Interview. Brigitte Benkemoun : « J’aime l’idée de ne pas tricher avec le lecteur, de lui dire « je suppose » quand ce sont des suppositions »

 

Le hasard ou, comme elle préfère le dire, la pure coïncidence met entre les mains de Brigitte Benkemoun un carnet d’adresses, un répertoire d’une vingtaine de pages, écrit à l’encre marron et contenant les noms des plus grands artistes du XXe siècle, comme Aragon, Breton, Brassaï, Braque, Balthus, Éluard et tant d’autres. L’impression d’avoir découvert quelque chose d’exceptionnel est tellement forte qu’elle finit par qualifier ce carnet comme étant « l’annuaire intime du surréalisme et de l’art moderne ».  Une seule certitude au départ de son enquête, ce carnet date de 1951. À partir de là, tout reste à faire pour mettre ses pas dans ceux de celui ou celle qui n’est pour l’instant qu’un « fantôme ». Tout conduit vers Dora Maar, la femme qui aima Picasso, qui fut sa muse et à qui on a donné le nom de « la femme qui pleure », selon le célèbre portrait que le maître fit d’elle. L’investigation peut donc commencer pour le grand plaisir du lecteur invité à franchir des étapes inattendues avec l’écrivaine/détective. Mais la personnalité de cette femme dépasse de loin les clichés. Brigitte Benkemoun nous propose dans son livre « Je suis le carnet de Dora Maar » (Stock, 2019) une biographie prodigieuse, éclatante de vérité et d’une rare justesse.

Le fait d’entrer en possession de ce carnet est à peine croyable. Pouvez-vous nous raconter son histoire ? Quelle a été votre réaction lorsque vous avez compris qu’il s’agissait du répertoire de Dora Maar ?

L’histoire est trop belle pour paraître vraie à certains. Et pourtant tout s’est exactement passé comme je le raconte dans le livre. Mon mari a bien perdu son petit étui d’agenda Hermès en cuir. Il a voulu racheter le même. Hermès ne le faisait plus dans ce cuir-là et je lui ai suggéré de regarder sur eBay. Quand le paquet est arrivé je l’ai ouvert et découvert le carnet d’adresses glissé dans la poche intérieure : Cocteau, Aragon, Breton, Braque, Chagall… J’aimerais être capable d’inventer une fiction ou un artifice narratif pareil, mais je me suis contentée de suivre le chemin qui m’était indiqué par le carnet. C’est juste une trouvaille surréaliste.

Quand j’ai compris à qui appartenait ce carnet d’adresses, j’ai le souvenir d’une joie presqu’enfantine. Il y a au départ quelque chose de vraiment ludique à vouloir trouver. Comme une chasse au trésor. Et le moment où l’on sait est absolument jubilatoire.

« J’ai parfois l’impression un peu folle que ce carnet m’a choisie plus que je ne l’aurais trouvé », écrivez-vous. D’où vient ce sentiment proche de la captation ?

Il vient d’abord du sentiment de n’avoir pas choisi véritablement de courir après ce carnet. Dès le départ, c’est un peu lui qui m’impose et s’impose. Je suis comme un insecte piégé par la lumière ou un chien policier auquel on soumet l’odeur de celui qui a disparu, en lui disant « cherche, cherche… ». Puis chaque découverte qui par hasard croise un élément de ma vie peut apparaitre comme un signe. Je suis très rationnelle, donc quand certains de mes interlocuteurs proches du mouvement surréaliste, me disaient « il n’y a pas de hasard », je souriais gentiment, en pensant « il n’y pas de hasard, il n’y a que des coïncidences ! » Mais, par moment, en effet, j’étais troublée, je commençais à me poser des questions, quand les signes étaient bien plus que des clins d’œil. Mais quoi d’autre que le hasard ? Ce n’est quand même pas Dora Maar qui m’a expédié son carnet d’adresses depuis l’au-delà !

Vous affirmez vouloir écrire « une biographie relationnelle » où l’on tire les noms « comme le fil d’une bobine ». Comment définir ce nouveau genre littéraire ? Quelle est sa particularité ?

Encore une fois, je dis que j’ai décidé mais je n’ai rien décidé du tout. C’est l’objet qui m’a imposé la forme littéraire. Ayant la chance de l’avoir trouvé je ne pouvais pas me contenter d’une biographie classique. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi ce titre « je suis le carnet de Dora Maar ». C’est à la fois lui qui me dit qui il est. Et moi qui le suis au sens de « suivre », mot à mot, nom après nom. La particularité de cette forme est de reconstituer une vie façon puzzle. Il m’est même paru important de creuser certaines pistes totalement anonymes. Vétérinaire, coiffeur, plombier, marbrier… Ce carnet d’adresses reflète une vie, il n’est pas seulement une liste d’amis connus.

J’ai souvent pensé au Quatuor d’Alexandrie où chacun dit successivement sa vérité. Moi, j’avais l’impression d’interroger Breton, Éluard, Jacqueline Lamba … et de leur demander à chaque fois de me raconter pourquoi ils figurent dans le carnet d’adresses de Dora et ce qu’ils ont vécu ensemble. Et elle se révèle peu à peu.

Le carnet qui date de 1951 fait référence à des personnes qui ont compté dans la vie de Dora Maar sur une assez longue période de temps. Quelle est la période sur laquelle s’étend votre enquête ?

Son carnet d’adresses est assez banal, outre le fait qu’elle fréquente un nombre considérable d’artistes majeurs. Il y a des amis qu’elle connaît depuis longtemps, d’autres dont on voit bien qu’ils n’apparaissent que dans le courant de l’année ‘51 : leur nom n’est pas bien recopié au début mais écrit un peu plus tard, à la va vite, avec des crayons différents. Donc j’ai fait le choix d’évoquer d’abord ceux qu’elle a connu très jeune, puis d’avancer de façon vaguement chronologique. Parfois, le dispositif me conduit à revenir sur certains faits, ou les envisager un peu différemment, mais ce n’est pas grave. C’est comme quand plusieurs personnes se souviennent différemment des mêmes faits. Donc l’enquête avance et court de la fin des années 20 à sa mort en juillet 97. Mais l’année du carnet d’adresses c’est 1951, beaucoup de choses s’articulent forcément autour de cette année-là.

Au fil des pages déroulées dans l’ordre alphabétique, on voit défiler des noms très connus du grand public, d’autres moins, car circonscrits au cercle qui gravita autour des surréalistes et de Picasso et Dora Maar. Quel est ce regard que ses amis jettent sur elle ? Et qui est-elle en réalité à cette époque ?

En 1951, elle est séparée de Picasso depuis 6 ans. Elle a en partie surmonté la profonde dépression où leur rupture l’a plongée. Grace à Lacan, la religion qui prend de plus en plus de place dans sa vie et la peinture à laquelle elle se consacre désormais. Elle est une figure de la vie parisienne car elle sort à nouveau, fréquente les salons, les vernissages, les mondanités, voit beaucoup de monde, et ne vit pas encore recluse. C’est la période où elle me touche le plus, car je la sens pleine de doutes, de douleurs encore, mais elle a trouvé la force de reprendre la direction de sa vie. Elle se tient, elle fait face, elle avance.

Parlons d’abord de la relation entre Dora Maar et Picasso : vraie dépendance affective, victime d’un homme possessif qui fait des femmes qu’il rencontre de simples objets, muse et inspiratrice partageant son génie. Laquelle de ces formules choisir ?

Picasso est bien plus que possessif. Il est ce qu’on appellerait aujourd’hui un pervers narcissique. Et je pense que leur relation est profondément sadomasochiste. Lui, le sadique, elle, la maso. Ils se sont trouvés, se sont aimés, puis il l’a quittée quand il s’est lassée d’elle, tout en ayant continuellement besoin de maintenir l’emprise. C’est un mystère pour moi que l’on puisse jouir ainsi de la souffrance et la soumission. « Je n’étais pas sa maîtresse, il était mon maître, disait-elle… Mais il faut accepter ce mystère.

Avec « le dossier Lacan », comme vous l’appelez, vous abordez un des aspects les plus intimes de la personnalité de cette femme pleine de contradictions, instable, tragiquement éprouvée par la vie. Que révèlent ces séances de psychanalyse de Lacan sur Dora Maar ?

Je ne sais pas exactement ce que révèle ces séances car j’ai dû me contenter de reconstituer leur déroulement formel à partir de témoignages. Et Lacan n’a malheureusement laissé aucune note, aucun « dossier ». Il a seulement évoqué son cas un jour avec des amis qui s’étonnaient que Dora, autrefois très engagée à gauche, soit devenue à ce point bigote et mystique : « c’était dieu ou la camisole » aurait-il dit. Ce qui voudrait dire qu’il l’a encouragée dans cette voie, considérant que son salut passait par la foi et la dévotion à cet autre maître. Elle-même a confié un jour « après Picasso, il ne pouvait y avoir que Dieu »

Le compositeur Ned Rorem se souvient du rire cristallin de Dora Maar, de l’élégance avec laquelle elle tient son fume-cigarette. Et pourtant, il la qualifie de unerealised. Vous tentez de traduire ce mot la concernant par la métaphore « d’un pont qui va d’hier à demain ». Que veut dire ce caractère changeant, cette instabilité ?

Sous des dehors très autoritaires, des allures de femme forte, ambitieuse et coléreuse, elle semble avoir été très malléable et avoir beaucoup changé au cours des années. Il y a plusieurs Dora. Et je ne crois pas que c’est un artifice d’auteure qui ne parvient pas à trouver une cohérence à l’ensemble de sa trajectoire. Elle change au gré des rencontres et des influences, elle est très instable.

Revenons – si vous me permettez – à votre travail d’écriture. Une des difficultés qui n’a pas tardé à se présenter devant vous a été l’équilibre entre le réel de la vie de Dora Maar avec toutes ces contradictions et la tentation de combler avec la fiction certains espaces vides de sa biographie. Vous refusez toute connivence avec l’invention et préférez plutôt les détails dérisoires qui vous aident « à pénétrer dans la banalité de leur quotidien ». Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?  

Je reste très journaliste, j’ai besoin de faits. D’autant plus important quand je m’attaque à des monstres pareils : Picasso, Éluard, Breton, Lacan… On ne peut quand même pas les transformer en personnages de roman ! Ça n’aurait pas de sens pour moi. Il me parait tellement plus intéressant d’essayer d’approcher au plus près ce qui s’est réellement passé. Alors c’est comme un puzzle. Parfois on trouve de grosses pièces qui éclairent tout un pan de leur histoire, parfois de toutes petites. Et il reste évidemment de grands trous. Des « blancs » comme dit Modiano. Il faut alors supposer, imaginer, mais j’aime l’idée de ne pas tricher avec le lecteur, de lui dire « je suppose » quand ce sont des suppositions.

Peut-on dire que cet attachement au réel finit par être comme une forme de révérence au service de votre héroïne ? Quelle est la partie sombre de ce portrait et pourquoi dites-vous qu’elle « s’arrange souvent avec la réalité » ?

Oui, c’est une forme de révérence à son égard et à l’égard de ses amis. Elle s’arrange avec la réalité parce qu’elle veut réinventer sa vie à son avantage. Elle a beaucoup menti, et notamment avec ses derniers interlocuteurs au téléphone. Elle racontait ce qui l’arrangeait. En se contredisant aussi d’une fois sur l’autre. Elle a même prétendu qu’elle avait refusé d’avoir un enfant avec Picasso, alors qu’il est très probable qu’elle était stérile et il le lui reprochait d’ailleurs. Sa part la plus sombre c’est évidemment la fin de sa vie quand elle expose Mein Kampf dans sa bibliothèque et demande au galeriste Marcel Fleiss de jurer qu’il n’est pas juif. Elle a alors 83 ans. Elle a subi à la fois l’influence d’un moine assez intégriste et de son père franchement antisémite.

Vous nous livrez à la fin de votre livre les raisons d’aimer Dora Maar. Elles sont en nombre de six. Avant de vous demander laquelle est la plus pertinente, permettez-moi de vous demander si vous êtes vous-même tombée amoureuse de ce personnage. D’où ma dernière question : quel a été le plus grand bénéfice d’écrire ce livre ?

Dans mon esprit ce ne sont pas 6 raisons d’aimer Dora, mais les 6 femmes successives que j’ai eu le sentiment de croiser. Mais si vous l’avez perçu ainsi c’est peut-être qu’au fond chacune m’attendrit, et même peut-être un peu la dernière aussi, même si c’est plus compliqué : cette vieille femme solitaire et malheureuse qui perd la raison et tourne en boucle sur ses obsessions, parfois dans un délire antisémite et homophobe. Je ne suis pas du tout tombée amoureuse d’elle. Mais de son monde et son époque sans hésitation. Le plus grand bénéfice de ce livre aura d’ailleurs été de les fréquenter pendant plus de deux ans. Comme si ce carnet d’adresses avait été un sésame pour être invitée chez eux avec Dora Maar. J’ai souvent pensé au personnage principal du film de Woody Allen, « Midnight in Paris » qui voyage dans le temps chaque nuit, pour rencontrer Hemingway, Gertrude Stein, Picasso… Moi aussi j’ai voyagé dans le temps.

Interview réalisée par Dan Burcea

Crédits photo :  © Emmanuel Guionet

Brigitte Benkemoun, « Je suis le carnet de dora Maar », Éditions Stock, 2019, 336 pages.

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