Rentrée littéraire 2019 – Interview Eric Faye: « Pour moi il s’agit d’un roman sur le doute, plus encore qu’un roman sur la musique »

 

Éric Faye s’est imposé dans le paysage littéraire des 30 dernières années par une prose cultivant avec finesse l’équilibre précaire entre le réel et l’imaginaire où l’imprévu surgit pour semer le doute sur l’ordre fragile des choses («Nagasaki») dans un univers où l’écrivain renonce à son omniscience pour se fondre derrière l’évidence de son écriture («L’homme sans empreintes»), se contentant du regard hypnotique qu’il jette sur le monde («Éclipses japonaises»)

Dans son nouveau roman, «La télégraphiste de Chopin» (Éd. du Seuil), il nous embarque dans une histoire invraisemblable de medium et de transmission d’écriture musicale. Le récit navigue dans les eaux effervescentes du roman policier à la manière de la Státní Bezpečnost tchèque et le conte fantastique dans toute sa splendeur boulgakovienne.

Le sujet de votre livre est tellement romanesque qu’on ne peut pas s’empêcher de se poser la question s’il est inspiré d’un fait réel ou si vous avez choisi de nous plonger complétement dans la fiction.

Le roman s’inspire effectivement du cas de l’Anglaise Rosemary Brown, médium qui, dans les années 1960 à 1980, affirma qu’elle recevait chez elle différents compositeurs morts, en tête desquels Franz Liszt, mais aussi d’autres, non moins illustres, comme Chopin ou Schubert, qui lui dictaient des partitions « posthumes ». De grands interprètes se penchèrent sur ces partitions, les jouèrent, et Rosemary Brown enregistra même deux disques. Rosemary Brown est décédée en 2001 et personne n’a réussi à démontrer une quelconque supercherie ni à expliquer ce qui a pu se passer dans la tête de cette Anglaise, qui, de son vivant, ne se trahit jamais et ne fut jamais prise en faute. Il y eut cependant de nombreux sceptiques, qui ne crurent pas un instant que les partitions puissent émaner des compositeurs en question. Le cas Rosemary Brown m’a captivé parce qu’il se situait à la jonction de deux de mes centres d’intérêt : les mystifications artistiques et la limite entre réalisme et fantastique.

D’autres questions resurgissent à partir de ce constat. La première, pourquoi Chopin, alors que votre intention première n’est pas d’écrire une vie ou une exégèse sur ce compositeur ?

Parmi les romantiques, au XIXe siècle, Chopin m’a toujours intrigué par la singularité de son génie mélodique, qui fait qu’on le reconnaît instantanément parmi d’autres et qu’on n’entend chez nul autre ce genre de mélodies, fruits de son amour pour le «bel canto» mais aussi de son intérêt pour le fond populaire folklorique de la Pologne. Et puis Chopin, de père français, de mère polonaise, ayant vécu en Pologne, ayant donné des concerts en Allemagne, à Vienne, avant de vivre la dernière partie de sa vie en France, m’apparaît comme un esprit européen avant l’heure, une synthèse splendide de l’est et de l’ouest de ce continent.

Pourquoi Prague ? On sait que Chopin avait passé juste quelques jours dans cette ville à l’âge de 19 ans.

Oui, Chopin y passa brièvement vers 1830, mais ce n’est pas pour cela que j’ai choisi de faire déambuler mes personnages et mes lecteurs dans Prague. Prague, au cœur du continent européen, est une ville à laquelle je suis attaché de longue date, y ayant fait une résidence d’écrivain (mission Stendhal) en 2001 et y ayant passé plusieurs autres séjours depuis 1989. J’ai vu cette ville à la période communiste, je l’ai vue évoluer au fil des années 1990 et je continue de m’y rendre. Pourquoi donc ? J’aime les Tchèques, leur humour, la distance ironique qu’ils peuvent avoir avec le monde, toutes choses que l’on peut constater dans leur vie quotidienne mais aussi dans le cinéma et la littérature tchèques. Et puis, Prague est pour moi tout à la fois la ville des légendes, d’une certaine idée du fantastique (Perutz, Kafka, Meyrink…) et la ville de la musique ; outre Mozart, qui y séjourna et y créa Don Giovanni, Prague est marquée par tous ces compositeurs tchèques qui me touchent : Janacek, Dvorak, Josef Suk, Smetana, etc.

Et pourquoi cette période après la révolution de velours ?

Pour diverses raisons tenant à l’intrigue du roman, il me fallait le situer peu après un moment de bascule historique. Un moment où les anciens membres de la police politique se recyclaient comme ils pouvaient, où l’État de droit naissant n’était pas encore parfait, et où tout un pays quittait une pensée pour s’adonner à une autre – de la même façon que le personnage du journaliste Ludvik Slany est en proie au doute et va vaciller, changer au fil du roman face à tout ce qu’il découvrira de nouveau, de contraire à son mode de pensée.

Votre démarche romanesque choisit un mélange d’enquête policière et de conte fantastique qui renvoie au «Maître et Marguerite» de Boulgakov. Comment avez-vous conçu le fil narratif de votre roman ?

Tout s’est construit autour de la figure du journaliste et des échecs et doutes qu’il va rencontrer, car pour moi il s’agit d’un roman sur le doute, plus encore qu’un roman sur la musique, même si Chopin tient une place particulière, par son absence-présence fantomatique. Je suis un grand lecteur de Boulgakov, chez qui j’admire la capacité à faire cohabiter différentes dimensions de la littérature : le fantastique, le policier, le cocasse, le tragique…

Pour illustrer tout cela pourriez-vous nous dire quelques mots – sans dévoiler l’intrigue de votre roman – sur cette étrange «télégraphiste de Chopin», surnommée justement pour ces dons «madame Chopina» ?

Nous sommes à Prague en 1995 et une Tchèque, veuve et proche de la retraite, sans aucune éducation musicale et de condition très modeste, défraie la chronique en affirmant prendre sous la dictée des partitions d’un compositeur, dont la particularité est d’être Frédéric Chopin, mort un siècle et demi plus tôt. Cette Tchèque, Vera Foltynova, dit être médium, avoir la particularité de voir certains morts et de communiquer avec eux. Or, un emballement médiatique se crée autour d’elle, avec les «pour» et les «contre», et parmi les «pour», elle trouve de nombreux journalistes, tchèques ou étrangers, qui propagent son histoire, au point qu’elle devient une star. Elle doit enregistrer un CD chez Supraphon avec certaines des partitions posthumes de Chopin, et un journaliste de la télévision publique tchèque, Ludvik Slany, est chargé de réaliser un long documentaire-portrait de Vera Foltynova. Esprit rationaliste, il se met en tête de mettre au jour l’imposture, de prouver que les partitions posthumes ne sont que des pastiches – peut-être composés par un « nègre » embusqué derrière le paravent Foltynova, et pour parvenir à ses fins, il ne reculera devant aucune méthode de surveillance et cherchera à tendre des pièges à la médium…

Quel message voulez-vous faire passer aux lecteurs en ce moment de rentrée littéraire ?

Aucun ! Sinon – mais ce n’est pas un message – les conduire à douter, c’est-à-dire à s’ouvrir.

Interview réalisée par Dan Burcea

Crédit photo Julien Falsimagne

Eric Faye, «La télégraphiste de Chopin» Édition du Seuil, 2019, 272 p.

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