L’écrivain face à ses personnages : Laurent Cachard

 

La question du personnage a toujours été complexe et le romancier que je suis en a rajouté une couche : sans m’attarder, je peux citer – liste non exhaustive – un jeune soldat de vingt ans pris dans une embuscade en Algérie, qui a tout de mon oncle mais qui est un peu plus que lui puisqu’un petit peu moi, un célèbre basketteur des années 70 dont le personnage romanesque reprend l’identité pour la dépasser et, récemment, un travail de dix ans sur la figure d’une jeune Ukrainienne qui n’a jamais existé, mais dont un groupe de rock a inventé l’effigie et l’histoire, sans trop en dire, jusqu’à ce que, trente ans après, je la reprenne, la fasse mienne et crédible, m’appropriant pour le coup l’iconographie fictive devenue réelle. Ouf.

Le mécanisme, pour moi, d’identification est totale, dans l’écriture : pour entrer dans le Stream of consciousness, il faut que je devienne mes personnages, que j’aie confiance en ce qu’ils me racontent. Tout auteur sait qu’un personnage à l’origine secondaire peut le surprendre et occuper une place qui ne lui était pas assignée, au départ. J’écris des romans psychologiques, le plus souvent sur le mode du monologue intérieur ; avec la double difficulté, là aussi, de restituer au plus juste la pensée du protagoniste, de ne pas la corrompre par la modélisation. Le choix, par exemple, de simplifier à l’extrême le discours d’un personnage, dans la syntaxe, le vocabulaire, pour restituer sa condition sociale est très compliqué, parce qu’en même temps, c’est ce qu’il dit qui importe. « L’âpre vérité » stendhalienne, puisqu’il convient d’en parler. On est dans la vulgarisation la plus complète, et la duplicité est réelle, son danger également : combien de fois mon (premier) éditeur m’a-t-il fait remarquer, sur manuscrit, que ce n’était pas le personnage qu’on entendait, mais l’auteur à travers lui ? Pour autant, dans un siècle, le dernier, inhibé par le je proustien, définir une ontologie du personnage est périlleux. Sartre lui-même, dans « l’idiot de la famille », se reconnaît en Flaubert en cela que, comme lui, « il ne s’aime pas ». Jacqueline Marchand parle d’une « obscure solidarité » entre l’auteur et l’écrivain devenu personnage, l’expression me paraît tout à fait juste, encore. Le nouveau roman a tenté de rendre charnel le personnage, le sortir du il anonyme et translucide, disait Robbe-Grillet (transformé en Robert Grillon, formidable nom de personnage, par ma nièce, il y a quelques années à l’oral du Bac !). Mais inutile de sortir une science : l’écriture est un rapport physique, viscéral à la fiction, et le personnage en est le garant. S’il est juste, s’il a du corps et de l’estomac, le récit se tiendra, l’histoire attirera le lecteur, puisque c’est le but. Les dramaturges vivent ça de façon plus folle encore : j’ai écrit en un temps record (qui n’intègre pas les mois et les mois de correction…) un Dom Juan en cinq actes et en alexandrins sans rien savoir de ce qu’il allait advenir de mes protagonistes, lesquels me dictaient les scènes et les répliques en direct sur l’écran ! Dans le roman, c’est plus diffus, et si le cadre peut évoluer, les personnages s’imposent en même temps et de la même façon que le sujet.

Je vis, en tant que romancier, avec tous les personnages que j’ai créés, mais certains sont plus prégnants que d’autres, c’est évident. Chez moi, il y a cette ribambelle de créatures féminines, Emilie, Camille, Esther, Clara, Aurelia, dont je suis jour après jour de plus en plus amoureux, allez comprendre. Mais c’est à Marilyne Desbiolles et à son sublime « le beau temps » que je pense, pour conclure : je n’ai jamais lu d’aussi beaux passages sur la séparation d’un auteur avec son sujet d’étude – ici Maurice Jaubert, compositeur remarqué, qui travailla avec Vigo et Renoir avant de tomber dans l’oubli – devenu compagnon d’un temps, qu’il faut savoir achever. Elle lui lâche la main dans une scène magnifique, en même temps qu’on lâche le livre, mais on n’oubliera ni l’un, ni l’autre.

Laurent Cachard, 24 mai 2020

Laurent Cachard est né à Lyon en 1968, il vit et travaille à Sète. Son premier roman édité, “Tébessa, 1956” fait partie des cinq romans français sélectionnés par Lettres Frontière en 2009. Son deuxième ouvrage, « La partie de cache-cache » obtient le prix du 2ème titre à Grignan, en 2012. Dramaturge, parolier, blogueur, il est depuis 2018 le Président du Festival du livre de Sète. Dernier ouvrage paru : « Aurélia Kreit », aux éditions le Réalgar. « Tébessa, 1956 », Ed. Raison & Passions, 2008 Sélection Lettres-Frontière 2009 « La partie de cache-cache », Ed. Raison & Passions, 2011 Prix du 2ème roman, Grignan 2012 « Le Poignet d’Alain Larrouquis », Ed. Raison & Passions, 2012 Prix du jury, Salon du livre d’Orthez « Paco », Ed. Le Réalgar, 2016 (Sélection Hors-Concours 2016) « Girafe lymphatique », Ed. Le Réalgar, 2018.

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