Interview Romain Slocombe: « J’ai voulu montrer ce qui se passe quand une société s’effondre, et cela peut arriver même à un grand pays civilisé »

 

 

Avec La débâcle (Ed. Robert Laffont), Romain Slocombe renoue avec le genre historique dédié à la Seconde guerre, mettant à cette occasion en valeur tout son art de restaurateur d’un tableau déjà fortement imprimé dans la mémoire collective française. Il faut reconnaître que les tons auxquels il fait appel sont d’une force chromatique impressionnante, souvent cruels et sans nuances. Le sujet s’y prête amplement, s’il fallait encore le préciser, comme d’ailleurs le montre tout aussi magistralement son contenu narratif. Rarement, des outils littéraires comme, par exemple, celui de l’énumération, ont été censés emporter avec une telle force le lecteur dans des couloirs d’un enfer que seuls les mots superlatifs sont capables de décrire et de construire dans une pareille accumulation. Mais comment faire sinon pour montrer avec réalisme et distance une telle souffrance ?

Pour y répondre, nous donnons la parole à Romain Slocombe.

Est-il encore nécessaire aujourd’hui, 80 ans après, d’écrire un livre sur un événement comme celui de la débâcle de 1940 ? Comment avez-vous décidé de le faire ?

Au cours des dernières années j’ai écrit plusieurs romans se déroulant sous l’Occupation, notamment ceux dont le personnage principal est l’inspecteur Sadorski, des Renseignements généraux, un personnage brutal et antipathique mais qui en tant qu’anti-héros fascine les lecteurs, tout en étant le véhicule idéal pour leur faire connaître les réalités de cette période noire de l’histoire française, et faire tomber certaines légendes. J’ai eu envie de savoir comment tout cela avait commencé – comment une nation aussi riche et bien armée que l’était la France, s’était écroulée aussi vite que l’avait fait la Pologne, en quelques semaines, devant la puissance hitlérienne.

Comment avez-vous rassemblé et surtout filtré les documents sur lesquels repose votre récit ?

J’essaie en général de croiser un maximum de sources, et de préférence en partant de journaux intimes ou de récits écrits très peu de temps après la période concernée (ou par des gens qui ont une mémoire très précise et fidèle). On a ainsi le ressenti des individus, la manière dont ils pensaient les événements ou les problèmes qui les préoccupaient, les rumeurs qui circulaient, les sujets des conversations. J’évite de penser, en écrivant, à ce que nous savons aujourd’hui ; je m’immerge totalement dans l’époque. Dans le cas de La débâcle, le travail le plus difficile était l’aspect militaire : savoir comment on se battait en 1939-1940, et quelles étaient les unités en présence sur le parcours que je souhaitais donner à mes personnages. Mais à force de lire des récits authentiques de médecins militaires, de soldats ou d’officiers, y compris des journaux de route ou des souvenirs postés sur Internet, j’ai appris énormément de choses et pu donner une vision très réaliste de comment cela se passait pour les combattants français durant ces journées tragiques.

Quelle place reste-t-il à la fiction ? Je fais ici référence à la Note de l’auteur dans laquelle vous qualifiez votre roman comme une œuvre d’invention que vous distinguez du réalisme des aspects militaires et politiques.

Au départ, j’avais une anecdote réelle, trouvée je ne sais plus où : un homme était mitraillé au volant de sa voiture, et son épouse courait chercher du secours dans un café ; lorsqu’elle est ressortie avec de l’aide, quelqu’un avait déjà volé la voiture pour fuir plus vite, sans se donner la peine d’en extraire le blessé ! Je me suis demandé qui pouvait être ce couple, et qui avait volé le véhicule… et j’ai pensé qu’un side-car pouvait se présenter à ce moment, que son pilote prendrait la femme à son bord pour l’aider à retrouver la voiture et le mari… Puis je me suis demandé qui serait le motard, et ainsi de suite. J’ai donc construit toute une petite galerie de personnages principaux du roman, divisée en trois groupes : une famille de grands bourgeois avec enfants et bagages, un couple (celui qui est mitraillé), et un soldat en moto qui chercherait à rejoindre sa fiancée. Tout cela est assez romanesque. Et ces personnages principaux fictifs, je les ai inscrits dans des événements qui sont eux tout à fait réels et documentés avec la plus grande précision.

Comment avez-vous choisi le titre de votre roman ? Quels synonymes trouveriez-vous à y coller ? Je vous propose, quant à moi, (sans vous sentir obligé de les prendre en compte) deux syntagmes tirés de ses pages et qui parlent de la France obligée de vivre ces affreux moments : celui du temple bourdonnant des malheurs et des agonies (p. 294) et du peuple français comme un troupeau hagard et désorienté (p. 363).

Pour le titre, j’avais le choix entre « La Débâcle », « La Déroute », ou « L’Exode ». Mais ce dernier terme s’applique davantage aux civils, il ne prend pas en compte la partie militaire de l’effondrement de la France en juin 1940. « La Déroute », au contraire, évoque surtout la défaite d’une armée. Ne restait donc que « La Débâcle », qui me permettait en plus de rendre hommage au grand roman éponyme de Zola, que j’ai lu pour l’occasion, et qui concerne l’invasion allemande de 1870, laquelle a débuté elle aussi, coïncidence de l’Histoire, par Sedan.

Quant aux synonymes, je ne me sens pas capable de les trouver, mais ceux que vous proposez me paraissent s’appliquer parfaitement aux événements décrits.

Votre aventure romanesque se déroule sur un axe ferroviaire et routier Paris-Biaritz, avec en ligne de mire la Loire, via Orléans et Bourges, que les réfugiés civils et les militaires en déroute tentent de franchir. Comment avez-vous dessiné cette carte narrative ? 

Étant parisien moi-même, je souhaitais décrire la chute de Paris, qui est très mal connue (on a plus en tête les photographies de civils en fuite sur les routes). Et, dans la courte période de huit jours que j’ai choisi de raconter, l’objectif pour les fuyards était de se réfugier sur la rive sud de la Loire, car on imaginait que la largeur du fleuve, puis une vigoureuse contre-attaque française, allaient stopper l’offensive de la Wehrmacht. Cela circonscrivait donc ma « zone romanesque » à l’intervalle de 200 kilomètres environ entre la capitale et le fleuve. Pour ce qui est du soldat, Lucien, je lui ai trouvé un point de départ situé au nord-est de Paris mais à une soixantaine de kilomètres à peine. Cela me permettait de montrer la résistance héroïque de ces hommes qui tiennent le dernier front qui protège la capitale ; puis le moment où ce front cède, et où la situation dégénère en un vaste sauve-qui-peut. Une fois que je savais grosso modo par où allaient passer mes personnages, j’ai travaillé avec des cartes routières, de vieux indicateurs de chemin de fer, et même parfois Google satellite afin de contempler la situation de haut : les champs, les forêts, les rivières, et les lignes ferroviaires parfois désaffectées mais dont subsistent des traces vues du ciel…

La dimension temporelle s’étend du 10 juin 1940, premier jour des hostilités et se termine par le discours du maréchal Pétain à la radio et la capitulation de l’armée française, le 17 juin. Cette durée était nécessaire pour l’unité de l’action ? Est-elle calquée sur la durée réelle des événements ?

Je ne comptais pas écrire un livre très long (il l’est devenu en cours d’écriture) et voulais par conséquent me limiter à une période assez courte, disons une semaine, qui s’achèverait le 17 juin avec l’annonce à la radio par le maréchal Pétain de la demande d’armistice – lequel a été signé quelques jours plus tard, justement pour éviter une « capitulation » dont les généraux ne voulaient pas entendre parler car trop déshonorante pour eux. (L’armistice, qui est un simple cessez-le-feu, était censé ouvrir la voie à un traité de paix entre les deux pays, lequel n’a d’ailleurs jamais été signé.) Je souhaitais une sorte de compte à rebours, un chapitre par jour, jusqu’à cette date fatidique qui concrétise la défaite. En faisant des recherches historiques un peu plus poussées, j’ai constaté que le début de la panique à Paris était le 10 juin, quand la capitale se réveille sans gouvernement, celui-ci ayant pris la fuite au cours de la nuit. Cela faisait exactement huit jours jusqu’au 17, d’un lundi à un autre lundi. Cela me paraissait un découpage idéal pour mon projet de roman. Et me permettait de conserver, en effet, une unité de temps et d’action. Quant au suivi des événements, il est extrêmement précis et respecte la réalité historique dans ses moindres détails.

Vous indiquez que vos personnages sont totalement inventés. Comment les avez-vous créés, qu’incarnent-ils ?

Les personnages principaux appartiennent à la grande ou moyenne bourgeoisie pour les Perret et les Guirlange, à la petite bourgeoisie pour Lucien et sa fiancée Hortense (ces deux derniers sont demi-juifs, ce qui a une certaine importance symbolique, vu la menace que représentent les hitlériens pour cette communauté ; d’autre part, Lucien est un demi-Juif d’Algérie, et il est donc mobilisé dans un régiment d’Afrique du Nord, ce qui me permettait d’évoquer le rôle très important et oublié des troupes coloniales dans l’armée française ; enfin, il est un artiste, et, personnellement, je pouvais partiellement m’identifier à lui, ayant été moi-même photographe plasticien et illustrateur). Quant au capitaine Ducrot et sa famille, ils représentent les petits notables d’extrême droite provinciale dans toute leur horreur.

Dans la catégorie des personnages collectifs on distingue d’abord celui de l’armée, le plus réaliste, selon vos affirmations. Comment vit-elle cette malheureuse aventure et pourquoi dans ses rangs invoque-t-on la trahison des généraux ?

La trahison est réelle, quoique assez difficile à prouver. Les soldats en étaient conscients lorsqu’ils se voyaient aussi mal approvisionnés en munitions, en essence, dépourvus de couverture aérienne, etc. Et, même s’il n’y avait pas eu trahison de la part d’un certain nombre d’officiers supérieurs liés au mouvement terroriste d’extrême droite surnommé « la Cagoule », la simple stupidité des généraux français aurait suffi à faire perdre cette guerre presque aussi vite. Déjà, depuis le début des années trente, ils restaient figés dans une stratégie de défense et non pas d’attaque. Tout simplement d’abord parce que la France, saignée et épuisée par la guerre de 14-18, n’avait aucune intention belliqueuse contre ses voisins ; et que la seule question était de contenir l’Allemagne au cas où elle manifesterait des intentions de revanche (la France lui en a d’ailleurs donné toutes les raisons en la brimant par le traité de Versailles). L’idée a donc été de dresser un mur infranchissable entre la France et l’Allemagne : la fameuse ligne Maginot. Mais elle était en fait aisée à franchir et de toute façon n’a jamais été terminée. Les Allemands ont préféré néanmoins la contourner. On avait laissé au nord de cette ligne un espace très mal défendu, devant les forêts des Ardennes prétendument « infranchissables », et les panzers allemands n’ont eu qu’à s’engouffrer dans cette brèche et franchir la Meuse. Ils ont ensuite, au lieu de descendre vers Paris, foncé vers l’ouest jusqu’à la mer, coupant en deux le nord de la France et isolant en Belgique tout le corps expéditionnaire franco-anglais et ses troupes d’élite qui avaient commis l’erreur de marcher dans ce traquenard. En fait, cette simple manœuvre audacieuse des Allemands a décidé du sort de la guerre. Le généralissime Gamelin, pourtant un très mauvais stratège, a compris tout de suite que c’était foutu, qu’on ne pourrait jamais redresser la situation. Les malheureux soldats français ont fait ce qu’ils pouvaient pour résister, et je souhaitais dans ce roman rendre hommage à leur héroïsme. Un commandement déficient leur a sapé le moral, et quand les fronts ont cédé, ça a été une débandade. Mais l’armée française compte tout de même environ 92 000 morts pour la période de mai-juin 1940, cette guerre-éclair a été extrêmement violente.

Et les civils, cette foule qui possède un visage où la douleur peut se lire à chaque moment ? Peut-on en parler comme d’une âme qui souffre à l’unisson ?

Je me suis basé sur de très nombreux récits de réfugiés pour décrire ces scènes terribles, qui ont largement marqué les imaginations des Français. Mais il n’y a pas que la souffrance, il y a des moments cocasses, ou, pour les adolescents, un parfum d’aventure, et beaucoup de rencontres sexuelles ont eu lieu à la faveur de ces événements incontrôlables.

Que dire, en conclusion, si ce n’est, pour reprendre les paroles d’un de vos personnages « ce pourrait être moi ». Est-ce que cette interrogation pourrait être élargie à un message adressé à nos contemporains aujourd’hui ?

Je n’écris pas vraiment de romans « à message », chaque lecteur est libre de tirer ses conclusions. On peut bien sûr y voir une allusion à de nouveaux exodes de populations chassées par la guerre, on pense évidemment à la Syrie. J’ai voulu aussi montrer ce qui se passe quand une société s’effondre, et cela peut arriver même à un grand pays civilisé. Cela s’est passé hier, cela peut se reproduire demain. 

Interview réalisée par Dan Burcea

Crédits photo : Jean Raymond Hiebler

Romain Slocombe, La débâcle, Ed. Robert Laffont, 2019, 528 pages.

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