Dominique Marny est l’auteure de nombreux romans historiques et de six ouvrages sur Jean Cocteau dont Jean Cocteau ou le Roman d’un funambule, troisième livre sur cette liste. Elle est Présidente du Comité Jean Cocteau. Tout cela montre son appétence pour le travail de mémoire, même si, il faut le préciser, des liens plus étroits existent entre elle et l’auteur de « La Difficulté d’être ».
Permettez-moi de m’adresser avant tout à la petite-nièce de Jean Cocteau. Quel sens prend dans ce cas le devoir de mémoire envers votre grand-oncle ?
Paul, le frère de Jean Cocteau, était mon grand-père maternel. J’ai eu la chance et le privilège de connaître mon grand-oncle jusqu’à l’âge de quinze ans. On pourrait considérer cela comme un rendez-vous manqué… Parce que j’étais trop jeune pour comprendre la singularité et le génie de cet homme dont la célébrité me laissait de marbre. Tout a changé lorsque j’ai commencé à découvrir son cinéma avec La Belle et la Bête qui fut un éblouissement. Il n’y avait plus qu’à dévider la bobine. J’ai vu ses films, assisté à des pièces, visité des expositions, lu ses romans. Et j’ai aimé… En dehors de tout lien familial ! Certes, s’occuper d’un grand artiste peut être dicté par le sens du devoir. Mais cela ne suffit pas ! En tous les cas, pas pour moi. Si le personnage ou ses créations m’avaient déplu… Je ne me serais pas autant investie. Pour bien faire les choses, on doit laisser parler son coeur !
Vous présidez le Comité Jean Cocteau. Pouvez-vous nous en dire plus sur ses missions et son activité ?
Le Comité Jean Cocteau a été créé par Pierre Bergé. De son vivant j’en ai été la vice-présidente. Après son décès, j’ai été élue présidente à l’unanimité. Ce Comité est composé d’une dizaine de personnes qui travaillent sur l’œuvre de Jean Cocteau. Il a pour responsabilité de veiller à ce que cette œuvre soit diffusée et respectée.
Dans le Prologue de votre livre vous affirmez avoir hésité à raconter la vie de votre grand-oncle. Quelles sont les raisons de cette hésitation et comment avez-vous réussi à les surmonter ?
J’avais publié plusieurs romans quand mon éditeur (Lattès) m’a proposé d’écrire un premier texte sur mon grand-oncle. Je ne souhaitais pas m’engager dans une biographie tentaculaire. J’avais rédigé un article pour le magazine Vogue sur Jean Cocteau et les femmes qui l’avaient inspiré ou accompagné dans son travail. J’ai proposé d’approfondir ce sujet. Ce qui a été accepté. En quittant les lieux, je me suis dit que l’on me reprocherait de ne pas être objective, au regard de mon lien de parenté. Je me suis néanmoins efforcée d’évoquer Cocteau dans sa complexité, ses contradictions, ses erreurs parfois. J’ai pris la décision d’interroger très peu de personnes. Mais de lire et relire ses écrits. Les Belles de Cocteau a été publié en 1995. Une invitation à le découvrir grâce à ses amies Anna de Noailles, Coco Chanel, Louise de Vilmorin, Colette, etc… Depuis, il y eu cinq autres livres…
Vos souvenirs liés à Jean Cocteau, votre grand-oncle, remontent à votre enfance. Quels sont les moments forts de ces souvenirs, et comment les regardez-vous aujourd’hui à travers ce que vous appelez « les miroirs entre les mondes visible et invisible » ?
Il venait régulièrement chez mes grands-parents. J’ai le souvenir d’un homme qui parlait avec volubilité. Pour la petite-fille que j’étais, il me paraissait différent du monde policé dans lequel j’évoluais. J’aimais son duffle-coat semblable au mien, les poignets de ses chemises retournés. À cette époque, il évoquait les soucoupes volantes auxquelles il croyait. J’ai depuis trouvé des dessins d’anges dont le bas de la robe a la forme d’une fusée. Il parlait aussi de Sartre qu’il admirait, au grand désespoir de ma grand-mère qui ne partageait pas son avis. Il n’oubliait pas Noël et mes anniversaires. Je recevais des cadeaux d’une boutique qui s’appelait le Nain Bleu. Chaque fois, il me donnait le conseil de ne pas travailler à l’école, mais de suivre son exemple de cancre. Ni lui ni moi n’imaginions que, des années plus tard, je protègerai son œuvre. Vous évoquez les miroirs entre les mondes visible et invisible qui lui étaient chers. Lorsqu’il me faut prendre des décisions importantes le concernant, il m’arrive de me sentir guidée par la fameuse petite étoile. Les évènements ou les faits se décantent et se concrétisent avec une étonnante facilité.
Blessé dès l’enfance par le suicide de son père, la vie de Jean Cocteau se tournera définitivement vers le monde imaginaire. Si vous deviez refaire ici un bref portrait de Cocteau dans cet angle de lumière d’une enfance blessée, quel serait-il ? Et que signifiera plus tard ce « récurrent mal de vivre » ?
Le père de Jean Cocteau s’est suicidé lorsqu’il avait neuf ans. À la fin du XIXe siècle, on ne parlait pas, on n’expliquait pas… Cocteau s’est construit sur cette mort et les non-dits d’une mère figée dans le deuil. Cette disparition lui a fait découvrir la violence d’être abandonné par celui qui aurait dû le protéger. À partir de cette date, ne pas être quitté par ses amants ou ses amis devient une obsession que l’on retrouve au fil de ses écrits et de sa correspondance. Cocteau a désespérément besoin d’être aimé pour traverser la vie. Il ne comprendra jamais les jalousies et les haines qu’il a pu susciter.
Dans quelle mesure peut-on dire que ce refuge dans l’imaginaire a réussi à sauver l’enfant qu’il était et plus tard l’adulte qu’il est devenu du naufrage et du désespoir ? Mais avant tout n’est-il pas resté un éternel naufragé de la vie ?
Cocteau s’est réfugié dans l’imaginaire dès ses plus jeunes années. Il vivait dans une famille bourgeoise, tournée vers les arts. Son grand-père était agent de change. Ce qui ne l’empêchait pas d’être musicien et collectionneur. Enfant, il a grandi au milieu de tableaux d’Ingres, de Delacroix, de statues grecques rapportées par son oncle, diplomate. Il s’est familiarisé à l’univers du théâtre et de l’opéra en regardant ses parents partir à des spectacles. Lui-même a fréquenté le cirque avec sa gouvernante. Il a vu Le tour du monde en 80 jours sur la scène du Châtelet. Dans sa chambre il découpait des programmes et construisait des maquettes avec des cartons d’emballage. La découverte de mondes si divers explique son intérêt pour la mythologie, les contes celtiques, le roman courtois. Poète avant tout, il trouvait la manne qui le nourrissait dans ce qu’il avait lu, entendu… Mais, en dépit de son élan créateur, il n’a jamais pu étouffer un profond malaise de l’âme, une angoisse abyssale. Il passait pour un dandy, un mondain. Une apparence qu’il avait savamment cultivée à l’époque des salons littéraires. Lorsqu’on se penche sur ce qu’il nous a laissé, on découvre un écorché vif, un être profond qui, d’ailleurs, avouait : « Si je devais croiser le personnage que l’on a fait de moi, je changerais de trottoir »
A-t-elle un lien avec son appétence ultérieure pour les paradis artificiels ?
Cocteau n’a jamais caché son addiction à l’opium. Il a commencé à fumer régulièrement après la mort de Raymond Radiguet, son âme sœur. Lors de sa deuxième cure de désintoxication, en 1929, il a écrit un livre accompagné de dessins. Dans Opium, il raconte la souffrance du sevrage et explique que cette drogue lui permet de vivre et de créer. Sans cet artifice, l’angoisse le paralyserait voire le tuerait.
L’œuvre de Jean Cocteau semble illustrer le postulat que pose un des personnages de Raymond Radiguet dans Le Bal du comte d’Orgel : « Je flambais, je me hâtais comme les gens qui doivent mourir jeunes et qui mettent les bouchées doubles ». Même si ces paroles n’expliquent pas tout, peut-on dire de l’œuvre de Cocteau qu’elle est écrite sous cette urgence qu’impose « la préscience d’une mort prochaine » ?
Comme tous les gens de son époque, Cocteau a trop fréquemment côtoyé la mort. On mourait de maladies qui sont soignées aujourd’hui. On mourait aussi en accouchant ou en combattant l’ennemi. Sa jeunesse est marquée par des décès, des suicides. La mort de Radiguet, à vingt ans, le frappe de stupeur. Il pense, alors, à le rejoindre. Chaque fois que la mort touche un proche, l’habituelle sensation d’abandon le submerge. Pour l’exorciser, il adopte l’idée que les défunts ne le quittent pas. Que les mondes visible et invisible communiquent. Il n’y a qu’à traverser le miroir. Cocteau ne craint pas la mort. Depuis l’écriture de sa pièce Orphée, il n’a cessé de l’apprivoiser.
« Mon œuvre est un objet difficile à ramasser » citez-vous à la page 171 de votre livre. Aujourd’hui, elle fait partie du patrimoine littéraire français. Restent sans doute quelques lignes qui la traversent et la définissent. Quelles sont-elles, ces lignes, selon vous, qu’il s’agisse de sa poésie, de ses pièces de théâtres ou de ses films ?
Se présentant comme multiple, l’œuvre est, en effet, difficile à ramasser. Cocteau se définissait comme un poète utilisant différents « véhicules ». Il a fait de la poésie de théâtre, de la poésie de cinématographe, de la poésie de dessin, de la poésie tout court. Ce qui n’enlève rien à la cohérence de sa trajectoire. Chez lui, tout se « recycle ». Un roman ou une pièce peut se transformer en film, s’accompagner de dessins où l’on retrouve immanquablement ses figures tutélaires : Orphée, Œdipe, Antigone, Tristan.
Et quelle est l’actualité de cette œuvre ? Dans ce sens quels sont les projets actuels du Comité Cocteau que vous présidez ?
Veiller sur une œuvre demande de ne pas faire n’importe quoi, mais de ne pas non plus être passéiste. Cocteau aimait la modernité. Il en a été l’un des principaux défenseurs. Il aimait aussi la jeunesse, l’audace, la prise de risque, le talent. Il a toujours soutenu les précurseurs qui bousculaient les habitudes et l’ennui. A une époque où tout va très vite, où tout meurt avant d’avoir éclos, il est important de montrer combien il a su maintenir « sa ligne ». Franc-tireur, il allait où personne ne l’attendait. Cette liberté, cette indépendance, lui ont permis, soixante ans après son décès, de rester au centre des mondes littéraire et cinématographique. De nombreuses expositions lui sont consacrées à travers le monde. Ses films ne cessent d’être présentés, certaines pièces se jouent à guichets fermés. La récente adaptation de La Voix Humaine au cinéma par Pedro Almodovar ne peut que nous combler. Il existe une vraie cohérence entre ces deux créateurs qui, s’ils s’étaient rencontrés, se seraient immédiatement reconnus. Le roman graphique Cocteau, l’Enfant terrible qui vient de paraître chez Casterman va aussi dans ce sens. Laureline Mattiussi et François Rivière ont conjugué leurs talents pour nous offrir un résultat d’une forte originalité. La Boutique officielle Jean Cocteau crée à notre intention des produits dérivés d’une grande élégance. Les Éditions Frédéric Douin distribuent un jeu de cartes qui ne ressemble à nul autre. Maison Fabre vient de produire une collection capsule de gants et Paulin lancera, dans quelques semaines, sa première collection de bijoux inspirés de certains dessins. C’est cela le rôle du Comité : protéger le passé et envisager l’avenir. Cocteau n’a pas dit son dernier mot… N’a-t-il pas souhaité que soit gravé sur sa tombe : « Je reste avec vous » ?
Interview réalisée par Dan Burcea
Crédits photo : Sandrine Cellard
Dominique Marny, Jean Cocteau ou le Roman d’un funambule, Éditions du Rocher, 2013, 224 pages.