Crédit photo : Fanchon Bilbille
(à E.)
Relire cette citation d’Aimé Césaire : Cela ne peut signifier qu’une chose : non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir, mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes.
Penser à l’après. Non, ne pas y penser, vouloir y penser car le confinement spatial relègue aussi mon esprit, mon écriture, mon imagination dans une absence d’ampleur. En « temps normal », je pense et j’écris avec le battement de mes jambes sur l’asphalte des villes, dans les sentiers forestiers, ou ceux abrupts des montagnes.
Corps retenu, esprit incapable de se concentrer. Ça se disloque. Et les émotions, c’est pareil.
Réfléchir à celles et ceux enfermés en temps « normal », les internés, les malades, les prisonniers, … comment peut-on faire cela ?
Penser aux soignants, aux enseignants, à ceux qui perdent leurs revenus, leurs métiers, penser aux exilés, à ceux de la rue, à celles et ceux reclus avec la maltraitance, aux morts. Se dire que penser ne suffit pas, ne suffit plus qu’il faut agir. Être retenu par la porte close, par la peur de contaminer l’autre.
Celui auquel on tient tant : l’autre.
Perdre mon regard dans les montagnes bleues que j’ai la chance d’apercevoir de mon appartement.
Mon appartement. Décider de ne plus penser au loyer, à comment je vais le payer. De ne plus penser.
Mes enfants au milieu de cela, quel monde ! J’ai pris ma part pourtant. Je suis désolé de vous avoir fait naître en un tel endroit mais demeurent l’amitié pudique, la nonchalance des chats, l’ivresse des nuits, l’équilibre des clowns, la fulgurance des couleurs, la moiteur des sexes, le vertige au bord des trottoirs, les éclats de rires face à l’abysse, la pulsation des corps, la maladresse des tendres, l’odeur de l’herbe coupée, la générosité de la misère, les baisers sans fin, le vol des oiseaux dans le ciel sec et la liberté, la liberté, la liberté qui court devant.
Les montagnes bleues.
Les frissons de froid, de manque qui prennent et qu’on conjure comme on peut. Finalement cela a toujours été cela, comme cela. La retraite provoquée, imposée par la maladie ne fait qu’exacerber ce qui a toujours été. Le monde n’est pas différent. On a juste renforcé le contraste en nous retirant ce qui le rendait supportable : pouvoir être ensemble. Ce que j’aime est trop loin.
Les montagnes bleues.
Retrouver cette vieille prière écrite il y a des années :
je veux que la vie me bouleverse
encore et encore
jusqu’à l’épuisement
jusqu’à ce « nous-savons-bien-quoi »
qui se nomme « mort » dans les comptines des enfants
je veux que la vie me bouleverse
encore et encore
lorsque la nuit tombe
lorsque pour rire je ne parle plus aucune langue
et que mes grommèlements nomment les choses inconnues
monstre d’urgence
l’amour n’est pas assez
tu penses que tu es en vie
tu crois que tu penses
mais tu es un putain de zombie
et moi pas mieux
mais je veux que la vie me bouleverse encore et encore
je veux le battement de l’aile et la tempête
je veux les révélations et le secret
l’exil et le royaume
le ridicule et la noblesse
les pleurs et les bras amis
la misère et la faim
la fatigue et la paresse
la violence et la douceur
la tendresse des choses et le néant
je veux danser comme un belge et invoquer les esprits terrifiants
je veux les champs de coquelicots et les zones industrielles
les accouchements et la mort luxuriants
le goût des tombes et du pain frais
je veux que la vie me bouleverse encore et encore
dans le sexe des femmes et la course pour survivre
dans les jupes soulevées et le sang vomi
dans la fuite et le courage
rien n’est suffisant
je suis debout
et par ma langue et par mes pieds j’agis
je suis debout
dans la poussière et l’absurdité
les passes magiques et la douleur
la puanteur et le rien
je veux que la vie me bouleverse
je marche sur cette terre
et il sera trop tard
bien assez tôt
N’être capable que de cela, d’idées qui glissent, d’inventaires et de listes de choses à faire. Nos poches en sont pleines, comme s’il y avait un bon vieux temps ou un futur radieux. Il n’y a que des albums jaunis qu’on ouvrira quand on sera trop vieux et des démons en nos yeux qu’on évite de regarder dans le miroir quand on part travailler le corps encore épuisé de la veille.
Abandonner toutes les vieilles routes.
Jacques Houssay est né en 1976. A 8 ans il se porte volontaire auprès des présidents français, russe et américain pour être le premier enfant dans l’espace mais ne reçoit aucune réponse. Il a exercé les professions de travailleur social, comédien, barman, cheminot, veilleur de nuit, réceptionniste, RMIste, homme de ménage, chauffeur et libraire – entre autres. En 2019 il commet son premier roman Border aux éditions Le Nouvel Attila.