L’écrivain face à ses personnages : Marine Baron

 

Les phrases d’un livre qui me restent sont presque toujours celles qui s’écrivent au présent de vérité générale. J’en aime des dizaines, dont celle d’Oscar Wilde, pour qui « la vérité est rarement pure et jamais simple », celle de Germaine de Staël, qui saisit « cette crainte de paraître sensible quand on s’est permis quelquefois de plaisanter la sensibilité », ou encore celle de Montherlant, lorsqu’il écrit qu’« on flétrit du nom de dilettante un homme qui aime tout ce qui mérite d’être aimé ». Dans un roman, je les retiens plus particulièrement lorsque les personnages ont su les porter de manière évidente.

Pour cela, sans doute, l’écrivain doit abandonner beaucoup de lui dans ses personnages. Leur chair ne peut être que la sienne. Il leur greffe un cœur dont le rythme est sa propre résolution, dont le souffle est son propre manque.

Comme tous les étudiants en lettres, je n’ai pu échapper, ainsi que mes camarades, aux diverses considérations sur la célèbre phrase attribuée à Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi ». À cet égard, une question nous a souvent été posée : si le personnage de Madame Bovary incarne à tel point son auteur, pourquoi ce dernier n’a-t-il pas choisi un personnage masculin pour le représenter littérairement ? Nul besoin d’être une femme pour connaître l’ennui dans son mariage, la rêverie, la passion ou la déception amoureuse. Alors pourquoi ? La réponse a souvent été la suivante : le choix d’un personnage féminin pour incarner l’illusion, la passion et la souffrance est surtout une affaire de convention, quand Proust a pu, ultérieurement, féminiser les prénoms de ceux qu’il a aimés pour les faire exister. Car Madame Bovary, roman jugé scandaleux par une partie du public lors de sa parution, ne l’est peut-être pas tant que ça, aussi génial soit-il.

Plus tard, j’ai appris que cette fameuse citation de Flaubert était peut-être bien apocryphe, mais la connaissance de cette probable supercherie n’a rien changé pour moi : j’aime cette déclaration et je la trouve fascinante en ce qu’elle traduit, à savoir la possibilité pour l’écrivain de s’abriter derrière les conventions persistantes des personnages pour être pleinement lui-même à travers eux.

Je ne dis pas, toutefois, que cela ne m’agace jamais. J’ai, par exemple, de plus en plus de mal à lire des phrases commençant par « les femmes » et contenant un présent de vérité générale, parce qu’elles réduisent presque toujours les femmes à des êtres frileux. « Les femmes » sont souvent des hommes que l’écrivain habille en femmes lorsqu’ils sont faibles et malchanceux. D’aucuns diront que mon agacement vient d’un souhait de « morale » et de discours « politiquement correct ». Mais la réalité est bien plus pragmatique et bien plus simple. D’une part, il faut l’admettre, il s’agit d’un agacement égoïste de voir ses semblables dépeintes sous des jours presque toujours peu glorieux. Mais surtout, d’autre part, ces phrases sont tout simplement fausses ou applicables à n’importe quel être humain, masculin ou féminin. Remplacez « les femmes » par « les hommes » et vous aurez une phrase ni plus vraie, ni plus fausse. Le plus déroutant est que ces affirmations sont parfois écrites par des génies. Au vu des polémiques actuelles autour de la « cancel culture », je me sens obligée de préciser une chose : je suis absolument contre toute forme de censure et je ne souhaiterais pour rien au monde que ces phrases n’existent pas. J’aime les auteurs en dépit des inexactitudes qu’ils écrivent sur les femmes ou sur d’autres choses ; d’une certaine manière, je les aime aussi pour et par elles. Elles me permettent de me rappeler qu’il ne faut jamais sacraliser personne. Il n’en reste pas moins que certaines de leurs assertions sont pour moi difficilement lisibles, et que je revendique le droit de dire que je les trouve sans intérêt.    

La dernière phrase de ce genre que j’ai lue est d’Arsène Houssaye : « Les femmes se laissent surprendre quand elles nagent dans leur passion, mais les hommes se tiennent toujours au rivage ». Je ne parle pas de Nietzsche qui écrit : « Dans la vengeance et en amour, la femme est plus barbare que l’homme », et qui semble n’avoir jamais lu les torrents d’injures que peuvent écrire des hommes dans un état de dépit. Oscar Wilde n’est pas mal non plus : « L’homme veut être le premier amour de la femme, alors que la femme veut être le dernier amour de l’homme ». On peut se dire, bien sûr, que c’est l’époque qui parle. Oui, évidemment, mais pas que. Aujourd’hui encore, les généralités hasardeuses sur les femmes ne cessent de pulluler. Yann Moix écrivait, il y a deux ans à peine : « Une femme abandonnée cherchera celui dont elle aura la certitude qu’il sera constant ». Là encore, on ne voit pas ce qu’il y a de spécifique aux femmes. On peut seulement penser qu’une personne délaissée, homme ou femme, n’a plus envie de l’être, toute douleur étant souvent mémorisée pour être déjouée à l’avenir. En ce sens, c’est plutôt la tradition littéraire qui est « politiquement correcte », en évitant ainsi la complexité de la réalité, en la scindant en deux de façon malheureuse.

Longtemps, j’ai cru être parfaitement étrangère à ce genre de facilité. Je me suis toujours dit que, si un jour j’écrivais un roman, quand bien même je n’aurais jamais un talent comparable à tous les auteurs dont je viens de parler, je serais « plus subtile » que ça. Mais, en relisant les épreuves de mon premier roman, La Couverture, paru il y a quelques jours, je me suis rendu compte d’une chose : moi aussi, malgré tous mes efforts, je ne peux échapper à ce genre de convention. Ayant deux personnages principaux dans mon livre, un masculin et un féminin, je suis, en quelque sorte, un peu « tombée dans le panneau ». Dans certains passages, j’ai forcé le trait du désespoir et de la faiblesse de la femme, en essayant d’imaginer des souffrances que je n’avais pas directement vécues. Inversement, j’ai clairement accentué le sans-gêne et l’ambition de l’homme, ainsi que son goût de la conquête amoureuse. Cet homme, mon héros, ressemble un peu à ce que j’étais dans ma jeunesse, mais je me suis cachée derrière lui pour parler de la jeune femme ingérable que j’ai été. J’ai choisi ce jeune homme séducteur, parce que c’est un stéréotype confortable, pour oublier un détail : à certains égards, j’ai été pire que lui. J’aurais pu choisir un personnage féminin pour incarner ses frasques, mais il m’aurait fallu me débattre avec un discours militant, du moins perçu comme tel, justifier sans arrêt mon choix. Alors, j’ai imaginé un homme. Et cet homme, c’est moi. Enfin, je ne sais pas jusqu’à quel point, nous cohabitons sans nous superposer, nos actes ne peuvent avoir la même signification, je ne sais plus qui a le cœur ou la tête de qui, nous sommes parfois mêlés jusqu’à la confusion. Et il me revient à l’instant cette phrase de J. L. Borges, peut-être apocryphe, elle aussi : « Tous mes personnages sont doubles ; et le vrai, c’est toujours l’autre ».

Marine Baron

2 septembre 2020

Ancien officier de Marine puis élève-officier dans l’Armée de Terre, Marine Baron est Docteur en philosophie, doctorante en droit et enseignante. Elle a travaillé dans l’industrie pharmaceutique, le recrutement et le secteur bancaire. Elle est l’auteur d’articles, de chroniques, de reportages pour divers journaux, d’un récit, Lieutenante, être femme dans l’armée française (Denoël, 2009), d’une biographie, Ingrid Bergman, le feu sous la glace (Les Belles Lettres, 2015) et d’un roman, La Couverture (Balland, 2020).

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