Virginie Lupo

 

Les personnages sont des rencontres qui ont construit ma relation à l’autre 

Julien Sorel, Fabrice del Dongo, Lucien de Rubempré, Rastignac, Meursault, Cosette et Fantine, Aurélien, l’innocent et superbe Hippolyte existent !

Je le sais, j’ai grandi avec eux.

Je le sais, je les ai rencontrés.

Pour qui n’a pas lu les romans de Stendhal, de Balzac, de Camus, de Victor Hugo et d’Aragon, ni Phèdre de Racine, cette affirmation n’a rien d’étonnant puisqu’il s’agit là – en apparence – d’une simple énumération de noms propres… Pour le lecteur qui les a fréquentés autant que moi, cette affirmation n’est pas plus étonnante, puisqu’il ne peut que comprendre cette étroite relation tissée avec les personnages de nos lectures les plus intimes…

C’est bien une relation qui s’installe à la lecture, un lien très fort qui se crée.

Car les personnages deviennent des personnes pour celui qui fait de la littérature le centre de sa vie, des « êtres de papier », selon l’expression de Valéry, qui existent presque autant que si on les avait réellement vus, touchés, que si on avait pu leur parler, les aimer. Pour ma part, je pense par exemple avoir réellement découvert l’amour grâce aux romans de Stendhal et avoir été sincèrement amoureuse de Fabrice – del Dongo, le héros de La Chartreuse de Parme – et de Julien – Sorel, le personnage principal de Le Rouge et le Noir.

Alors, si tous ces héros inventés par nos plus grands auteurs existent de cette façon pour moi, qu’en est-il de mes propres héros, de ceux que j’invente et que j’ai inventés ?

Un auteur entretient-il le même rapport avec ses propres héros qu’avec les héros de ses lectures ?

Le personnage comme double de l’auteur ?

Très souvent, lorsqu’un auteur commence à écrire, il puise son inspiration dans sa propre vie, dans ses connaissances, ses peurs, ses joies, ses fêlures. Même si la forme choisie ne s’apparente pas à l’autobiographie. C’est bien ainsi qu’Annie Ernaux définit son écriture : « Puiser à sa vie […], à sa mémoire, pour élaborer, de livre en livre, « une autobiographie qui se confonde avec la vie du lecteur ».

Comme beaucoup, c’est ainsi que j’ai fait mes premiers pas dans l’écriture, en me racontant, en me remémorant quelques épisodes plus ou moins joyeux de mon passé. Et mes premières héroïnes me ressemblaient énormément. L’écriture a donc été une façon de me libérer d’un certain poids, de souffrances antérieures. Puiser dans son propre univers dans ses premiers pas d’écrivain est une évidence ; et c’est d’ailleurs le conseil que donne Rainer-Maria Rilke dans ses Lettres à un jeune poète : « Utilisez pour vous exprimer les choses qui vous entourent, les images de vos songes, les objets de vos souvenirs. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses ». Alors, forcément, ces héros-là, pétris de nous-mêmes sont des sortes de doubles, d’amis dans lesquels on projette à la fois ce que l’on aime mais aussi ce que l’on déteste, ce que l’on redoute.

L’écriture comme refuge, les personnages deviennent des « amis ».

Puis, vient le temps du règne de l’imagination. Je veux dire par là, que hormis les auteurs qui se spécialisent dans l’autofiction, les textes écrits évoluent vers la pure fiction.

Il y a alors plusieurs façons d’aborder un roman : soit à la manière d’un Zola, avec des recherches précises, des fiches, un arbre généalogique, une trame préétablie, soit à la manière d’Aragon qui explique dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, que lorsqu’il commence un roman, il ne sait absolument pas où sa plume va le mener… Et le plaisir d’écrire devient autre. Écrire sur soi, sur sa vie peut avoir un effet salvateur. Mais inventer une histoire et des personnages est un plaisir quasi indicible. A mon sens, le plaisir d’écrire en est décuplé. Il n’est rien de meilleur que d’inventer des personnages, de les placer au sein d’histoires que seule notre imagination connaît.

L’écriture est un refuge, une sorte de lieu où tout peut arriver mais où rien ne peut m’arriver à moi… Elle est le lieu de tous les paradoxes car c’est à la fois un lieu ouvert sur le monde, sur un autre monde, plus grand, un ailleurs, habité de nombreuses « personnes » mais c’est aussi un monde fermé, clos dans lequel on se sent, je me sens protégée, en sécurité… Quand j’écris, je m’isole dans mon bureau – c’est la fameuse question d’« une chambre à soi » que conseillait Virginia Wolf avec raison – ou ailleurs si je ne suis pas chez moi – et je me plonge dans mon histoire afin d’y retrouver « mes amis », les personnages de ma création. Parfois, j’ai hâte de les retrouver, de voir ce qui leur arrive, comme s’ils avaient continué à vivre indépendamment de ma présence mais qu’ils m’attendaient pour que je couche sur le papier leurs aventures… Ils sont alors, comme les héros pirandelliens, mes « personnages en quête d’auteur ».

Mais je les retrouve et tout rentre dans l’ordre.

On pourrait se dire qu’il faut avoir un monstrueux ego pour agir ainsi en démiurge tout-puissant. Il n’en est rien, au contraire. C’est plutôt la sensibilité qui est exacerbée au moment de l’écriture, une sensibilité et une volonté de se mettre au service de ces personnages qui prennent vie sous notre plume, à travers nous, mais que nous servons. Comme si nos mots étaient des habits qui les faisaient enfin apparaître aux yeux du monde, des lecteurs… mettant ainsi au jour leur vérité.

Car, par la fiction en effet, on accède à une vérité, à la nôtre bien-sûr, mais également à celle de l’Homme. Comme le disait Philip Roth, « le roman fournit à celui qui l’invente un mensonge par lequel il exprime son inaudible vérité ».

Dire l’indicible, faire entendre l’inaudible au travers d’êtres de fiction me semble représenter la véritable tâche de l’écrivain…

Virginie Lupo 26 mai 2020

Virginie Lupo est auteure, chercheure et critique littéraire – théâtre et cinéma. Sa vie tourne donc autour de la littérature, ou plutôt elle en est le centre. Docteur ès Lettres, spécialiste du théâtre de Camus, Virginie enseigne les Lettres à Lyon. Outre la littérature, elle est  diplômée en Master 2 de cinéma et dispense  des formations de cinéma. Elle est l’auteure de nombreux articles mais également de l’ouvrage Le Théâtre d’Albert Camus : un théâtre classique ? et de Si loin si proche : La quête du père dans Le Premier Homme , aux Éditions Sipayat. Elle est très souvent appelée à parcourir le monde pour donner des conférences sur Albert Camus. Elle est enfin aussi l’auteure d’œuvres de fiction et elle a ainsi écrit un recueil de nouvelles intitulé Errances… et écrit actuellement un roman…

 

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