés, le pas de deux d’une araignée, la trappe du souvenir qui s’ouvre et se referme, le reflet d’une âme sur la lame d’un couteau, les lettres fantômes de l’exil, la tasse ébréchée du deuil. Autant d’existences qui n’auraient pas vu le jour sans ces jeunes auteurs. Un petit peu de ce que peut la littérature.
Propos recueillis par Dan Burcea
(Photo de couverture : Soleil du Matin de Edward Hopper)