Nature vivante avec auteur: Patrick Tudoret Angkor, Cambodge, août 2017

 

« La beauté sauvera le monde », nous dit, chez Dostoïevski, la sublime figure du prince Mychkine. La confrontation à un plus grand que soi, esthétique ou encore mieux spirituel, dit plus de soi que l’on ne pourrait le faire. Dont acte…

Site d’Angkor sous les contreforts de l’aube. Ta Phrom ou le retour provisoire à la source hindouiste après la conversion au bouddhisme des souverains khmers. Jayavarman VIII, sorte d’Aménophis IV, prince apostat, créateur d’une nouvelle esthétique. Du cœur de la forêt, mêlée aux cris des oiseaux, la tubulure vocale du gecko. Jamais vu, même à Tronçais ou à Bali, pareil enchevêtrement de la nature et de la pierre sculptée. Cet immense fromager, si étroitement uni aux soubassements du temple qu’il ressemble à un python réticulé qui en épouserait sournoisement les formes. Que pèse-t-on face à cette beauté, à la grâce ?

À la cime des arbres, des essaims d’abeilles sauvages comme d’énormes fruits défendus. Partout, des théories de dieux sculptés, des bouddhas surmontés du naja protecteur à neuf têtes, mais aussi, des myriades d’apsaras, ces danseuses célestes au mystérieux sourire dont, de loin, on repère le « pas de deux » : mains jointes et jambes fléchies. 

Oui, que pèse-t-on face à cela ? Tout a été dit sur Angkor. « Tout est dit et l’on vient trop tard… » Une telle profusion de beautés ne peut accoucher que d’un sentiment diffus. Autour de moi, beaucoup de visiteurs hébétés, comme accablés par la sidérante puissance des lieux, plus encore que par la chaleur. La valse lente des tuk-tuks entre les ruines. Le Bayon et ses bas-reliefs bellicistes, pleins du fracas des batailles, rappelant, s’il en était besoin, que « les périodes de paix sont les pages blanches de l’histoire. » Au Baphuon, ces fleurs rouges à l’état-civil indéterminé, jaillissant de la pierre, offrant leur nuque au vent ou à un invisible bourreau. De l’art khmer d’ondoyer du bassin, aussi bien en architecture avec ces gigantesques retenues d’eau qui intimideraient Versailles, que dans les danses rituelles.

Une terre argileuse dont le rouge s’exalte au couchant. Le temple de Preah Khan, hors des sentiers trop battus, et son silence souverain d’aube du monde. Merveille de ce site perdu. Le dieu oiseau Garuda, avec sa gueule un peu torve de repris de justice à plumes, est ici chez lui. Il sourd des ruines de ces royaumes déchus une profonde mélancolie, un parfum de fin du monde que rend un peu l’épilogue d’Apocalypse now. On dit que Coppola voulait tourner à Angkor, mais que, n’y étant pas autorisé, il fit bâtir en Thaïlande un décor coiffé des tours d’Angkor Wat.

Ne pas oublier que beaucoup de ces temples ont le statut de montagnes à l’image du mont Meru, épicentre du monde khmer dont ils sont la représentation. D’insolents macaques-crabiers nous toisent d’un œil blasé depuis les marches moussues. Peut-être sont ils les descendants de cette armée de singes menée par Hanumân qui permit, dans Le Râmâyana, la victoire de Râma sur Râvana qui lui avait ravi sa belle ?

Entre palmiers, bananiers et frangipaniers indolents, l’odeur de la terre mouillée par la pluie.

Que ce soit dans l’épopée babylonienne de Gilgamesh, dans Le Râmayâna avec le fameux barattage de la mer de lait, le nectar des dieux de l’Olympe, l’épisode de La Genèse autour de l’arbre de la connaissance etc., tous les grands récits fondateurs mettent en scène la quête de l’immortalité.

Angkor Wat sous des guipures de brume, dans la lumière de l’aube d’été. En dépit de la foule, somme toute raisonnable en cette saison, le site ne déçoit pas. Lignes de fuite avec de vastes jardins au carré où le vert cru domine, parfois troué d’un étang paisible où nichaient jadis quelques crocodiles. Au cœur du cœur, flanqué de ses si célèbres tours aux allures de morilles géantes, le temple-montagne, élan vers le ciel. Aucune pesanteur. Au contraire, une folle ascendance évoquant celle d’une cathédrale. Au-delà de la deuxième enceinte, la canopée, incroyable tressage de verts, dessine ici comme le toit du monde.

Sur un des tympans qui ornent les angles de l’ultime enceinte, un épisode célèbre du Râmayâna : la mort d’Hanumân, le dieu-singe, encore lui. Il est là, gisant dans ses habits d’apparat, veillé par une armée de congénères en déploration. On imaginerait volontiers, la nuit venue, une fois la foule écartée, une cohorte de ces macaques croisés tout à l’heure, lui faisant ses dévotions sous la lune.

Qui sait ?

Ils se crurent un temps les maîtres du monde et il n’en reste rien que ces ruines célestes dévorées par la jungle, foulées au pied par les touristes. Angkor, memento mori gravé dans la pierre.

 

Patrick Tudoret, février 2021

Crédits photo : Kim Mai Tran

Docteur en science politique de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Patrick Tudoret est l’auteur d’une vingtaine de livres publiés aux Editions de La Table Ronde (groupe Gallimard), chez Grasset, aux Belles Lettres ou chez Tallandier. Ses pièces de théâtre ont été jouées à Paris, en province et au Festival d’Avignon. Son essai L’Ecrivain sacrifié, vie et mort de l’émission littéraire (INA/Le Bord de l’eau, 2009) lui a valu le Grand Prix de la Critique – Il fait depuis partie de son jury – et le Prix Charles Oulmont de la Fondation de France. Son dernier roman L’homme qui fuyait le Nobel, paru fin 2015 chez Grasset (puis en poche en 2018), a connu un vif succès, obtenant en 2016 le Prix Claude Farrère et le Prix des Grands Espaces. Son Fromentin, le roman d’une vie, paru aux Belles Lettres, a obtenu le Prix Brantôme de la biographie et son Petit traité de bénévolence est paru en mars 2019 chez Tallandier. Son nouveau roman, Juliette (Victor Hugo mon fol amour), est paru en 2020 toujours chez Tallandier.

                                                        

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