La dilatation des âmes et la géométrie des sentiments : «Comme un enfant qui joue tout seul» d’Alain Cadéo

 

«Chaque vie est une légende» nous assure Barnabé Raphaël, le héros du roman «Comme un enfant qui joue tout seul» d’Alain Cadéo. L’assertion n’a rien de surprenant venant de la part de quelqu’un qui décide de se débarrasser «du venin et des litres de honte» distillés dans une vie professionnelle tachée de multiples «turpitudes». Décider de tout abandonner et d’opter pour une «déconstruction» de sa vie, alors qu’il approche juste de la quarantaine, cela prend chez lui des allures de métamorphose, voire d’une conversion par sa forte volonté de trouver la clef du «grand récit allégorique truffé de secrets, de rencontres, de mystères, de signes» sur lequel repose sa jeune existence. Évoquer la soudaineté d’une conversion n’est pas chose dénouée de sens dans ce cas précis : l’auteur introduit dès le début de son récit les éléments constitutifs d’un scénario hagiographique où la tension entre le réel qui tire vers l’intolérable et la révélation soudaine venant avec étrangeté de l’extérieur comme un éclair exhortant le choix d’une voie nouvelle charpentent la complexe structure dramatique de ce roman.

Parti à la recherche de son passé, Raphaël veut retrouver les lieux et les êtres chers de son enfance, surtout la figure maternelle d’Anne-Léo dont le temps et la disparition précoce ont effacé les contours précis. Redevenu enfant, il dira plus tard que ce qui compte le plus, c’est de savoir «prendre le temps de relier entre eux des faits intimes» parmi cette avalanche de souvenirs que la mémoire se gardera bien de distiller au fur et à mesure de son aventure de refondation. Quant aux lieux de son enfance, il s’agit de l’image tutélaire de l’Océan, mélange fabuleux d’éternité et de majesté, une sorte de source éternelle d’où il peut revigorer le fil encore timide de sa vie nouvelle. Pour lui, retrouver l’Océan, c’est retrouver «ses rouleaux, ses retraits, ses feulements, ses claques sur le sable, tout ce langage d’écume et de mémoire, ces mots qui n’ont jamais cessé de raconter le monde».  C’est à cette mémoire qui contient «l’ADN de tous ceux qui ont mis ne serait-ce qu’un pied dans ses eaux bouillonnantes» qu’il espère, une fois rattaché, se nourrir et se reconstruire.

Face à ce destin solaire de Raphaël en lutte avec des brouillards qui lui assombrissent la lumière ‘un présent encore incertain, Alain Cadéo construit l’histoire de toute une lignée de femmes, une trilogie composée de Lucie, Colette et Elena, trois générations qui traversent la mémoire « à coup d’hérédité réelle ou fantasmée » et dont la seule mesure capable de rendre compte des secrets qu’elles gardent avec obstination n’est autre que l’intensité «des dilatations de leurs âmes […]  aussi vastes qu’un univers en expansion». Cet univers éclairé par la constellation de ces trois femmes est traversé par l’onde de choc d’un cataclysme qui n’oublie pas à faire sentir avec une funeste fidélité ses répliques à travers chaque génération. Il s’agit de la figure du père absent que ces femmes tenteront, chacune à sa manière, de reconstruire à partir d’une multitude d’images, de souvenirs et surtout d’absences.

Ainsi, pense Elena du haut de sa place dans la troisième génération privée de présence paternelle, la vérité ne peut être retrouvée qu’en cherchant «au seuil des songes, au fin fond des nuits, comme une pensée minérale». Cette tentative de fixer la figure paternelle dans la substance rocailleuse et la minéralité du réel prend chez elle la forme inattendue des chuchotements aux oreilles des anges, un langage à peine audible qui garantit l’ancrage dans un mystère parfaitement soluble dans le langage. L’exemple emblématique est cette phrase qui renferme comme un totem pour Elena l’image du père: «Il était américain, il était grand et beau comme une gravure de mode…». C’est à partir de ces mots qu’elle doit crayonner le portrait paternel, sans jamais être sûre de pouvoir toucher à l’essentiel.

Une expérience unique et inattendue va transformer la vie de Raphaël, comme un jeu que seul le hasard sait tisser à sa manière dans la vie des hommes. Le voici s’imaginant agir en «géomètre arpenteur des lacs sentimentaux», en «charpentier de la pensée», concentré sur son travail d’enlumineur de sa nouvelle réalité.

Continuera-t-il à rester l’enfant qui joue tout seul, comme le titre du livre l’annonce ?

Retrouvera-t-il les siens ?

Arrivera-t-il à dompter «le cercle de braises dévorant doucement les marges du temps» ?

Le lecteur découvrira avec délectation le dénouement de ce roman construit avec sensibilité et maîtrise de style. Comme dans ses précédents recueils – il suffit de rappeler ici ses précédents volumes «Chaque seconde est un murmure» et «Des mots de contrebande» – Alain Cadéo partage un amour fidèle pour les mots qu’il réussit à sublimer dans un langage d’une délicate saveur, permettant ainsi à la narration de se construire dans la lumière tamisée de la parole poétique.

Ce nouveau roman, «Comme un enfant qui joue tout seul», confirme sa valeur de passeport secret qui conduit les voyageurs des mémoires vers ce qu’il appelle «les intimes sanctuaires de nos actes et de nos pensées». Malgré une persistante absence qui le traverse, à l’image des «éternelles passantes» que sont ses personnages féminins, le roman reste un hymne à la puissance de l’amour comme seule force apte dans la reconstruction de l’existence.

Rajoutons à cela la capacité régénératrice des lieux familiers et de l’Océan comme symbole de la permanence.

On obtient ainsi un livre passionnant, vrai et rempli d’humanité.

Dan Burcea

Alain Cadéo, «Comme un enfant qui joue tout seul», Éditions La Trace, 2019, 202 p.

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