Myriam Chirousse : Au cœur du temps malade

Il était une fois une année qui s’annonçait plus ou moins comme les autres, peut-être un peu mieux, qui sait. Au soir de la Saint-Sylvestre, même les pessimistes se piquaient d’y croire : « Ça ne peut pas être pire que l’année dernière ! » Comme vous, j’avais acheté un agenda. Dans nos cuisines, le calendrier du facteur exposait fièrement les colonnes des mois à venir. Nous projetions déjà nos vacances, nos rendez-vous, nos examens, nos dates butoirs, nos voyages, nos anniversaires, nos mariages et toutes ces pierres blanches jetées dans le temps pour marquer nos existences.

Mais quelque chose est venu arrêter les pendules. C’était quel jour, chez vous ? L’avez-vous vu venir ? L’avez-vous regardé se produire, comme un accident de voiture au cinéma, au ralenti sous vos yeux ? Nous avons perdu le contrôle, glissé hors de la route. Nous avons dérapé en dehors de l’agenda, dans un fossé inconnu.

Il était une fois une année où le temps s’est détraqué. Quelque part dans nos calendriers, quelque chose a retiré le bouchon de la baignoire, et le temps – celui que nous connaissions, celui dans lequel nous vivions – a commencé à se vider, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, créant un vaste tourbillon, un vortex qui s’est mis à tourner, à tourner…, arrachant les pages, les rendez-vous, faisant valser jours et semaines comme les feuilles mort-nées d’une saison avortée. Envolés, examens et vacances ! Avalées par un trou, nos visites familiales, nos promesses et notre soi-disant maîtrise des horloges.

Il était une fois nos agendas périmés. Chronos a fait une indigestion de pangolin et nos existences ont basculé hors du temps, dans le maelstrom de la pandémie.

Nous voilà immobiles, chez nous, à regarder la télé, à lire quelques pages, à somnoler, à envoyer des messages, à errer sur les réseaux, à compter des heures qui se ressemblent toutes, des jours qui n’existent plus. Nous voilà, stagnants comme les vagues de la mer des Sargasses, à nous demander quel est cet étrange lieu de la vie dans lequel nous avons chu. Tout est si calme. Dans nos cuisines, nos doigts se promènent sur l’absurde calendrier : là, autrefois je serais partie en vacances avec toi ; là, autrefois j’aurais fêté mon anniversaire dans ce petit restaurant ; là, autrefois nous aurions visité notre future maison… Nous voilà dans l’œil du cyclone, dans l’épicentre du temps malade.

Autour, tout valse : des vents déchaînés soufflent dans les hôpitaux, des bourrasques furieuses font rage entre les lits de réanimation. Ceux qui soignent, ceux qui nourrissent, ceux qui protègent sont pris dans l’ouragan funeste de la pandémie. Tout pourrait bien être emporté. La tourmente est planétaire.

Combien de temps cela durera-t-il ? nous demandons-nous dans nos salons au cœur du vortex.

Quand embrasserai-je à nouveau mes amis ?

Un jour. Patience.

Car il était une fois l’Homme et la maladie : une longue histoire. Le temps des agendas reviendra. Il finit toujours par revenir. En attendant n’oublions pas, dans notre sage espérance, dans notre longue ténacité, que nous sommes faits de l’ADN de tous ceux qui ont survécu et que, depuis l’aube lointaine, c’est leur horloge interne qui tictaque en nous.

Née dans le sud de la France, Myriam Chirousse suit des études de philosophie à Nice, puis de chinois à l’Institut des Langues Orientales de Paris. Elle écrit, en parallèle, ses premiers contes pour enfants et des nouvelles. En 2000, elle part vivre en Espagne où elle exerce comme professeure de français et se forme au métier de traductrice. En 2008, elle obtient le prix de traduction Pierre-François Caillé pour Le roi transparent de Rosa Montero, paru chez Métailié. Son premier roman parait l’année suivante chez Buchet Chastel. Elle décide alors de se consacrer pleinement à la traduction littéraire et à l’écriture. De retour en France en 2009, elle est à ce jour l’autrice d’une quinzaine de traductions d’auteurs espagnols et latino-américains et de quatre romans : Miel et vin, La Paupière du jour, Le Sanglier et Une ombre au tableau, tous publiés chez Buchet Chastel. Elle est également l’autrice d’un roman jeunesse, Le Cantique des Elfes, disponible sur les plateformes numériques.

Retrouvez-la sur : https://www.facebook.com/myriam.chirousse 

Crédit photo: Héloise Jouanard, Libella, 2016

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