Je m’attendais à ce qu’il ressemble à une violente chute d’eau, séduisante, je l’imaginais comme une torride fusion entre le fleuve et la mer. Je découvre en réalité une embouchure moite, calme, au rythme oppressé. Le silencieux Danube tremble dans la lumière du crépuscule, alourdi par les alluvions et abandonnant sa victoire à la faveur d’une mer d’eau douce et calme. C’est comme dans une grande histoire d’amour. Où le bonheur vient de l’abandon et du plaisir d’être aimé.
Le Cap Buival. Qui perd gagne.
Mes pas se perdent dans le sable très fin et humide et, avec eux, toutes les histoires que l’auteure que je suis avaient emportées en attendant de les mettre sur papier. J’avais échangé dans ma tête bon nombre de ces histoires avec Panait Istrati, l’écrivain qui, pendant mon adolescence, avait éveillé mes sens. Cet enfant de sang grec, fils de la plaine du Baragan, du Danube bordant la ville de Braila, a été le meilleur ami de mon enfance. À cette époque je m’appelais Nerrantsoula, c’était bien entendu un secret bien gardé entre lui et moi. Mon enthousiasme avait fait un bond lorsque j’avais appris que le nom qu’il avait reçu à son baptême était Gherasim Istrate.
La plage de St. Gheorghe s’étale en longueur, propice à de longs vagabondages et à des discussions insouciantes sous le ciel crépusculaire d’une journée désinvolte d’été.
Te souviens-tu, me dit soudain Panait Istrati, de Nerrantsoula Fundoti ? Elle avait grandi avec le Danube dans ses gènes, ah, aman, aman, mais aussi avec une petite part de la mer Égée, loin de son cœur, aman, aman. Toute notre enfance a été semblable à une orange amère et à un buisson saumâtre, tortueux et avare en ombre.
Au bord de la mer, sur la grève,
Nerrantsoula foundoti !
Une vierge rinçait sa jupe,
Nerrantsoula foundoti 1
La plage humide, à la peau fine d’une Néréide, est ponctuée par la présence des coquillages qui grincent en s’écrasant sous mes pas. Je dis au revoir à Panait, il me répond d’un geste courtois, le regard espiègle. Au revoir ! dit-il en s’adressant au Danube qui ondule ses vagues épaisses en le regardant tendrement par-dessus ses rivages.
Au Cap Buival on respire en abondance l’air frais. Ce qui est un peu trop pour nos poumons accoutumés aux sensations du quotidien et ayant oublié l’immensité du cosmos. Nous avons peur du lendemain, nous vivons avec la crainte que quelque chose de grave nous arrive, que notre santé soit altérée, que l’argent nous manque, que nous perdions des amours imméritées, tout en oubliant que nous traversons l’univers à une vitesse ahurissante sur un morceau de terre et participant ainsi à notre tour à ce magnifique spectacle. Nous passons notre existence sous le ciel d’autres étoiles et planètes, tout comme celles-ci la passent sous le nôtre.
À l’heure du coucher, la lumière du soleil fait s’étirer les ombres, détend leurs membres et les fait plonger dans l’eau qui coule près du sable. Au Cap Buival, la perspective est renversée, la mer semble remonter dans le fleuve, à petites vaguelettes, les oiseaux dessinent leurs trajectoires pour éviter de se perdre dans l’immensité de l’eau. Au Cap Buival le temps et l’énergie cohabitent en harmonie en incarnant ainsi les prémices d’une vie accomplie.
Il n’est pas facile de se consacrer à l’écriture dans un tel lieu, les histoires se font happer par l’immensité de l’eau, par leur silence et leur liberté. La seule chose qui reste à faire à l’écrivain est de s’y soumettre, d’abandonner son stylo pour quelques secondes, de se débarrasser de ses passions, de ses contraintes et de s’adonner à l’observation de ce charme de la relativité.
Je ne peux quitter cet endroit sans penser un instant aux estampes japonaises où les fleurs de cerisier, le mont Fuji, l’eau, les ponts, les gens sont des images de l’instantanéité d’un monde évanescent. C’est en cela que réside leur perfection.
Le Cap Buival existe et en même temps il n’existe pas.
1 Nerrantsoula, Éditions Gallimard, 1984
Alina Gherasim, février 2021
Crédit photo : Mihai Constantineanu
Alina Gherasim est une écrivaine, artiste-peintre et illustratrice roumaine, née en 1973 à Bucarest. Elle est diplômée des Beaux-Arts et membre des l’Union des artistes plasticiens de Roumanie. Elle a participé à plusieurs expositions de peinture en Roumanie, au Portugal et aux États-Unis. Elle a débuté en littérature en 2016 avec le volume Femeia-valiză aux Éditions Oscar Print. D’autres ouvrages ont suivi, comme Colonia de cormorani (2017) et Armor (2018), le roman Liniște, începe apusul! (2019). Elle est également l’auteure de deux romans pour adolescents: Noemi știe ea de ce et Noemi știe ea de ce e la Paris. En 2020 elle a publié le roman La Socrate et en 2021, le roman Piața Trapez.
Elle a participé au Salon du livre Gaudeamus de Bucarest où ses livres ont été accueillis avec un franc succès de la part des critiques et du public.
(Traduit du roumain par Dan Burcea)