Christian de Moliner : « Je referme doucement la porte d’entrée et une bizarre paix envahit mon âme »

 

J’ouvre la porte de ma maison pour regarder le petit jardin qui s’étend de part et d’autre de l’allée menant à notre maison. Ses essences ont été choisies pour s’exhaler, chaque printemps, en une symphonie de couleurs et de senteurs. Depuis que je suis malade, depuis que je sais que mes jours sont comptés, j’attends chaque année avec impatience le retour de la sève, la victoire éternelle de la vie sur l’engourdissement de l’hiver, j’attends de contempler ce tapis vert, bleu et blanc. Les chiffres tournent dans ma tête, effrayants, écrasants : dans un an, huit Français sur dix seront infectés. Mes chances de survivre, déjà faibles vont encore s’amincir : sans nul doute, si on en croit les articles que j’ai consultés, le virus m’emportera s’il entre dans mon corps. Je serai l’un des milliers de morts arrachés par la lèpre à cette planète surpeuplée, un cadavre anonyme, un dégât collatéral. Peut-être dira-t-on : il était condamné, mieux valait qu’il meure plutôt qu’un jeune ne soit sacrifié pour payer le tribut que la nature réclame. Comment plaider contre ce verdict plein de bon sens ? Je regarde le jardin et je suis triste : je ne suis pas las de vivre. Hélas mon ticket va être démagnétisé par l’impitoyable contrôleur qui régit nos existences, je ne verrai pas le prochain printemps.

Si on dresse le bilan, qu’aurais-je été ? Qu’aurais-je fait ? Que restera-t-il de moi ? Juste quelques souvenirs épars que la marée du temps disloquera, bribes après bribes, images après images. Dans cent ans, dans mille ans qui saura qu’un jour j’ai vécu, aimé et souffert ? J’ai accompli ma tâche ; j’ai transmis mes gènes, je n’ai été qu’un minuscule rouage dans l’immense engrenage du vivant qui tourne imperturbable depuis trois milliards d’années. Je dois laisser mon siège pour que d’autres puissent, provisoirement, s’asseoir. Je referme doucement la porte d’entrée et une bizarre paix envahit mon âme : je ne peux plus rien changer à mon destin.

Christian de MOLINER né le 2 décembre 1956 à Dijon agrégé de mathématiques, professeur de chaire supérieure, écrivain et essayiste. Ses principales œuvres sont “les enquêtes de Jasmine Catou” , “les voyages glacés” et “La croisade du mal pensant”

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