Interview. Jennifer Murzeau : « Le cœur et le chaos dit la puissance de l’amour qui peut unir les êtres humains »

 

Jennifer Murzeau aime scruter l’état du monde contemporain et alerter sur sa dérive. Pour elle, l’écologie est un baromètre capable de rendre compte de l’abîme qui ne cesse de se creuser entre l’être humain et le milieu naturel. Le titre de son roman Le cœur et le chaos trace la route de cette dérive et nous invite « à convoquer le frisson de l’existence », tant qu’il est encore temps, tant que nous sommes encore capables d’« un élan neuf », comme le dit Alice, un de ses personnages.

Restons en compagnie d’Alice, votre personnage, pour qui « tout part à vau-l’eau et rien ne change ». Pourrait-on dire que ce constat pessimiste a été le déclencheur de votre démarche romanesque, surtout que dans votre précédent livre vous faisiez les louanges de la vie au milieu de la nature ?

Oui, en effet. Mais d’ailleurs, c’était aussi le point de départ de La vie dans les bois. Je partais en pleine nature pour mener une réflexion sur la déconnexion de l’être humain et de la nature, accablée que j’étais par l’urgence écologique à laquelle nous sommes confrontés et l’inertie qui lui répond. On ne peut pas dire que mon accablement soit moindre deux ans plus tard. La conscience de ce qui nous attend si nous ne changeons pas radicalement nos façons de produire, de consommer, de vivre, mes quelques connaissances du monde actuels animent ma plume, nourrissent mes fictions. J’écris pour mettre ces dérives en scène, mais surtout pas pour terroriser ou paralyser mon lecteur bien sûr, pour lui donner au contraire l’envie d’exercer son libre-arbitre, d’agir. Je ne suis pas fataliste et je suis convaincue que des sociétés bien plus désirables nous attendent si on sait les convoquer.

Y a-t-il un lien entre cet état du monde et vos personnages dans le titre de votre roman ? Quelle métaphore enferme Le cœur et le chaos ?

Oui, chacun de mes personnages incarne une vision de ce monde dysfonctionnel. Ils ont trente, quarante et quatre-vingts dix ans, des histoires, des opinions, des besoins différents, mais ils se rejoignent sur un désir farouche de liberté et d’amour. Le cœur et le chaos dit la puissance de l’amour qui peut unir les êtres humains même dans les situations les plus critiques. Je pense qu’il n’est pas lénifiant d’affirmer que tout n’est pas fichu tant que nous sommes portés par l’amour, pour la vie et pour les autres. Ce livre parle aussi de cela, de la rencontre, de cet élan qui porte l’individu vers l’autre, vers le monde, qui l’engage.

Vous centrez le récit sur un trio de personnages, Iris, Alice et Aurélien. La force de ces trois échantillons d’humanité plongés dans la vie citadine, laide et agressive, réside dans leur capacité d’incarner des caractères, dans le pur sens classique ou cinématographique du terme. Comment les avez-vous choisis et, justement, que disent-ils de notre civilisation actuelle ?

Le premier personnage qui m’est venu est celui d’Aurélien, car je voulais parler de la fête, du bien qu’elle nous fait, de cette légèreté extraordinaire qui parfois peut nous arracher à la pesanteur. Je me suis intéressée aux free parties. J’ai lu des monographies sur le sujet, regardé des documentaires. J’étais intéressée par cette esthétique politique de la fête, de la marginalité, par les philosophies qui sous-tendaient initialement ce courant. C’est comme ça qu’est né Aurélien, l’ancien teufeur fatigué qui a vu ses idéaux brisés et peine à se remettre en selle (métaphore audacieuse car il est livreur à vélo, huhu). Alice, elle, cherche à s’extraire d’une vie étriquée et ne sait pas comment s’y prendre, elle développe une addiction aux appli de rencontres adultères. Elle vit cette espèce d’insatisfaction insidieuse qui ne dit pas son nom et qui me semble très contemporaine. Iris, enfin, perd la tête et veut en finir avant de ne plus du tout s’appartenir. Elle est au crépuscule de sa vie et en fait le bilan.

On envisage trop souvent les personnes âgés comme figées dans leur grand âge, comme si le continuum avec leur jeunesse avait été brisé en même temps qu’arrivaient physiquement les stigmates de la fin. Je voulais qu’elle ne soit pas une petite vieille, mais bien une femme, encore fière, encore libre.

Toujours liée à vos personnages, une autre question s’impose quant aux blessures intérieures qui les taraudent et dans lesquelles beaucoup pourraient se reconnaitre. Qu’apportent ces déchirures à leur humanité ?

Elles en sont constitutives. Ils ont connu des douleurs ou des drames, ils sont faillibles, malhonnêtes, égoïstes, par moments mais aussi tendres et bons à d’autres. Et ils refusent de subir. Ils font avec. J’ai essayé d’en faire des personnages réalistes avec tout ce que cela comporte d’ambiguïtés, de diversités.

Votre récit a de fortes nuances dramaturgiques, si l’on suit l’apparition et l’évolution scénique de ces trois personnages qui finissent par se croiser et, plus encore, par partager leurs existences. Comment s’est mise en place une telle technique narrative à tiroirs et quelle liberté vous a-t-elle offert ?

Cela demandait une certaine vigilance pour que leurs rencontres ne soient pas téléphonées. Là encore, j’avais très à cœur de rester réaliste. Alors j’ai échafaudé l’intrigue comme j’écris mes scénarios, avec un plan, des séquences. Je travaille toujours comme ça, à vrai dire. J’ai une certaine admiration pour les auteurs qui peuvent se lancer dans un texte sans vraiment savoir où ils vont. Ce n’est pas mon cas. Quand je commence à écrire, je sais toujours assez précisément où je vais.

Le diagnostic qu’Aurélien, le plus actif de vos personnages, dresse de la situation actuelle du monde où nous vivons est sans appel : « Il faudrait s’attaquer aux racines des problèmes, mais on préfère crever doucement en mettant du sparadrap sur des plaies sanguinolentes ». Comment commenteriez-vous ces propos ?

Je dirais que je suis d’accord 😊 

Il est d’usage de traiter les conséquences et si peu les causes. Par exemple, on traite les conséquences de la pandémie, ce qui est bien normal, je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, mais on délaisse bien trop les causes. Des dizaines de scientifiques alertent depuis des années sur le risque de généralisation des pandémies en raison de la destruction du vivant. En saccageant des habitats naturels pour se vautrer dans l’agriculture intensive, on favorise la transmission de virus de l’animal à l’humain. Or il me semble que depuis le début de cette crise, on parle fort peu de ces causes et de la nécessité de produire et de consommer autrement pour enrayer le cycle infernal des pandémies qui nous attend si on ne change rien.

On parle beaucoup en ce moment du « monde d’après ». Or, Alice, parle de « la grand-messe de la rentrée » où tout est annoncé d’avance, les mêmes pulsion commerciales, les mêmes habitudes des gens, etc. La course droit dans le mur va continuer, selon vous ?

Eh bien cela fait partie des choses qui me désolent et que j’évoquais au début de cette interview. Oui, j’ai l’impression que le business as usual l’emporte toujours, et que les changements se font timidement et à la marge. Alors même que des solutions existent et que de nombreuses personnes se donnent du mal pour les porter.

Il y a une scène magnifique que vous décrivez dans cet univers citadin dégradé et violent : celle du regard de la ville qu’Alice et Aurélien jettent à partir du toit d’un immeuble. Comment est ce monde vu d’en haut ? Ne devrait-on prendre cette distance pour continuer à vivre ?

Je pense qu’il est toujours salutaire de s’extraire un peu. Nous habitons un monde tourbillonnant, où les moments vacants sont suspects et condamnés, où il est de bon ton de s’agiter. Prendre de la hauteur, de la distance, faire des pauses, marcher en forêt ou regarder par la fenêtre par pure contemplation sont à mon sens des leviers de résistance. Ces moments là permettent de se demander ce qu’on fait là, ce qu’on désire, et comment mieux vivre.

Malgré tous ces moments de désespoir, votre roman tient à délivrer un message optimiste. Que pouvez-vous nous dire en ce sens ?

Je crois, c’est pas tous les jours faciles surtout quand on voit les intentions de vote et tout mais bon, je crois à la capacité de l’humain de sursauter collectivement, d’amorcer de vrais changements, ils existent déjà. Ils sont des petits satellites pour l’instant mais ils existent. Nous avons tous à gagner à faire émerger une société qui prend en considération le fait que l’humanité fait partie d’un tout, qui se débarrasse de la consommation comme socle commun, qui invente d’autres socles. Je crois à l’intelligence collective et à la force du désir. Je voulais écrire un livre réaliste qui n’enjolive pas mais ne désespère pas non plus. Nous sommes à la croisée des chemins. C’est parfois terrifiant mais ça peut être exaltant.

Propos recueillis par Dan Burcea

Crédit photo : Astrid di Crollalanza

Jennifer Murzeau, Le cœur et le chaos, Éditions Julliard,  2021, 240 pages.

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