Crédit photo : Astrid di Crollalanza.
Quand j’habitais Paris, je me sentais à la fois accaparée par mon quotidien et accablée par la misère présente partout, aux portes de la ville, dans les bouches de métro, au coin de la rue et jusque dans la cour de notre immeuble.
Il me semblait que la détresse était telle qu’elle risquait de me submerger, trop grande, trop violente, et cela démultipliait encore ce sentiment de ne pas être à l’aise, de ne pas être à ma place, de cautionner et de participer à un monde fracturé.
Dans la ville où nous sommes installés ma famille et moi, l’angle est différent, la ville est plus petite, l’échelle rend la fracture moins frappante. Elle est bien là, mais la plus petite ville n’accueille qu’une part de cette migration désespérée qui afflue aux portes de l’Europe. C’est sans doute pour cela, qu’elle l’absorbe un peu mieux, là où la grande ville, malgré le travail des militants, n’y arrive pas et donc par ricochet la rejette.
Dans cette ville plus petite, un candidat aux municipales, dont je tairai le nom car l’ambition de ce texte n’est pas de faire de la propagande, a créé un collectif citoyen avec lequel il a réfléchi et travaillé son programme.
Au soir du premier tour, alors que la plupart des candidats sont partis s’enfermer chez eux en attendant des jours meilleurs (et le second tour), il a consulté le collectif et recensé les besoins auxquels seraient confrontés les plus fragiles, les laissés- pour-compte. Il a organisé une sorte de résistance « active » au cœur de la crise sanitaire.
Des propositions concrètes élaborées avec les associations de terrain pour que les plus isolés le soient un peu moins.
Donnant au mot « politique » tout son sens puisqu’il s’agit bien de ce qui concerne le citoyen, le bien commun, l’indispensable lien.
Je ne fais pas partie du collectif mais mon mari et moi aimons leur démarche et leur implication.
Voilà comment, nous en sommes venus à « parrainer » un jeune mineur isolé, qui bien que mis à l’abri par le département dans un hôtel, n’en est pas moins privé de liens sociaux avec la cité, un peu plus isolé qu’à l’accoutumée.
Voilà comment j’ai rencontré M.
J’avais pour mission pour rompre son isolement et qu’il progresse en français de discuter avec lui par les moyens technologiques qui s’offraient à nous : un numéro de portable espagnol (reliquat d’un passage obligé pour arriver jusqu’ici) et nous voilà face à face sur WhatsApp.
M est arrivé en janvier, comprend donc peu, parle encore moins…. Mais il est volontaire.
Souvent Il me dit « c’est important » et ne déroge jamais à sa leçon quotidienne.
Grâce à la directrice de l’école de ma plus jeune fille, j’ai pour outil pédagogique un livre de CP dont j’ai photographié les pages avant de le lui confier. Nous pouvons donc suivre à l’unisson. Il apprend d’abord l’alphabet, puis les sons. Mémorise, revient dessus. Peine avec le U trop pointu, est plus à l’aise avec le OU…. Et progresse de jour en jour.
Maintenant il me demande « et la famille », « que fais-tu aujourd’hui » ?
Nos journées se ressemblent, les siennes comme les miennes.
M ne me dit rien de ce qu’il a traversé
Parfois son visage se voile de tristesse.
D’autres fois, son sourire est éclatant.
Au fil des semaines, je lui ai fait parvenir de la colle pour réparer ses chaussures, des yaourts, des gâteaux, des livres et des claquettes mais demain nous pourrons nous voir.
Ce que je sais de son voyage, ce n’est pas lui qui me l’a dit mais F de RSM (Réseau Solidarité Migrants)
Avant, je ne savais pas. Pas vraiment
Parce que M et tous les M naufragés n’avaient pas de visage
M ne pouvait pas être plus jeune que ma fille et avoir vu et vécu ce qu’il a vu et vécu
M ne pouvait pas avoir choisi de quitter son pays avec l’espoir infime mais vivace de soigner son père
M ne l’a pas fait de gaieté de cœur
Mais le père de M est diabétique
Et si chez nous, c’est grave
Chez lui, c’est bien plus que ça
Alors M a pris la route
M n’a pas pensé venir jusqu’en France
M ne connaissait pas la géographie
M a suivi un recruteur qui lui a promis travail et argent en Algérie
M a traversé le Mali
M est arrivé
M a déchanté,
M ne pouvait pas repartir en arrière
Alors M a continué,
Il a traversé le Maroc
Il a traversé la mer
M ne dit pas la peur
Mais la peur de M est écrite dans ses yeux
M traverse l’Espagne
M rejoint la France
Lorsque M arrive là où je vis, il est si maigre me dit F qu’on ne voit que ses grands yeux,
Mais M est arrivé et c’est peut-être son salut, parce qu’en France, un enfant peut être protégé.
Ce n’est pas parfait mais ça existe et ce n’est pas rien.
En France, il y a des F qui ont assez reçu pour pouvoir donner, qui savent que c’est ainsi que notre société fonctionne, que cette jeunesse accueillie est aussi notre avenir.
Alors voilà aujourd’hui, le confinement est terminé et j’aurai fait deux rencontres, la première avec des hommes et des femmes qui défendent une société dans laquelle j’ai envie de vivre et la deuxième avec M qui prendra son cours de français sur la table de notre salle à manger.
M a 15 ans.
Il a traversé l’Afrique, la Mer et l’Europe,
Je lui souhaite de parvenir à ce qui l’a poussé jusqu’ici.
Maïa Kanaan-Macaux est née en Italie et travaille désormais entre la Normandie et Paris. Elle est productrice de projets culturels. Auteure d’un recueil de paroles de femmes issues de l’immigration, On ferme les yeux, on marche, on ne sait pas si c’est la vie ou la mort (Les mauvaises herbes éditions), elle a coécrit deux documentaires avec Fabrice Macaux, Onu, la diplomatie du silence (diffusé par Public Sénat en 2016) et Au pied de la gloire (Arte France, diffusion 2020). Elle est l’auteure d’un récit très remarqué par la critique, Avant qu’elle s’en aille publié en mars 2020 aux Éditions Julliard.