Laura T Ilea : Hommage à Marcel Moreau

 

Le 4 avril 2020 s’éteint à Bobigny, près de Paris, à l’âge de 86 ans, Marcel Moreau, écrivain et poète visionnaire, auteur d’une soixantaine de livres, dont La Pensée mongole, La Terre infestée d’hommes, Morale des épicentres, Des hallalis dans les alléluias, peut-être le dernier de la trempe de Nietzsche, aux débuts du vingt et unième siècle. Décrit sur France Culture comme un « possédé, écorché du verbe », construisant « depuis les années soixante une œuvre inclassable, orageuse et pulsionnelle » et dans Le Soir de Belgique comme « un écrivain du débordement », « auteur d’une œuvre immense, orageuse, jubilatoire et trop mal connue », on a la certitude que ses écrits viscéraux retentiront longtemps dans l’histoire du verbe. Mais on aimerait aussi le garder pour un instant de notre côté, ici, en écoutant l’écho d’un « rire qui déferlerait en avalanche sur les têtes des mortels, comme une ultime pirouette dans la danse qu’il avait décidée, à la dernière seconde, de ne plus mener. » C’est ce rire gigantesque qui va nous manquer à nous, ceux qui avons partagé brièvement sa voie dionysiaque. J’offre ici un témoignage de ce rire libérateur, un extrait d’un texte paru en 2008, EscriTore.

Le portrait est réalisé par Lydie Aricks, photographié par Jean-David Moreau.

 

L’écrivain qui aimait les taureaux sur une terre infestée d’hommes.

Hommage à Marcel Moreau

« Il avait déjà écrit ce livre, La Terre infestée d’hommes. Il l’avait laissé loin derrière lui. Il avait ressenti des flots de haine et des flots de triomphe se déverser sur lui après l’avoir publié. Il s’était mis à recevoir des lettres d’inconnus qui le remerciaient pour leur avoir ouvert les yeux, pour avoir posé le doigt sur la blessure la plus douloureuse, celle qu’ils n’avaient jamais eu le courage de laisser paraître. Curieusement, après avoir déversé sur l’humanité toute entière une avalanche d’invectives, de lave écumeuse, d’injures, de magma fondu, il sentit soudain sa furie s’apaiser, et l’espèce humaine devint enfin digne de sa compassion, il consentit à cette longue histoire commune qu’ils devaient vivre ensemble.

Il se décida à écrire, à essayer d’écrire un éloge de l’humanité. Glorifier tout ce qu’il avait injurié, s’extasier devant tout ce qu’il avait considéré comme pitoyable, exulter devant l’irréparable, accepter tout ce qui était inacceptable. Il essaya – et le dégoût revint. Il était trop tôt pour la réconciliation.

Il embarqua pour le Maroc. De nouveau, il entendait les voix lui perforer les tympans. Il était entouré de retraités promenant leur vieillesse sur les mers, de femmes déçues en amour tâchant d’oublier leur déception dans un voyage sur la Méditerranée, et d’enfants anémiques entraînés par leurs parents dans ce tourisme sans horizon qu’ils appelaient découverte du monde.

Il sentait qu’il commençait à vieillir. Que les années allaient bientôt faire des ravages dans sa chair et que rien ne réussirait à arrêter ce processus, pas même ses mots mordants jaillis de la terre qu’il parcourait jour après jour dans ses itinéraires de survie. Pas d’arrêt au galop. Les visages qu’il rencontrait étaient de plus en plus inexpressifs, accablés par la fièvre des mots qui l’accaparaient complètement. C’était comme du gel s’étendant à mesure que sa vie dépassait frénétiquement toute limite humaine. Il sentait pourtant qu’un jour il rencontrerait le Moloch, la personnification de tout ce que son esprit avait forgé, la quintessence de tous les démons qu’il avait libérés, la preuve concrète et indubitable que le monde qu’il avait créé existait et que ce monde avait acquis la voix qu’il l’avait obligé à adopter.

Si bien que, lorsqu’il vit le panier de la cuisine du bateau en feu, il ne fut pas surpris. Il lui sembla qu’il entrait dans l’ordre des choses que cela se produisît ainsi. Il fut le premier à le constater et ne se rappelle aucune panique de sa part, il resta un temps immobile, à contempler la beauté du paysage, la beauté de la destruction, comme si c’était un poème qu’il avait longtemps attendu et qui soudain, avec une aisance inédite, apparaissait parmi les éléments. Comme s’il avait regardé tout cela de l’extérieur du monde, dans un temps qui ne le contenait plus. Il ne ressentait aucune souffrance à la venue de ce temps qui ne gardait plus sa mémoire, indifférent à la postérité, indifférent à l’effet de ses mots, il se sentait complètement intégré dans leur systole et leur diastole, dans la profonde mer qu’ils avaient engendrée. Et cela suffisait.

Il finit par quitter sa rêverie et donna l’alarme. Chaque geste qu’il faisait lui rappelait quelque chose. Comme s’il avait lui-même mis en scène le scénario de sa propre disparition. Pas à pas, il mimait consciemment les gestes qui s’imposaient, les attitudes qu’il fallait adopter, la ligne fulgurante de son destin encerclé de cauchemars. Il avait invoqué les furies, voilà qu’elles le persécutaient.

Il vit soudain des dizaines de personnes se serrer avec désespoir sur le pont. Leurs têtes saisies de panique, leurs yeux exorbités, leur acharnement à sauver à tout prix le fil fragile de leur vie. Ils se ruèrent sur les gilets de sauvetage. Ils se les arrachaient les uns aux autres. Curieusement, les vieillards se découvraient une force dont on les aurait cru incapables, à les observer durant ces après-midi de sieste indéfiniment prolongée sur le pont du bateau, contemplant obstinément l’horizon.

On était à court de gilets de sauvetage. Ceux qui avaient réussi à mettre la main dessus étaient depuis longtemps dans l’eau, s’éloignant au plus vite du bateau. Ceux qui restaient sur le pont cherchaient maintenant bouées et autres objets flottants auxquels s’accrocher, une fois plongés en enfer. Il réussit lui aussi à en obtenir une. Mais il hésitait encore à se jeter par-dessus bord. Il ne savait pas nager et il avait peur d’être écrasé, ne parvenant pas à s’éloigner suffisamment du bateau, par les canots qu’on lançait à l’eau. Il regarda le ciel – d’une clarté inimaginable. Une provocation envers la tragédie qui avait lieu dans un coin perdu de la planète. Une provocation envers ses mots qui avaient essayé de pousser le monde à bout. Une provocation envers toutes les choses qu’il avait tentées de faire et qui ne pouvaient plus ébranler la moindre particule de l’immense bleu qui lui envahissait maintenant la rétine. Une mer figée à l’horizon, au loin, et une mer environnante infernale, avec les turbulences d’un maelström, une mer qui représentait la preuve palpable de la vengeance, du retour des mots furibonds réclamant leur proie.

Il méritait son sort. Il le ressentait intensément, comme il ressentait la véracité des propos de son amie, l’écrivain, qui l’avait averti qu’un jour il rencontrerait ses mots en chair et en os, et qu’ils ne seraient plus les exhalaisons douloureuses de son esprit, mais des présences réelles. Il était prêt à tout affronter. Prêt à tout payer.

C’est la seule explication qu’il trouva, plus tard, pour justifier son incroyable geste d’alors, ce geste qui contredisait tout instinct de survie, tout en manifestant la certitude que tout était comme il le fallait, qu’il se trouvait sur une orbite qu’il avait lui-même mise en mouvement, par ses mots démesurés. Il tendit sa bouée de sauvetage, à une femme qui, prise de panique, s’apprêtait à se jeter à la mer. À cet instant il sentit que, s’il y avait une personne sur cette planète qui devait rester seule face aux chimères, c’était lui. Il n’a jamais regretté son geste.

Il comprit en un instant que c’était la fin, et que, à partir de là, s’il pouvait encore être sauvé, il devrait alors devenir croyant. Et pourtant, le salut vint, sans qu’il devienne croyant pour autant. Il s’est définitivement éloigné de cette tentation. Comme on éloigne une mauvaise pensée. Comme s’il avait peur d’être annihilé. D’être happé par une plus grande puissance, aspiré avec plus de force que par les eaux captieuses de la mer. Il se dit que, tout de même, sa vie ne pouvait pas se terminer maintenant, il était encore jeune, il avait encore un vaste désert de mots à parcourir, des formules à inventer et des incantations à mener à la lumière. Il pressentait, à l’autre bout du monde, dans l’avenir, la pensée mongole, et tant de livres pareils à des corridas, à des luttes avec ces taureaux dont le règne lui était le plus familier.

C’est pourquoi, lorsqu’il vit apparaître une petite fille, il comprit immédiatement qu’elle était la messagère de cet avenir. Que, de même que ses mots avaient déchaîné la tragédie dans laquelle il avait failli perdre la vie, de même, ses mots, dans leur promesse, allaient le ramener à bon port. Ces petites filles, qu’il n’a jamais revues et qui devaient maintenant être des femmes, étaient les messagères d’un nouveau monde, passé par le tamis dévastateur de ses mots. C’est pourquoi il n’est pas devenu croyant. C’est pourquoi, au dernier moment, il a tourné le dos à la tentation, pour, au contraire, contempler longuement les yeux de la petite fille qui lui disait, apparemment, « on a un gilet en plus, mes parents ont vu que vous n’en avez pas et m’ont envoyée vous le donner. » Un rire sanglotant lui monta à la tête. Un rire vacillant. Un rire qui remplirait toute la surface habitée de la planète. Un rire qui déferlerait en avalanche sur les têtes des mortels, comme une ultime pirouette dans la danse qu’il avait décidée, à la dernière seconde, de ne plus mener. Il ne deviendra jamais croyant. Le regard de la petite fille à ce moment-là lui suffisait, et le gilet de sauvetage qu’elle lui tendait.

Il leur sourit, les remercia, elle et ses parents, et il se jeta à l’eau. Comme il ne savait pas nager, il lui fallut plusieurs heures pour atteindre le bateau qui le conduisit au rivage. La première question qu’on lui posa, après le récit de cette histoire de sauvetage, fut : « N’êtes-vous pas devenu croyant, après cette épreuve ? » Et sa réponse, sans l’ombre d’une hésitation, fut : « Non, je ne le suis pas devenu. »

Au crépuscule de cette journée, après l’avoir écouté, je savais avec certitude ce que je devais faire. Quel serait le sens de ma vie et où je devrais la mener. La lumière qui entrait dans la pièce me parut soudain avoir une autre consistance. Comme si elle devait traverser un filtre appliqué à la fenêtre, un filtre qui la délayait, qui la modelait, qui la transformait en métaphore, dure et coupante ou suave et immatérielle. Les mots qui résonnaient à l’intérieur de ce territoire intensément dessiné, comme un mandala, étaient autant de pompes d’aspiration, qui donnaient consistance à la lumière. L’immense tête de taureau, sur le mur, au contact avec cette lumière violente, dégagea une odeur de sang. J’en sentais l’émanation dans toute la pièce, d’autant plus que je le regardais du coin de l’œil, attentive à chaque nuance que la lumière, maintenant rougeâtre, diffusait dans ses yeux vitreux. C’était le totem de mon ami l’écrivain, cette tête de taureau, la corrida, le galop, la lutte acharnée menée sur cette terre infestée d’oubli, d’hommes amnésiques et de nains déguisés en éléphants. Il aimait les animaux, les taureaux, les vaches, les sangliers, il aimait les animaux de proie, signes d’une planète dans laquelle l’homme faisait triste figure, avec ses idéaux poussiéreux, confisqués à grande vitesse par des idéologies, et avec ses élans inconsistants, en une nuit transformés en métropoles où se compriment la prostitution et le crime. »

Laura T. Ilea

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