Interview. Cristiana Eso: « Le poète révèle la place que nous avons dans l’architecture du monde »

 

Cristiana Eso fait partie de ces artistes dont les multiples facettes rendent difficile toute tentative de définir l’étendue de leurs talents. En tant que musicienne et poète, elle embrasse le monde avec un regard renouvelé, capable de saisir ce qu’elle appelle dans son dernier volume de poésies, Artisans de l’invisible, « un bonheur bâti à partir de tendres regards ». Qui est donc cette mystérieuse postulante aux grands secrets enfermés dans les « envolées nuptiales des oiseaux » et dans « l’ingénierie du vivant » ? Quelles sont les sources culturelles, mythologiques et poétiques qui nourrissent son univers ? Quel trait d’union pourrait-on tirer entre ce volume et les précédents qui sont autant de marques incontestables de son talent ? Cette artiste franco-roumaine avait débuté avec un livre en roumain dédié à un ange, Carte pentru Oma El  [Livre pour Oma El ] et a publié ensuite deux autres recueils bilingues  Ordinea precisă a întâmplării – La mécanique du hasard  et  Înălțarea – L’Assomption.

Nous lui donnons ici la parole pour nous parler de tous ces livres et de la matière secrète qui fait leur substance, surtout de son dernier recueil Artisans de l’invisible – Artizanii invizibilului, publié aux Éditions Marsa en 2019.

Comment vous définiriez-vous en tant que poète ? Je prends ici comme témoin deux de vos formules poétiques : « Mais le poète est des ciseaux/qui tranchent le désespoir » et écrire c’est « voyager vers soi ». Quel sens donner à ces deux métaphores ?

L’acte de se positionner comme réverbérant les merveilles du monde fait de chacun de nous un poète. Le premier acte d’écriture est une prise de connaissance du chemin qui va de soi à soi, tout en englobant le monde. Dans son périple, le poète est amené parfois à bouleverser l’ordonnancement des choses, à se repositionner de façon à maintenir l’équilibre entre contingence et beauté, entre inéluctabilité et grâce. Parler d’harmonie me semble déjà un état exceptionnel, presque un miracle. Cette mouvance engendre parfois des états extrêmes, des formes de violence et de sacrifice. Et même dans ces moments, le poète n’échappe pas au principe d’union et de cohésion de l’Univers.

Quelles traces de vos origines roumaines – culturelles, linguistiques ou folkloriques – ont contribué à la naissance de votre univers poétique ?

Mes premières lectures ont été les textes folkloriques et classiques roumains. La petite brebis Mioritza, le monastère d’Arges, le Maître Manole, les contes populaires de Ion Creangă, ou recueillis par Petre Ispirescu, les nouvelles de Barbu Ştefănescu Delavranvcea, les poésies de Mihai Eminescu, George Topârceanu, Tudor Arghezi, puis de Nichita Stănescu, la prose de Ioan Slavici, Mihail Sadoveanu, Liviu Rebreanu, et le théâtre de I.L. Caragiale. En grandissant, j’ai découvert Camil Petrescu, Lucian Blaga, Mircea Eliade, Mihail Sebastian, Marin Preda, Emil Cioran, Eugène Ionesco. Enfant, j’ai été marquée par l’imposant ouvrage L’Histoire de la littérature roumaine de George Călinescu. En souriant, je peux vous avouer que le livre de notre bibliothèque me paraissait énorme. Plus tard, pour divers projets et pour mes études à la Faculté de Lettres Modernes de Nancy, j’ai lu les ouvrages critiques d’Alex Stefănescu, de Ştefania et de Marin Mincu, d’Eugen Simion, de Nicolae Manolescu. Ma licence de littérature comparée a pris pour sujet la poésie de Nichita Stănescu et d’Alain Bosquet. J’ai été fascinée par la virtuosité de Nichita Stănescu, (j’entends encore sa voix récitant ses poésies) et mon premier volume en roumain publié Carte pentru Oma El, (Livre pour Oma El) traduit l’influence qu’il a eue sur des générations de jeunes poètes. Naturellement, mon premier modèle a été Mihai Eminescu.

Comment avez-vous réussi à réaliser le syncrétisme entre les deux cultures qui ont contribué à votre formation et à la maturation de votre écriture ?

Les lectures des grands classiques roumains et français ont été pour moi autant une nécessité qu’un divertissement. J’ai cherché des repères roumains dans le français, lorsque j’en trouvais, je me sentais riche et, le cas contraire, je dépassais la simple démarche de la copie, de la mémorisation des textes, ou encore celle de la traduction. Les détours permettent d’en connaître davantage. C’est ainsi que les musiques des langues m’ont ouvert les portes de l’imagination ; elles me rassuraient m’offrant un bonheur indéfini et toujours renouvelable à loisir. À l’adolescence, le chant et l’intonation se sont révélés être des outils pour mûrir et comprendre le monde. Au prix d’un travail assidu, ils m’ont permis de connaître la joie du partage du beau. Le phénomène de résonance reste pour moi le media de l’amitié, une forme de manifestation de la vie. Par exemple, je parle de ma jeunesse roumaine près de la Mer Noire, mais lorsque j’interprète une doina de Transylvanie, contrée éloignée de ma ville natale, je parle encore de mon enfance, et cette fois-ci la musique m’exprime de plus belle.

Vous êtes musicienne. Peut-on dire que la musique vous a aidée dans la création poétique ? De quelle manière ?

J’ai écrit plusieurs spectacles musicaux pour enfants sur le folklore roumain et la Mythologie Roumaine de Romulus Vulcănescu et la Vision Roumaine du Monde d’Ovidiu Papadima m’ont fourni d’intéressantes pistes de réflexion. Du travail d’écriture je suis passée à la mise en scène avec les enfants dans leurs ateliers de pratique musicale. Écrire c’est un peu revivre la magie d’une enfance bercée par l’imaginaire. Qui peut y résister d’ailleurs ? Adultes et écoliers français sont volontiers rentrés dans cet univers inconnu. En expérimentant des aspects plus méconnus de la musique, comme l’improvisation totale ou la poésie sonore, j’ai conçu des textes en associant des sonorités et des phonèmes porteurs de sens pour moi. Les langues se sont mélangées dans une sorte de polyphonie polysémique, ad hoc, éphémère, mais avenante.

Tout en essayant de jeter un regard à la fois sur vos débuts et sur la poésie que vous écrivez aujourd’hui, peut-on parler d’une unité ou, au contraire, d’un éloignement volontaire ? D’une maturation artistique prévisible mais difficile à définir, comme c’est le cas chez presque tous les écrivains ? Je pense surtout au lien possible entre « La mécanique du hasard » et « Artisans de l’invisible ».

Je crois qu’on se réécrit toute sa vie. Difficile d’échapper à soi, même par la création. Je pense que le temps permet de vérifier, de comprendre et de s’améliorer, voir récompenser sa jeunesse. J’ai mûri mon écriture, mais je porte un regard à la fois tendre et lucide sur mes premiers poèmes. Le tout prend encore plus de sens à mes yeux, grâce ou à cause du vécu. Des promesses se sont incarnées, des sentiments se sont manifestés, contredisant ou confirmant mes premières projections. J’éprouve cependant le besoin d’explorer d’autres formes poétiques. Entre « La mécanique du hasard » et les « Artisans de l’invisible » sont passées quatorze années. Le lien est toujours présent soit dans la thématique, soit dans la coloration des textes, mais les vers ont raccourci. Le besoin de consistance, celui d’inviter les références (artistes de la Renaissance et de la période classique, par exemple) ont répondu à l’exigence d’énoncer ce qui compte le plus, offrir ce qui est indispensable.

Je vous propose de nous tourner vers votre dernier livre Artisans de l’invisible.

Conçu en 5 parties, dont la dernière donne le titre de l’ensemble, il se lit comme un voyage à travers des lieux et d’époques d’une forte valeur symbolique. Comment s’est construite cette structure et en quoi consiste sa cohérence poétique ? J’avais songé au codex de Voynich, herbier, traité de sciences, œuvre ésotérique, mystérieuse, ce livre illustré par des dessins énigmatiques, écrit dans une langue méconnue, par un auteur anonyme au XIVe siècle. J’ai organisé mon recueil, tel un carnet de curiosités, d’expérimentations, un ouvrage d’art miniature. Mon premier chapitre Presentia est le constat de la présence du sacré, d’un référent prenant entre autres l’apparence d’une étoile, d’un oiseau, ou de l’être aimé. La partie « Terra Imperatrix » rappelle le lien entre le poète et la Nature, l’errance nécessaire pour tisser du sens. L’homme ne prend conscience de soi que par rapport à un extérieur, un monde qu’aujourd’hui encore nous ressentons et voyons en souffrance. Troisième cahier « Les saisons n’ont pas de sentiment »/ « Anotimpuri fără sentiment », brève incursion dans le temps, génère une réflexion sur notre propre nature, sur la temporalité depuis le lever jusqu’au delà du coucher de notre soleil intérieur. Comme dans une équation d’équilibre chimique, un équilibre métaphysique démontre que la beauté contenue dans la neige tombante est la même que celle exhalée par un bouton de rose ou le chant laissé dans le jardin par un rossignol envolé. « Conquérir la forteresse »/ « A cuceri cetatea » représente le combat contre l’ignorance et  l’inertie, mais aussi contre l’inconséquence et la présomption du connaisseur du « secret des étoiles ». Il y est question de solitude, de constance, de confiance, de persévérance dans son effort. Ultime volet, « Artisans de l’invisible »/ « Artizanii invizibilului », rappelle l’ultime produit de la transformation de l’être, la sublimation totale de la matière. Le poète est devenu poème et poursuit son existence dans un ailleurs, la lumière, laissant presque comme leg sa fable mi-confession, mi-inspiration.

Que faudrait-il transmettre à son enfant, sinon la prescription de poursuivre sereinement sa route en respectant la terre et le feu ?  

Nombreux sont les éléments poétiques auxquels vous faites appel. Je me permets d’en soumettre deux de ces éléments à votre attention. Le premier est la majesté de la nature (Terra imperatrix) à laquelle « les oiseaux font allégeance/en s’abandonnant au sommeil/dans une soyeuse luminosité », où les arbres se laissent « pister la nostalgie/pour lire les vestiges du bonheur » et tenter de comprendre quel est ce « Modus solvere enigma Mundi ».

Les éléments naturels demeurent la base du travail poétique. L’expérimentation est la maîtresse de tous les maîtres, Leonardo Da Vinci l’a tellement démontré : « L’ingéniosité humaine ne produira jamais une invention plus simple et plus belle, car dans la nature rien ne manque et rien n’est superflu » mentionne l’auteur de la Joconde. Le poète pressent que l’homme naît avec l’Univers entier en lui et qu’il subsiste en contemplant l’existant pour s’y reconnaître. Mais il s’agit de ne jamais cesser de rêver, d’inventer la réalité, afin de le découvrir et le décrire correctement. Nos limites se voient ainsi repoussées. Peut-être que la sagesse n’est rien d’autre que demeurer dans l’état amoureux. C’est un autre sens que m’a inspiré la célèbre phrase du toscan « Plus on connaît, plus on aime ».    

Le second est celui de l’art comme ces trois Pietà, ces vitraux toscans ou même ces enluminures qui habitent certains de vos poèmes. Quel est leur rôle dans l’économie symbolique de votre volume ?

Les trois Pietà de Michel-Ange représentent le labeur d’une vie d’artiste, destinée pour se dépasser, s’amender, et enfin s’apaiser. Comme les artistes-artisans qui peinent sur leur ouvrage, les poètes persévèrent aussi pour assembler convenablement leurs fragments de vérité. Conquérir la forteresse signifie demeurer serein et lucide, en harmonie avec le monde et dominer la forme brute. Les formes brutes constituent par exemple le bloc de marbre, le morceau de cuir, les vibrations stridentes d’un instrument de musique mal maîtrisé. Il faut alors vaincre la résistance de la matière. Ce chapitre je l’ai placé vers la fin du livre, car au cours de son existence, l’artiste parvient tardivement à se satisfaire de son travail. De même que l’unique acrostiche, les répétitions, les symétries, les collages et divers autres procédés renforcent le plaisir de la découverte et du jeu, les enluminures appartiennent aux manuscrits moyenâgeux et représentent la quintessence du travail d’orfèvre. Le livre s’adresse à l’enfant vénérable, celui qui demeure en nous.

Croyez-vous que la poésie peut encore de nos jours définir le monde ? Et, si oui, de quelle manière ?

Avant les sciences dures, la philosophie…la poésie est le moyen a priori capable de définir le monde. Elle se trouve au commencement et à la fin et peut vivre dans toute chose, sans que la laideur du monde dans sa forme primitive et brutale ne se retrouve jamais en elle. Elle se nourrit du monde et le régénère. La poésie permet d’accoler les choses qui sont faites pour aller de pair. Mais elle est en même temps dans tout et dans son contraire. Pour qu’elle s’exprime, il suffit parfois de supprimer les liens superficiels qui bâillonnent ce qui doit être libre, d’autres fois de bastillonner ce qui ne doit jamais être touché, et quelquefois de canonner pour protéger ce qui doit être défendu. Regarder le monde à travers un rideau de lumière aveuglante, ou encore à travers un arc-en-ciel, c’est encore décrire le réel grâce à la poésie.

 Le dernier poème trace, comme un héritage, le trésor que vous léguez à votre fils. « Puis enfin – écrivez-vous – sois spectateur pour la rose ou le jasmin, et prend place à ton tour dans l’architecture du printemps. Dans la seule vérité qui résiste, fortifie de ta limpidité son délicat parfum, le seyant support de la belle heure et le concret de l’Invisible ». De quelle permanence témoigne ce concret, de quel amour et de quelle nécessaire continuité ?  

Le poète révèle la place que nous avons dans l’architecture du monde. La permanence de la vie, de l’espérance vient du fait que nous sommes issus d’une dimension sacrée, que nous portons aussi en nous cette part de mystère et d’absolu. Lorsque nous nous apercevons de cela, notre poésie devient une puissante évidence.

Interview réalisée par Dan Burcea

Crédits photo: Filip Ion Sandu

Cristiana Eso, Artisans de l’invisible – Artizanii Invizibilului, Poésie, Texte bilingue français-roumain, Marsa Éditions, 2019, 105 pages.

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