Une élégante révérence à travers les générations : «Toutes ces choses à te dire», un roman de Frédérique Volot

Lorsqu’elle décide d’écrire «Toutes ces choses à te dire», roman-hommage à son grand-père Ettore/Hector, Frédérique Volot ne doute pas un seul instant que le grand défi de son entreprise littéraire réside dans la manière dont elle va réussir à (re)construire le récit caché de cet être cher dans les corridors secrets de la mémoire familiale. Vu de cette perspective, le titre du roman dévoile ici tous les rouages d’un tel projet d’écriture, en réaffirmant que toute vie prend forme dans un récit (Paul Ricœur), que donc les choses qui font sa consistance et construisent son sens ne peuvent demeurer que dans la matière symbolique de la parole, dans l’acte de dire donnant naissance à la substance de la narration. C’est dans ce paradigme de l’incarnation de la vie par le biais du discours narratif que Frédérique Volot concentre toute son écriture : le besoin de témoignage s’avère encore plus capital lorsqu’il dévoile une autre dimension qui tient, cette fois, à la construction de l’identité de son personnage.

 

Mais n’anticipons pas les choses…

 

Victime d’un grave malaise causé par sa polyarthrite rhumatoïde, sur son lit de mort, Ettore n’a qu’un désir, celui de revoir Ange, sa petite-fille qui habite à Moscou. Prévenue par téléphone, Ange se presse au chevet de son grand-père. La narratrice profite de la parenthèse de ce voyage, pour raconter l’histoire de ses grands-parents, Ettore et Lucie, en commençant par leur enfance et jusqu’au moment présent de la narration. Une belle histoire d’amour qui surgit du cours mouvementé de l’Histoire, depuis la Grande Guerre, en passant par la montée du fascisme italien et le nazisme allemand, par la Seconde guerre, par l’exil en France d’Ettore, son séjour dans un camp de travail forcé, la Libération et l’après-guerre.

Originaire de Gorica slovène, devenue ensuite Gorizia, après la conquête italienne, Ettore est confronté dès son plus jeune âge à la mort des êtres chers, aux ravages du racisme et à l’exil qui le coupe de son pays natal. En voici un aperçu : «Partout, des villages anéantis, des terres ravagés, des populations en déshérence, jetées sur les routes de l’exode, des cadavres d’animaux en décomposition que le corbeaux ou des chiens livrés à eux-mêmes se disputaient». 

 

Se sentir rejeté, pire encore, en danger de mort, ne voulant pas adhérer aux idées de haine du fascisme italien, il décide de s’exiler en France, en Lorraine, à Nancy, puis dans la région de Vittel.

Connaîtra-t-il une vie meilleure ? Il avait appris le métier de tapissier auprès de son oncle Jožef, ce qui lui permettra de trouver du travail et de s’installer dans une nouvelle vie. Sauf qu’Ettore n’est pas un être ordinaire, sa vie cache des blessures et des secrets qui ne peuvent s’effacer ni si vite ni de manière définitive. Qui était son père qu’il n’a jamais connu et qui lui avait légué dans ses veines un sang slave, comment accepter, alors qu’il n’était qu’un enfant, l’italianisation de son nom, le changement de langue et d’identité, la violence et la haine nationalistes ? Comment, alors qu’il est jeté sur le chemin de l’exile, se séparer de sa famille, de sa mère et de ses frères et sœurs ? Et comment cacher tout cela une fois arrivé à bon port sans risquer de réveiller les soupçons, les haines et le racisme ordinaire ? Le régime de Vichy, le fascisme, le camp de travail font ainsi partie de son histoire.

Fait marquant, plein de sens, Ettore trouvera le support à tous ces malheurs et le remède aux douleurs du déracinement dans un objet qui a pour lui une valeur inestimable : son violon légué par Maria, une professeur de musique de sa Slovénie natale, et qui ne le quittera jamais. Cet objet sur lequel il a appris à jouer à merveille a un rôle particulier pour son histoire personnelle. Et c’est cet objet qu’il veut confier sur son lit de mort à Ange, sa petite-fille.

Frédérique Volot réussit à construire dans ce sens une narration poignante, sensible et pleine de réalisme, maniant à la fois des faits historiques et des structures de langage capables de donner de l’authenticité à son récit.

En même temps que l’histoire d’Ettore, le lecteur est invité à connaître celle de la belle Lucie qui deviendra sa femme. Issue d’une famille modeste, avec un père alcoolique et violent et une mère qui doit assurer la survie de la famille au prix de la santé de ses yeux abîmés par la fatigue du travail de broderie, Lucie est un exemple de résilience. Elle traduit à l’époque ce mot moderne par la volonté et la soif de vivre une autre vie que celle de ses parents, par une gaité naturelle qui illumine son visage. En plus, elle a une idée très précise de l’homme qu’elle va épouser, et, même si elle ne sait pas expliquer comment elle va le choisir, elle sait qu’elle va le reconnaître, le moment venu. Cet homme n’est autre que le jeune Ettore…

Inutile de préciser qu’une grande partie – la plus belle, d’ailleurs -, de l’histoire romanesque repose sur cette rencontre entre Lucie et Ettore, devenu pour elle Hector. Une vie ordinaire, comme beaucoup de réfugiés italiens connurent sans doute en France.

Mais peut-on dire d’une vie qu’elle est ordinaire ?

Ce n’est pas le cas de Frédérique Volot pour qui les vies de ses grands-parents s’individualisent et se reconnaissent dans la sienne et qu’en ce qui concerne son travail d’écriture dont nous parlions plus haut, son rôle de les mettre en récit ne suffit pas. Confrontée aux secrets dont toute vie semble construire une singulière fondation, l’écrivaine vittelloise sait que, pour percer le secret de cette mémoire familiale, elle doit franchir la frontière des choses dites pour rejoindre le territoire du non-dit.

C’est précisément dans ces arides contrées qu’elle pourra trouver la clef de son roman. Et dans ce sens, la surprise est de taille, il faut l’avouer, d’autant plus que cette découverte illumine à la fois le contenu romanesque et le souffle qui l’anime de l’intérieur. Sans pouvoir l’assimiler à la fonction narrative du dénouement – ce qui serait compréhensible, voire naturel, dans l’économie du roman –, ce secret dévoilé voit sa valeur augmentée par le rôle testamentaire assumé en direction de la génération suivante, représentée par Ange, la petite-fille qui va prendre le relais. Ettore nous livre son secret sur son lit de mort : «Je me suis muré dans le silence parce que depuis toujours on m’a rendu muet. […] Moi, je n’ai jamais su d’où je viens, et j’en ai souffert. Beaucoup souffert. J’en souffre toujours pour l’éternité».

Lucie, quant à elle, ne ressent aucune envie de dévoiler son passé. Libre à elle de choisir, selon Ettore.

Ces affirmations ouvrent à Frédérique Volot la porte à de multiples questions sur la manière dont s’est construite la personnalité de ses grands-parents et sur la manière qu’empruntent tous ces événements pour se construire comme récit incarné dans les mots qui libèrent, refusant ainsi la prison de ceux qui subissent l’obstacle infranchissable du secret de famille.

Un excellent roman, écrit avec intelligence et humilité, comme une élégante révérence à travers les générations !

Dan Burcea

Crédit photo : © D.R

Frédérique Volot, «Toutes ces choses à te dire», Presse de la Cité, 2016, 347 p., 21 euros.

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