Ça a commencé… Quand est-ce que ça a commencé ? Les dates se bousculent dans ma tête. Il y a plus de 14 jours, c’est certain. A présent, chaque jour ressemble à celui qui l’a précédé, à celui qui lui succédera. Comme si le présent nous écrasait, pauvres petits êtres que nous sommes. Un peu trop fiers, un peu trop sûrs de nous. C’était donc il y a plus de 14 jours. C’est certain. Ma fille était malade, une fièvre de cheval comme le souligne l’expression. Sauf qu’il n’y avait pas de cheval. Juste une petite fille brûlante qui prononçait des propos désordonnés, étonnants dans sa petite bouche de petite fille. Brûlante. Il fallait voir un médecin. Notre médecin. Sans hésiter.
A l’époque, si lointaine, il y a plus de quatorze jours, on lui prescrivait ce que l’on prescrit à une petite fille brûlante. Rien d’extraordinaire. Et notre médecin depuis toujours. Depuis quand ? Je ne me souviens plus exactement, donc notre médecin depuis toujours nous a rassurés. Et c’était bon, à cette époque, d’être rassuré par son médecin. Parce que le médecin soigne le corps, bien sûr, mais aussi l’esprit. Comme un bon livre. Mais ça c’est une autre histoire.
Deux jours après le diagnostic, le médecin, notre médecin, je dis « notre » comme si elle n’était qu’à nous, comme si nous ne la partagions pas avec d’autres patients (Louis XIV avait bien Ses médecins, mais je ne suis pas Louis XIV et plus personne ne l’est, mais c’est une autre histoire), notre médecin est tombé gravement malade. De ce virus minuscule. Invisible. Inodore. Quelques jours auparavant (quand… ?) nous avions vu, au cinéma, Invisible man, et j’avais sursauté quand l’homme invisible était devenu visible. Il y a toujours une appréhension quand on se révèle. Quand on apparaît. Aussi quand on reste invisible et que sa présence est prouvée. Notre pauvre médecin effondré !
J’ai pensé à ça : le virus était avec nous, dans le cabinet médical. Minuscule. Invisible. Je nous pensais trois, nous étions quatre. Comme les mousquetaires. Sans le savoir. Malheureusement. Heureusement. Je ne sais plus très bien.
Il a fallu se cacher. Quatorze jours. Dans l’arche, pour reprendre une expression de Proust dans un texte que j’aime beaucoup et qui me suit depuis des années. Un texte de jeunesse.
« Quand j’étais enfant, le sort d’aucun personnage de l’Histoire Sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours, je dus rester ainsi dans ‘l’arche’. Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fît nuit sur la terre.”
Quelques lignes écrites il y a bien longtemps. Quand ? Je ne me souviens plus très bien. Il y a longtemps. Bien avant la précédente pandémie. Autre temps. Autres chiffres.
Quatorze jours à nous surveiller. Mais, là n’était pas le plus important. Je pensais à notre médecin. Il n’était plus qu’à nous à présent. Le présent. Ce médecin qui nous avait si souvent aidés, rassurés, je l’ai déjà dit (mais, quand ?), orientés dans l’obscurité de nos corps, ce médecin était très affaibli. Par cette chose minuscule et invisible. Et, ce médecin, nous croisions les doigts chaque jour pour que le mal ne l’emporte pas. Nous avions des nouvelles quand nous osions en demander à sa collègue. Un médecin également irréprochable, notre médecin aussi. Les nouvelles n’étaient pas très bonnes. On imagine son médecin invincible. C’est idiot mais c’est la triste vérité. Le médecin va toujours bien. Pas le patient.
Vous voulez savoir la suite ? Elle s’en est sortie. Je dis Elle car c’est une femme. Avec une majuscule parce qu’elle compte énormément pour nous. C’est une femme avant d’être un médecin. Idiot de l’écrire mais il faut parfois écrire des choses idiotes pour qu’elles cessent de l’être. Nous avons correspondu, dès qu’elle a repris des forces. Et, ce qui m’a touché, profondément, c’est ce qui l’inquiétait dans cette histoire : la peur d’avoir contaminé ses patients. Pas sa santé ! Non, la peur d’avoir contaminé ses patients. Je ne connaîtrai jamais ce sentiment car je ne suis pas un soignant mais son appréhension m’a sauté au visage. Son humanité, finalement. Nous sommes si faibles, en fait. Tous. Soignants, soignés, face au petit virus qui dévaste l’humanité.
Et, je finirai ainsi. Dans son dernier message, elle me dit qu’elle va reprendre son travail très vite. Parce que son associée est seule au cabinet médical et que la situation est très compliquée. Tout est très. J’écris ce texte le 27 mars. Elle reprendra très vite. Vous avez quand ? Je le sais. Le lundi 30 mars.
Crédits photo Hermance Triay
Michaël Uras est né en 1977. D’origine sarde par son père, il est l’auteur de Chercher Proust, Aux Petits mots les grands remèdes, La maison à droite de celle de ma grand-mère… Son cinquième roman, L’Iguane de Mona (Préludes éditions), sortira quand les librairies rouvriront.