Simona Preda : Bucarest

 

 

Arrosée par la pluie et vue d’en haut, depuis la mansarde, la ville de Bucarest se rapproche d’une certaine façon d’un tableau de Dărăscu. C’est comme regarder la ville à travers du verre embué. Les formes deviennent des taches, elles se fondent les unes dans les autres, les contours se perdent, les lumières se prolongent et semblent bouger, tandis que l’image, vertigineuse et souveraine, tremble. Je regarde le long de la rue jusqu’à ce que mes yeux piquent, jusqu’au point où tout devient ondulé et incertain. L’air froid d’automne se ressent avec finesse sur le visage et une odeur de feuilles putrides et de murs abîmés monte dans les narines. Observez comme les gens sont beaux quand il pleut, nous disait avec obsession le professeur de peinture ; alors seulement, par temps maussade, les lumières tombent sur leurs visages de la manière la plus intéressante qui soit pour les dévoiler vraiment ; emmène ton amoureux sous la pluie, laisse-le là et ce n’est qu’ainsi que tu verras son éclat. C’est alors que je pensais que la lumière est à blâmer, qu’elle est la clé, qu’elle est celle qui dicte le nombre d’or d’une figure, que l’équilibre entre la lumière et l’ombre décide de tout. De part et d’autre de la ligne de tramway, les flaques d’eau sont encastrées dans le trottoir noir comme des miroirs. Bucarest a quelque chose à part, elle a le don de ne pas vous laisser indifférent — soit on y vient avec un mirage en tête et parfois le plaisir finit par se décliner en déception, soit la ville crée une imperceptible dépendance. Mais on finit par capituler devant elle et il importe de ne pas la considérer comme un adversaire, de ne pas minimiser son pouvoir et de ne pas tenter d’en prendre possession. C’est impossible. On ne peut plus la quitter, même si on la déteste — parce qu’on est tenté de lui donner une autre chance, d’en assumer la faute, de l’exonérer involontairement parce qu’elle n’est pas parvenue à plaire, même si on en est devenu dépendant. De surcroît, il n’y a pas de plus bel octobre que celui de Bucarest.

Et si chacun d’entre nous portait en pensée sa propre ville de Bucarest, une projection qui lui serait propre et qui n’a rien à voir avec la réalité ? Mais qu’est-ce que la réalité, quand on dit et on assume que cela ne fait pas partie de la réalité, quand on est le seul à la voir et à la ressentir ? Une ville a-t-elle un visage ? – A-t-elle une âme ? – Ressent-on son âme ? Je l’ignore, mais elle vibre, elle dispose d’une forme inconnue d’existence, elle vit. Et elle communique, parfois de manière à peine perceptible. Elle change et pourtant elle reste la même. Elle est têtue comme une mule, mais majestueuse comme un reine. Et cynique, parfois elle est cynique, sa générosité se laisse désirée. Mais elle est aussi sensuelle, elle s’empare de vous, elle devient paranoïaque et vulnérable, on la sent ouvrir son monde comme si elle se coupait la carotide devant nous, et que le flot de sang chaud éclaboussait nos mains. Cela fait peur. Si la ville était un homme, je ne pourrais pas l’imaginer autrement que bâti de façon manichéenne, il devrait être à la fois jeune et vieux, bon et mauvais, beau et répugnant, ventru et phanariote, mais aussi élancé et néoclassique comme une chimère, sentant la bière et la boza, mais aussi à un salon tapissé de soie. La Bucarest grise, jaunâtre et noire, des émotions avant l’examen, des pluies transparentes, des baisers et des angoisses. Mais toi, comment l’embrasses-tu ? Levés-tu les mains pour rien ? Ce n’est pas une divinité, c’est banal, c’est mondain, c’est de la maçonnerie et des feuilles. Lui parles-tu ? Attends, personne ne te l’interdit. Et puis, du moins en ce qui me concerne, c’est cette attitude du converti, de celui qui choisit d’aimer, d’embrasser non pas parce qu’il est né à l’intérieur, mais précisément parce qu’il vient de l’extérieur, comme un étranger, par conviction. Bucarest te donne, mais elle te prend aussi. Elle te prend complètement, t’absorbe, t’assimile, et en retour elle jette des miettes de souvenirs, de coins, de rues, de bâtiments dont tu penses par la suite être lié comme d’une histoire, que quelque chose de toi est resté imprégné dans sa poussière, dans ses ombres, dans son topos bizarre et éclectique, dans ses strates qui se dissipent devant ton regard et que tu ne peux jamais remettre à leur place, car il n’y a jamais eu d’ordre précis. Espace nostalgique, burlesque, absurde, cérébral dans sa propre logique, massacré par le communisme, harcelé par des millions d’yeux, piétiné par des millions de pas et de pattes, envahi par des mains qui ouvrent des millions de portes. Traversée, pressée, pénétrée, admirée, respirée, rêvée, blâmée, aimée. Elle te permet, t’autorise avec bienveillance à lier ton passé au sien, à ses résidus, à ses relents ou à sa saveur, pour que tu n’oublies pas le présent. Tu te dois de synchroniser ton pouls avec le sien et de toute façon tu n’es que de passage, tu n’es constitué que de pas, tandis qu’elle, elle demeure. Bucarest, la ville de tes débuts et de tes fins, Bucarest qui se régénère, qui résiste. Je l’aimais, je l’ai aimée avant de la connaître, j’y ai superposé mes projections et elle a gagné.

Simona Preda, 1 avril 2021

Simona Preda est une historienne et écrivaine roumaine. Docteur en histoire à l’Univesrité de Bucarest, en 2011.

Elle est l’auteure de plusieurs volumes: „Patrie română, ţară de eroi” (Préface de Vladimir Tismăneanu, Curtea Veche Publishing, 2014), „Tot înainte!” Amintiri din copilărie” (co-écrit, avec Valeriu Antonovici, Préface d’Adrian Cioroianu, Curtea Veche Publishing, 2016), „Imagini, vise, bazaconii” (co-écrit, avec Cristian Pepino), UNATC PRESS, 2018, „Regina-mamă Elena, mariajul şi despărţirea de Carol al II-lea”, Editura Corint, 2018.

Elle est également réalisatrice de films documentaires (Copilăria în comunism; Personalitatea Reginei-Mamă Elena).

Actuellement, elle travaille comme journaliste culturel et coordonnatrice  de la revue en ligne www.semndincarte.ro et collabore a d’autres publications comme România Literară, Orizont, Ramuri, Marginalia, LaPunkt, etc.

(Traduit du roumain par Gabrielle Sava)

Pour la photo de Bucarest, source : https://pin.it/6F8qFuL

Crédits photo de Simona Preda : Paul Ștefan Buciuta

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