Poème inspiré de la vie de Panaït Istrati
Dans une taverne du vieux port de Braila
Où tu jonglais avec les chopes de bière
Te faisant bousculer
Par des dockers frustrés
Refluant l’haleine des mauvais jours
Je le voyais à ton air de moins que rien
A tes lunettes rondes
Qui ne dissimulaient plus grand-chose
Pas même cette fureur
Dans tes grands yeux qui moussaient
Non de vengeance
Mais de fraternité
Dès qu’un étranger passait la porte
Avec son visage basané
Ses souliers rapiécés
Le manque de l’évasion pointait au bout de ton nez
La fraîcheur de l’horizon se frayait un chemin entre les crachoirs
Les soleils noirs de l’amitié au fond des verres scintillaient
Ta flamme en bandoulière
Il aurait fallu être aveugle pour ne pas la voir, la toucher
Elle réchauffait les Țuică
Brulait les lèvres
Asséchait les yeux
Même ton patron la bouclait
Pétrifié derrière son comptoir
Une prison de bouteilles qui l’empêchait de voir au-delà de son bar
Qu’aurait-il pu faire contre cette rage de vivre ?
Cette puissante curiosité qui à elle seule
Pourrait remplir toutes les caves de la ville
Le chardon voilà comment ton mentor te surnommait
Un Grec qui t’a initié aux belles lettres
A la géographie des cartes
Car tu as à peine connu ton père
Tu pouvais donc l’imaginer dans tous les visages
Les mendiants de passage
Les bohémiens de grand chemin
Vagabond des rails voilà ce que ta mère ne voulait pas que tu deviennes
La pauvre sentait que son fils lui échappait
Qu’il tissait la nuit des lignes vers l’infini
Blanchisseuse de métier, elle voulait te voir épouser une gentille fille
Monter ton propre commerce
Te construire une maison dans son jardin
Te libérer un temps de tes chaînes pour en enfiler de nouvelles
Toi, simple bon à rien rêveur
Tu aurais retourné la terre pour un seul de ses sourires
Alors tu as passé des heures assis face au Danube
A demander au fleuve de te guider
Tu suppliais même parfois
Mais toujours ce silence implacable en ricochet
Jusqu’au soir du miracle
Le vent frappait tes tempes
La pluie te rentrait dans les oreilles
Mais toi tu surnageais à contre-courant
Et le Danube te prit en pitié et te répondit enfin
Il en décida à ta place
Rien ne pouvait plus t’arrêter
Pas même celle qui s’était sacrifiée
T’offrant ce rien jusqu’au dernier grain
Elle aussi tu as dû l’enjamber
La route et la misère comme descendance
La tristesse de ta défunte mère fixée à jamais
Dans chaque prunelle de femme que tu croiserais
Grégory Rateau, 2 avril 2021
Crédit photo : Maria Bordeanu
Grégory Rateau a débuté comme réalisateur et scénariste. Il a longtemps enseigné le cinéma et animé un ciné-club dans les cinémas du 5ème et 6ème arrondissement de Paris.
Après de nombreux voyages et plusieurs années d’errance en Irlande, au Liban puis au Népal, il vit aujourd’hui entre Paris et Bucarest où il est le rédacteur en chef d’un média d’informations en ligne et chroniqueur à la Radio roumaine internationale. Il anime également des débats lors de festivals pour le réalisateur roumain primé à Cannes, Cristian Mungiu.
“Hors-piste en Roumanie, récit du promeneur” inspiré par la pensée rousseauiste est sa première tentative littéraire sélectionnée pour le prix Pierre Loti 2017 qui récompense chaque année le meilleur récit de voyage.
Son premier roman, “Noir de soleil” aux Éditions Maurice Nadeau – Les Lettres Nouvelles, raconte l’histoire de deux amants maudits en quête de lumière, plongés au cœur d’un conflit armé à Tripoli au Liban. Le roman a été sélectionné au Prix France/Liban 2020 du journal l’Orient le Jour.
Polirom, la célèbre maison d’édition roumaine a également traduit “Hors-piste en Roumanie” en roumain sous le titre “Hoinar prin Romania”. Le livre a rencontré un franc succès auprès du public en Roumanie et dans toute la presse dont le magazine Forbes. Le livre a même fini premier du Top 4 des meilleurs livres de la rentrée 2019 selon la revue Observator cultural.