Laura T. Iléa : « La littérature est l’état du monde »

J’hésite depuis quelques jours à répondre à la proposition d’écrire sur la littérature en temps de pandémie. J’avoue qu’en fermant la porte et en coupant les ponts des médias sociaux, j’oublie pour un instant que cela existe même. Et pourtant, je suis passée par tous les scénarios de cette accélération science-fiction suite à laquelle on est tombé dans l’épidémie de l’affect, après l’épidémie virale. Chaque scénario me semble tour à tour vraisemblable : oui, sans doute, un monde connecté qui a fait éclater l’épidémie de panique, qui a conduit les gouvernements à adopter des mesures restrictives (un tel quorum en faveur des mesures contraignantes n’a jamais été réuni); des gouvernements qui ferment des frontières qui ne seront plus rouvertes comme avant – un bon prétexte pour trouver des solutions à des problèmes insolubles. J’ai pensé à l’intoxication média, à la société du spectacle, où un freak show de proportions se déroule à l’échelle planétaire, avec des personnages de premier ordre en vedette – Tom Hanks en Australie, M. Trump qui donne la main à un diplomate brésilien, Madonna qui parle de l’égalité de tout le monde devant la maladie, tout fraichement refaite par des chirurgies plastiques couteuses. La vitesse ahurissante par laquelle les lunettes captent des catastrophes partout – les forêts en Amazonie, les forêts en Australie, ensuite le corona. À peine on est sorti d’une catastrophe qu’on est plongé dans une autre. Je me demande comment nous pourront tenir le rythme.

Tout de suite des analogies livresques. L’aveuglement de Saramago, une prémonition évidente pour la situation présente. Des références qui circulent partout et qui nous parlent du pouvoir du salut de l’art et de la science – Shakespeare qui aurait écrit Le Roi Lear en temps de confinement, Newton qui aurait découvert trois lois fondamentales de la physique dans son auto isolement pendant la peste, Nancy qui parle d’un trop humain virus, Bruckner et l’impossibilité de rester avec soi. Rien de plus dépressif qu’un monde sans distraction, dit-il en citant Pascal. Bien sûr, la plongée est directe et sans détour vers l’érotisme violent du Décaméron, écrit aussi en temps de peste.

Du coup, je me promets de lire les livres de tous ceux que je devrais lire depuis ô combien de temps – des témoignages de mes trois mondes, que je crains de ne plus pouvoir réintégrer. Moi, avec ma naïveté planétaire, avec mon utopie dont j’ai maintenant la nostalgie. Il ne s’agit pas de moi, je ne veux pas m’exprimer, ce n’est pas une occasion pour un dithyrambe laïque ou pour des figures de style. J’essaie aussi de sous-titrer des messages infus pour un monde à venir à mes étudiants pendant les cours en ligne, en leur disant que le grand temps est venu pour le retranchement sur soi. Bref, pour la philosophie, pour l’art et la littérature. Mais ils sont sincères : quoiqu’ils fassent, ils ne peuvent pas s’échapper au grand spectacle. Il est là et il les fascine, avec sa force d’absorption. On se sent vivant en étant dedans.

Et bien sûr, j’admire les amis de loin et de près qui ont décidé de ne pas faire le spectacle. Qui écrivent, continuent leurs projets sans se laisser envahir par l’anxiété et par les images contradictoires qui se déroulent devant nos yeux. Avec nous.

Je protège mes enfants. Je ne veux pas qu’ils développent des réflexes de panique, d’animaux traqués. Je ne sais pas s’ils pourront voyager comme moi.

Je me rends compte que ça ne dépend pas du tout de moi – leur offrir un monde.

Tel ou tel.

Je leur offre mes fictions. Mes idées. Mes rages. Et mon rire.

Je ne veux pas en faire de la littérature.

Ce n’est pas une occasion pour les mots à jaillir.

L’état du monde ne doit pas devenir littérature.

Et pourtant, on ne peut rien faire d’autre qu’en parler.

Écrivaine et philosophe roumaino-canadienne, Laura T. Iléa a publié deux romans (Cartographie de l’autre monde, Humanitas, Bucarest, 2018 et Les femmes occidentales n’ont pas d’honneur, L’Harmattan, Paris, 2015), un recueil de nouvelles (Est, L’Harmattan, Paris, 2009), des études littéraires parmi lesquelles La littérature canadienne en infrarouge. Le nihilisme féminin (Bucarest, Tracus Arte, 2015), Littérature et scénarios d’aveuglement – Orhan Pamuk, Ernesto Sabato, José Saramago (Paris, Honoré Champion, 2013) et une étude sur le philosophe allemand Martin Heidegger (La vie et son ombre, Éditions Idea, Cluj-Napoca, 2007). Elle est actuellement professeure de littérature comparée à l’Université Babes-Bolyai, chercheure attachée au SenseLab, Concordia et membre du Centre de Recherche des Études Littéraires et Culturelles sur la Planétarité de l’Université de Montréal.

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