Elena Adriana Dobrinoiu : Emil Cioran – un philosophe roumain sceptique à Paris

 

Je ne crois en rien, Je n’ai aucune certitude, Je doute de tout – De l’ordre de ce monde

Je fais des recherches sur la Librairie Rieffel – l’endroit où Cioran est venu étudier et écrire. J’essaie de comprendre, aujourd’hui, comment le philosophe essayait rigoureusement d’adhérer à la philosophie sceptique, comme Camus, offrant aux lecteurs une sorte d’évasion de la « cage de fer de la modernité ». Et je me pose la question : comment admettre les effets d’une conscience temporelle, qui est aussi une question centrale d’éthique ? Enfin, le travail de Cioran décrit à quel point ces effets sont complexes et comment ils sont confondus avec la plupart de nos idées sur la bonté, la justice, le progrès. Émile Cioran a été influencé par Bergson puis par Nietzche. Cioran lui-même ne pouvait pas toujours se définir comme un sceptique pointu, ayant des doutes sur lui-même, étant même contradictoire, bien que la gravité sans aucun doute dans ce domaine :

« Mon attitude envers le scepticisme n’est pas très claire pour moi. Je n’écrivais pas trop, mais je parlais souvent en sceptique. Je suis peut-être un faux sceptique, même si je me considère comme un vrai. Si je regarde mon tempérament, je ne suis pas, comme vous pouvez le voir, un vrai sceptique. Un sceptique est un homme froid, soumettant chaque chose à une analyse approfondie. Le scepticisme a joué un grand rôle pour moi, dans la mesure où, quand et quand, il m’a adouci. Le doute universel peut être un moyen de calmer. Si vous êtes convaincu qu’il n’y a aucune certitude, le doute est inévitable. J’en doutais moi-même, ce qu’aucun sceptique ne fait. Le sceptique est quelqu’un qui a de la distance avec ses idées et ce qu’il est. Il doute de tout, mais il est maître de lui-même. Il est aux commandes. Ce n’est pas mon cas. Et si j’avais des raisons d’être désespéré, mon doute était mon salut. C’est pourquoi j’ai une si grande faiblesse pour elle, et en lui étant reconnaissant, je me suis toujours fait une profession de foi en elle ; Je suis toujours resté fidèle … »

Dans ses livres, nous rencontrerons souvent des généralisations telles que « Je ne crois en rien », « Je n’ai aucune certitude », « Je doute de tout », que nous devons comprendre avec la déclaration « Dans l’ordre de ce monde”, sinon nous finirons par faire de lui qu’un sceptique inconsistant. Beaucoup auraient souhaité le contraire, pensait-il différemment, et à partir de là, il peut commencer la recherche de ses certitudes. De plus, il nous a lui-même parlé de ses obsessions, des obsessions qui l’ont finalement conduit à certaines croyances, comme celle présentée dans la première partie de cet essai, concernant l’écriture : l’écriture est une thérapie, une libération ; ou comme c’est celle qui fait référence à l’histoire, sa préoccupation la plus importante : l’histoire est une chute, un chemin continu vers le désastre humain, une poursuite vers la perdition. Dans les Carnets, il se considère comme « un esprit brisé glissé dans le scepticisme », « un sceptique et un passionné », « un sceptique déchaîné », un penseur « sous le charme du non », « un passionné déchu », un « un étranger à tout ce qui se fait sur cette terre », un « sceptique incomplet ».

Ces Carnets, témoins uniques de ses états, nous révèlent donc, tantôt comme un sceptique fort, déchaîné, viscéral, à vocation, un amoureux sans fin du doute, tantôt comme un sceptique faible qui s’échappe régulièrement pour l’expérience et la certitude.

Le scepticisme est, pour lui, d’une part, le chemin du salut, un « apaisant » pour ralentir ses débuts en raison de son tempérament, la cause de ses accessions de bonté, et de l’autre, le résultat d’un manque d’imagination, de cruauté habilement déguisée ou une impasse de l’impasse, une drogue, un poison sans lequel il aurait eu quelque chose d’encore plus nocif. On parlait cependant d’un scepticisme radical à l’égard de Cioran lié à sa période parisienne, quand il se montra libéré par l’acte capricieux (exigé dans sa jeunesse par la conviction de « réaliser un destin à l’échelle de l’individu ou d’une nation »), une annonce faite dès le premier chapitre du Traité de Décomposition, intitulé La Généalogie du Fanatisme, où il dénonce les idées qui sont devenues des croyances au service de l’acte.

Ou peut-être était-il devenu un démissionnaire, un homme déçu qui avait échoué dans son action. Son hésitation à se dire un véritable sceptique, mais surtout son travail dans son ensemble, le révèle comme un sceptique accro à la vie, c’est pourquoi, paradoxalement, dit-il lui-même, il a besoin de doutes. De plus, selon certains philosophes, il était un sceptique poussé par de nombreuses convictions, il était tourmenté, comme il dirait, par une cohorte d’obsessions. Sceptique de bon nombre d’arrangements de ce monde, il a formé ses propres certitudes qui sont devenues les principaux sujets de discussion dans ses livres.

« Mon idée, en écrivant un livre, est de réveiller quelqu’un, de gagner. Étant donné que les livres que j’ai écrits sont sortis de mes malaises, sans parler de mes souffrances, c’est précisément ce fait qui doit en quelque sorte être transmis au lecteur. Un livre doit tout renverser, tout bouleverser, tout remettre en question » – dit Cioran dans son Précis de décomposition.

Combien de lecteurs et d’auteurs Cioran a-t-il éveillé et gagné à sa cause ? Ils furent sans doute nombreux. Bien qu’il ait dit auparavant qu’il n’écrivait que pour lui-même, que tout ce qu’il écrivait était une écriture personnelle.

Pendant les travaux roumains, ce scepticisme est renié, méprisé comme une « manifestation » du sang froid de « l’homme théorique » – situé dans la pire position de la typologie cioranienne. « L’homme naïf » et « l’homme héroïque » étaient, pour des raisons différentes, bien supérieurs à l’homme théorique, caractérisé par le scepticisme.

La « conversion » de Cioran au scepticisme – dont la compréhension est particulièrement importante puisque celui-ci lui a assuré le « titre » avec lequel il est entré dans la postérité philosophique – est ainsi précédée d’une ère poétique. Son scepticisme de la période française ne peut être réellement compris que dans cette perspective, car il s’agit d’un scepticisme dérivé de la poésie et imprégné de poésie, un scepticisme poétique, un scepticisme créé par un « esthète du désespoir ».

Le scepticisme froid et calculé de l’homme théorique – explicitement répudié dans presque tous ses livres – est complètement différent du scepticisme auquel Emil Cioran adhère, toujours fiévreux, dans sa période française de création. Il est le résultat d’un long processus de combustion, distillation et recristallisation, un scepticisme « flamme », un « scepticisme solaire ». Pour comprendre quelles sont les raisons du « scepticisme cioranien » nous devons nous rappeler certaines des idées fondamentales de sa philosophie.

Cioran est un philosophe vitaliste, pour lui la valeur suprême est la vie. L’homme, en sa qualité d’être conscient, est un être tragique car, à cause de la conscience, la vie est devenue son objet : attention, réflexion, désir. La seule possibilité pour l’être tragique de retrouver la vie comme objet d’expérience est, après Cioran, l’extase.

Les œuvres de Cioran ont été appréciées non seulement pour leur contenu, mais aussi pour leur style distinctif et la finesse de la langue.

En 1949, paraît aux éditions Gallimard – une maison d’édition qui publiera plus tard la plupart de ses livres – la première œuvre de langue française, Précis de décomposition, distinguée en 1950 avec le prix Rivarol. Plus tard, Cioran rejette toutes les distinctions littéraires qui lui ont été attribuées.

Émile Cioran a vécu à Paris dans le quartier latin, qu’il n’a jamais quitté. Il a vécu longtemps à la retraite, en évitant la publicité. Au lieu de cela, il a cultivé le don de la conversation avec ses nombreux amis : Mircea Eliade, Eugen Ionesco, Paul Celan, Barbu Fundoianu, Samuel Beckett, Henri Michaux. Cioran a maintenu une correspondance étendue, se révélant comme un auteur épistolaire remarquable.

Références :

Cernica, Viorel – Études d’histoire de la philosophie roumaine, volume 4, Maison d’édition de l’Académie Roumaine, 2008

Pătraşcu, Horia Vicențiu – Thérapie par Cioran. La force de la pensée négative, Maison d’édition Trei, 2014

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