La polysémie multicolore de la «respondance» : «L’appartement du dessous» de Florence Herrlemann

 

 

Toute vie est une histoire, un édifice où les mots sont comme des briques renfermant des secrets et des trésors qui échappent à «l’aridité du monde». C’est en tout cas ce que Florence Herrlemann réussit à nous prouver dans son magnifique roman «L’appartement du dessous» qui vient de paraître aux Éditions Albin Michel. À dire vrai, on s’attendait à une chronique parsemée d’anecdotes du quotidien ou de lieux communs issus d’une cohabitation conflictuelle. On tombe, au contraire, sur un subtil dialogue épistolaire utilisé ici comme technique d’assemblage en damiers d’un récit qui nourrit sa substance romanesque au rythme de l’échange de lettres entre Sarah et Hectorine, sa voisine du dessous. Pour l’auteure, l’exercice d’écriture n’est sans doute pas des plus faciles ; il demande de sa part un sens aigu de l’équilibre et une parfaite technique du suspense, choses qu’elle maîtrise parfaitement grâce à son expérience théâtrale.

L’axe central de cet édifice repose sur la maîtrise de la tension entre ces deux vies qui se racontent au fil des lettres, une qui surgit du quotidien hésitant et de la candeur de la jeune Sarah et l’autre de la part d’Hectorine pour qui le devoir de mémoire réclame l’urgence d’être partagée, consignée, ratifiée pour pouvoir s’émanciper d’une culpabilité à moitié pardonnée et dont l’autre moitié, tenue encore secrète, reste ouverte comme une blessure.

Pour Florence Herrlemann poser le postulat de cette résurgence de la transmission inter-générationnelle tient davantage de l’architecture métaphorique du langage comme une sorte d’intertextualité qui l’oblige à faire coexister les deux prémices les plus mystérieuses et nécessaires de cet axiome qui sont la fulgurance de « l’éphémère beauté de la vie » et la déloyauté de la mémoire oublieuse, pourtant seule capable de rendre compte de « la saveur subtile de l’éphémère ». En cela, l’angle de vue de la correspondance tenue par la trentenaire Sarah avec Hectorine, cent quatre ans, va glisser rapidement vers la remémoration et la transcription inédite de la part de la vénérable dame d’un passé inconnu pour sa jeune voisine. C’est à ce moment qu’apparaît la figure de Lene, l’arrière-grand-mère de Sarah. L’évocation de cette femme laisse entendre qu’elle avait plus d’un point commun avec Hectorine : comme elle, Lene est une Allemande venue chercher refuge en France après la guerre. Désormais, cette troisième personne va bénéficier, même absente, d’un rôle important dans le récit. L’impatience de Sarah de connaître la vérité sur le passé de son arrière-grand-mère qu’elle connait si peu en réalité est au comble. À ses sommations, Hectorine répondra comme un leitmotiv: «Un jour, vous comprendrez, je vous expliquerai, je vous raconterai».

Tout est donc suspendu au pouvoir de ses mots.

Le contenu de ces lettres gagne en cohésion au fil des pages et à la volonté de chaque personnage de renoncer à ses aprioris et d’accepter de se confier à l’autre. Dans sa fragilité Sarah dévoilera les blessures d’un manque d’amour maternel et d’un père absent. Hectorine, quant à elle, craigne de «magnifier [inutilement] sa drôle de vie» alors qu’elle ne souhaite que «n’en retenir que la substance, le plus profond, le sens caché».

Nous voici, grâce à ces détails, en pleine intrigue du récit : au fur et à mesure, l’histoire d’Hectorine, sa jeunesse berlinoise, son arrestation par les nazis, le camp de travail forcé avec sa cruelle déshumanisation et ensuite ses autres pérégrinations vont prendre une place centrale, laissant transparaître en filigrane des morceaux du passé qui vont l’approcher de Sarah et de l’histoire de Lene.

C’est à ce moment précis qu’apparaît sous la plume de Sarah un mot étrange, censé rendre compte de ces échanges épistolaires. Sous la bille défaillante de son stylo qui manque de tracer certaines lettres apparaît le mot répondance, abréviation étonnante de ce que l’on aurait dû classer sous le nom de correspondance. Fruit du hasard et des ratures involontaires ou plutôt  volonté et  capacité de symbolisation de l’auteure, ce mot intrigue et demande un véritable travail d’introspection sémantique. On devine, en tout cas, sa filiation, par une licence de dérivation prise par Sarah, avec son ancêtre la réponse. La surprise est de taille, car les sens donnés par le dictionnaire sont spectaculaires et mettent en lumière une incroyable palette multicolore, allant de la réaction à une sollicitation, à l’injonction, à la justification et à la réfutation, à la réplique, et, non pas en dernier lieu, à la solution apportée à un énigme. Toutes ces acceptions ne font que conforter le lecteur dans le regard qu’il veut poser sur ce récit. Ces voies qui s’ouvrent sont autant de chemins vers une histoire qui ne se dévoile qu’au dernier moment avec ce désir, cette promesse et cet avertissement que, si parfois «l’ignorance des choses peut être bien plus douce que la vérité», l’absence cruelle de réponses aux questions essentielles de la vie peut être encore plus dangereuse que cette lénifiante ingénuité.

C’est dans cette urgence de proclamer la vérité pour guérir du passé que Florence Herrlemann inscrit sa démarche romanesque car elle sait que ce qui est encore plus fragile que le souffle de la vie, que la beauté de l’instant et que l’éclat d’une seconde de bonheur passager n’est autre que cette urgence que la mémoire réclame pour rendre compte du passé, abolir l’oubli et inscrire la vérité dans le marbre de l’Histoire.

Dan Burcea

Florence Herrlemann, « L’appartement du dessous », Editions Albin Michel, 2019, 256 p.

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