Pierre Perrin : La littérature ne connaît pas de fin

 

La manière de dompter les peurs et la brutalité du réel à la sortie du confinement

La pandémie de 2020 a conduit des majorités de peuples à rester dans les appartements. Durant deux mois, seules des nécessités, dûment déclarées ou effectuées dans l’intérêt général, ont autorisé à franchir un seuil. Les soignants, les employés de la distribution, les boulangers, les gaziers, les éboueurs ont trimé pour tous. Pour les autres, la lumière naturelle, la verdure, les fragrances sauvages, tout restait interdit. La santé exigeait ce prix. À l’ouverture, on comptera les morts et les blessés de cette guerre sanitaire. Des violences conjugales exacerbées ; des souffre-douleurs…

Que craindre ? Le pire, des attentes insatiables et, fautes de les satisfaire, diverses émeutes. Des inégalités de salaire vont-elles attiser des haines déjà grandies avant la pandémie ? Des famines guettent. Les sans-papiers, d’autres pauvres sans contrat de travail, comment font-ils ? Nombre d’entreprises vont sombrer, faute d’avoir survécu à la fermeture obligatoire. Les banquiers ne vont pas risquer un ongle. Certains vont se ruer sur le désastre. Qui douterait de leur sens du profit ? Comment sermonner, raisonner des actionnaires, toujours plus rapaces ? Quelle consolation apporter aux vaincus de cette guerre ? Les résultats prouvent la justesse de la métaphore.

Creuser la dette de l’État, de tant d’États dans le monde, ne pourra pas durer sans fin. Nul n’a vu de cœur généreux asseoir des déshérités à sa table. Nul n’a renoncé à un tiers de ses revenus dans cette impasse. La charité reste une antienne. La fraternité franchit peu de lèvres. L’écologie a-t-elle pénétré davantage les populations ? Ceux qui ne rechignent pas au superflu vont-ils moins voyager ? Ils font le succès du commerce de luxe et du tourisme. Qui restreindra son tour du monde ? Si les avions volent moins, si les porte-containers font moins d’aller-retours, le chômage se multipliera en cercles concentriques. La panique grandira. Nul ne peut vivre sans ressources. Sans ressources suffisantes, aucun État ne peut résorber la misère des laissés pour compte. 

Pourquoi continuer à écrire dans les temps qui s’annoncent ?

Pour un écrivain, la solitude est une bénédiction. J’ai commenté le confinement pour Marianne, qui a publié mon texte le 12 avril[i] sous le titre « une prise de responsabilité à valeur collective ». Rester chez soi n’est qu’une demi-contrainte, surtout à la campagne, sans enfant. Un écrivain ne sait guère s’ennuyer. « Je ne m’embête nulle part, car je trouve que, de s’embêter, c’est s’insulter soi-même. » Jules Renard, Journal, 5 septembre 1893. Ce temps où nul ne vient sonner à la porte reste entrouvert par la femme aimée, les réseaux sociaux, etc.

Écrire relevant d’une vocation, le clavier court sans peine. Qu’est-ce qui légitime cet entrain à brocarder ses contemporains, ses propres ridicules ? Après « tout est dit et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent » de La Bruyère ouvrant Les Caractères, Gabriele D’Annunzio reprend la marche avec Le Livre secret : « Si tu viens avec moi par un chemin que tu as parcouru cent fois, ce chemin te paraîtra nouveau. » Le sujet, l’homme dans le monde, le seul qui vaille, se remonte mieux qu’un palimpseste. La voix écrite reste unique. Si l’écrivain admet le raisonnement, le trouble est dépassé.

Bien sûr, un écrit reste personnel. Si tout le monde écrivait sans distinction, quel intérêt à suivre l’un plutôt qu’un autre ? Plus sérieusement, quelle utilité conférer à un écrit ? La littérature tient dans un « usage esthétique du langage écrit »[ii]. Tous les mots comptent. Elle confère à la langue une grandeur que le bavardage, radiophonique et autre, lui dénie chaque jour. Un écrivain n’est pas un saltimbanque. Il écrit comme on sème, loin devant ; pas dans sa bavette. Pour un Rousseau qui a ré-ouvert le contrat social, combien de couvercles sans feu ?

À la différence d’un éditorialiste, un écrivain peut-il changer le cours du monde ? Voltaire réduit les religions à des niaiseries ; elles courent toujours. Montaigne convainc que la torture trompe qui la pratique. Seul le malfrat résiste à tout ; l’innocent avoue des fautes immaculées, pour en terminer avec la souffrance. La torture demeure alerte en temps de guerre. C’est que l’homme ne lit guère pour changer quoi que ce soit. Le comportement de chacun tient à tant de facteurs. Pour changer, il faudrait que Panurge dicte le nouvel essentiel. Mais Panurge reste sur ses gardes.

Écrire est un art. Cet art dispense un plaisir au lecteur. Il permet un échange, au-delà des contingences ; un échange, au-delà de ses propres convictions. Il l’élève, s’il le veut bien. Il agrandit son champ de vivre, anticipe sur des expériences, rouvre parfois des blessures anciennes, pour les mieux guérir. Lire donne à réfléchir, suscite le rire, le sourire, les larmes. Les livres offrent un baume par ces temps de haines recuites. Les difficultés de nos contemporains ne se résorberont pas d’un trait de plume.

Pierre Perrin, 3 mai 2020

[i] https://www.marianne.net/culture/coronavirus-le-confinement-cette-prise-de-responsabilite-valeur-collective

[ii] https://www.cnrtl.fr/definition/littérature (définition qu’en donne le Cntrl)

 

Né en 1950, Pierre Perrin a publié, parmi une vingtaine d’ouvrages, Manque à vivre, en 1985, La Vie crépusculaire, prix Kowalski de Lyon, 1996, Le Cri retenu, Cherche Midi, 2001, Le Modèle oublié, Robert Laffont, 2019. On peut consulter son site ainsi que la revue mensuelle, Possibles, qu’il héberge : http://perrin.chassagne.free.fr

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