Rentrée littéraire 2019 – Interview Yannick Grannec: « L’enjeu du savoir et de sa confiscation, en particulier celui des femmes, est à mes yeux le thème central du roman »

 

Les Simples est le troisième roman d’Yannick Grannec.

Nous sommes en 1584 à l’abbaye de Notre-Dame du Loup, en Provence : les religieuses louventines et les sœurs converses de la communauté bénédictine y vivent les unes dans la prière, les autres dans le service des malades à l’hôpital qui jouxte la clôture. La Mère abbesse Marie-Vérane veille sur la paix de ces lieux, jusqu’au jour où l’évêque Jean de Solines ordonne au vicaire Dambier et au jeune Léon de la Sine de monter la colline du Loup et de s’y rendre en son nom. Plusieurs choses sont à ces yeux inacceptables, comme l’exemption du régime «de la commende», le bénéfice du statut nullius diocœsis dont dispose cette communauté, mais surtout l’argent qu’elle gagne avec le commerce des préparations de simples, ces plantes médicinales dont certaines sœurs ont le secret. Mais déjà un document d’extrême importance vient de disparaître et, avec lui, l’équilibre fragile qui règne dans ces lieux.

Bienvenue dans le monde mystérieux aux couleurs du Nom de la Rose d’Yannick Grannec.

Après l’incroyable histoire de Kurt Gödel racontée dans «La Déesse des petites victoires», après l’univers entrecoupé d’époques, de drames et de résilience du «Bal mécanique», vous nous proposez un voyage dans le monde religieux de la fin de la Renaissance. Pourquoi avoir choisi cette époque et surtout pourquoi l’univers monastique ?

J’ai choisi de placer la narration à la fin de la Renaissance, car, contrairement à l’image «glorieuse» de cette période, symbole de floraison artistique, d’avancées techniques ou scientifiques, et de multiplication des échanges, c’est à partir du XVIe et au XVIIe siècle que l’on a brûlé le plus de femmes et d’hommes pour sorcellerie, confondue alors avec l’hérésie. Cette période voit aussi un durcissement de la condition féminine. La clôture est renforcée pour les moniales et l’exercice du soin est réservé aux «sachants» universitaires. Médecins, apothicaires ou chirurgiens gardent jalousement leurs prérogatives, bataillent entre eux et étouffent les pratiques dites «empiriques», savoir des campagnes et des ordres monastiques qui ont longtemps été le seul recours des indigents. Peu à peu, ce savoir non académique va être méprisé, puis considéré comme «hérétique», jusqu’au glissement vers des accusations de sorcellerie. L’enjeu du savoir et de sa confiscation, en particulier celui des femmes, est à mes yeux le thème central du roman.

Dans la Postface de votre livre nous apprenons que votre roman est en fait une œuvre de pure fiction, ce qui n’enlève en rien sa force narrative, au contraire. Vous indiquez en même temps les multiples sources qui vous ont aidée à sa construction. Prenant en compte ces deux aspects – historique et fictionnel – je me permets de vous interroger sur la genèse de votre roman. Comment est-il né et quel rapport entretien-il avec l’Histoire ?

La naissance d’un roman est une confluence d’idées, d’aspirations et de rencontres. À un moment, le tout fait sens. Cette genèse conjugue, entre autres, un hasard : la lecture d’un article sur le mystérieux manuscrit de Voynich (traité d’herboristerie et d’astrologie, encore non décrypté à ce jour), et d’un besoin personnel : pour accompagner une maladie chronique, j’ai commencé à chercher du côté de la phytothérapie, sachant que mon arrière-grand-mère était elle-même «rebouteuse» et soignait par les plantes… Je me suis donc intéressée aux simples et à l’histoire de la médecine qu’on dit «empirique», une histoire intimement liée à la vie monastique. Je n’y ai pas trouvé la guérison, mais un bon sujet !

Pour ce roman, j’avais décidé de construire une œuvre de pure fiction, mais toujours soutenue de véracité historique. J’ai procédé comme j’en ai l’habitude, en consacrant une année à la documentation : herboristerie, médecine et chirurgie sous l’ancien régime, vie monastique, mœurs et vie quotidienne de la Renaissance, système judiciaire. Même si, à mon sens, la nature humaine change peu, écrire un roman qui se place dans une période non contemporaine revient à étudier un peuple et des mœurs inconnues ; chaque détail compte. J’ai dessiné un plan précis de l’abbaye pour visualiser les déplacements et les scènes ; j’ai écrit, au fil de mes promenades, une éphéméride sur une année, pour être au plus près des changements de la nature : floraison, insectes, crues ; et j’ai reconstitué un calendrier religieux très précis de l’année choisie. Je crois que de parfaites petites vérités aident à faire passer le gros mensonge de la fiction. Pendant ce travail de documentation (assez névrotique, je l’assume), les personnages et l’intrigue se dessinent naturellement.

Une autre dimension, tout aussi importante à mon sens, est celle qui appartient au légendaire et à la mythologie populaire. Dans cette catégorie, l’herboristerie occupe une place centrale. Elle donne même le titre de votre roman. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

La narration est ici indissociable de ma région d’adoption, celle de Vence, et même plus précisément, d’une colline que je connais bien, pour avoir habité deux années dans sa forêt. Avant d’entamer l’écriture du roman, j’ai rédigé une quinzaine de pages rassemblant des contes et des légendes, historiques ou imaginaires de mon cru, relatant l’histoire de cette colline : véritable arrivée des Romains, légendes fantaisistes d’ermites et de saintes, récits moyenâgeux, construisant ainsi le caractère «mystique» du lieu, une fausse mythologie qui emprunterait tant au paganisme qu’au christianisme.

L’herboristerie n’appartient pas, elle, à la mythologie : elle est un savoir empirique en perpétuelle évolution, injustement méprisé et dont la résurgence actuelle accompagne le besoin contemporain d’une vie moins déconnectée du monde naturel. Ce savoir est un complément précieux, comme l’alimentation raisonnée, à l’approche allopathique. Pour autant, je ne refuse ni antibiotiques ni vaccins ! J’observe avec curiosité une époque où ce qui soignait et ce que l’on mangeait étaient indifférenciés — sagesse à méditer —, mais où l’on pouvait mourir d’une simple dent arrachée. Je n’en éprouve aucune nostalgie complaisante…

C’est justement sur ce territoire réel que vous greffez celui d’un monastère imaginaire, celui de Notre-Dame du Loup. Tout y est dans ce «plan précis», comme vous le nommez : une colline presqu’inabordable, des murs infranchissables et des secrets bien gardés. Que faut-il rajouter à ce paysage pour le faire rentrer dans votre roman ?

 L’abbaye est le point focal, mais j’inscris la narration sur les terres de Vence, région qu’on nomme aujourd’hui les Alpes-Maritimes. Un paysage de collines grimpant vers les montagnes et tourné vers la mer, comme une ceinture géographique symbolique. À l’époque, la frontière avec le duché de Savoie est toute proche : c’est donc un territoire sensible pour le pouvoir royal qui verra d’un très mauvais œil les agitations populaires engendrées par les suspicions autour de l’abbaye. Les manigances de l’évêque vont rompre l’équilibre local, puis avoir des conséquences régionales, voire nationales, ce qui me permet d’examiner la spécificité de l’instruction des procès en sorcellerie en France, menée, par volonté politique, davantage par l’État que par l’Église, par opposition à l’inquisition espagnole.

Qui sont les louventines, ces sœurs bénédictines que vous nommez des Marie et des Marthe, deux métaphores pour nommer la prière pour les sœurs consacrées et le labeur pour les converses ?

Il s’agit d’une convention aujourd’hui obsolète de la vie monacale et qui existait également pour les congrégations masculines. Les «Marie», ou «sœurs de chœur», étaient des moniales issues des familles les plus aisées. Elles apportaient une dot (bien que ce soit devenu illégal) pour payer leur entretien. Elles devenaient «épouses du Christ» après avoir professé leurs vœux — obéissance, pauvreté et chasteté —, et consacraient leur vie à la prière, sans jamais franchir la «clôture», l’enceinte de l’abbaye. Les «Marthe», ou «converses», des moniales issues de familles pauvres, contribuaient à leur séjour par leur travail, — champs, cuisines, soins. Elles respectaient les mêmes vœux, mais, pour des raisons pratiques, n’étaient pas soumises aux huit offices quotidiens. Certaines bénéficiaient d’une tolérance de sortie, si elles étaient âgées de plus de quarante années ou laides… Le «lumpenprolétariat monacal», si je peux m’autoriser l’expression. Cette dichotomie est issue d’une parabole de la Bible : deux sœurs, Marie et Marthe, reçoivent Jésus. L’une l’écoute parler, l’autre s’agite pour lui préparer à manger. Jolie métaphore de la condition féminine.

L’eau miraculeuse de la source de Sainte Vérane et les préparations de sœur Clémence font la renommée de cette abbaye connue jusqu’à la Cour. Comment fonctionne l’hôpital et quelle place occupe-t-il dans la vie de cette communauté ?

Dans l’histoire, fictive, de cette communauté, l’hôpital était, à l’origine, un dispensaire monté dans l’urgence pour recueillir les laissés pour compte, peu après que la région eu été ravagée par la guerre. Ayant soigné François Ier d’une fistule mal placée (l’anecdote est vraie, il serait mort d’un abcès testiculaire), les louventines se sont vues accorder en remerciement le droit d’installer un hôpital pérenne pour soigner les femmes et les enfants de la région, une exemption précieuse, puisqu’elles sont, de par leur statut, une communauté de contemplatives et non d’hospitalières. La pratique de sœur Clémence est miraculeuse, par son savoir des plantes, mais il est soutenu par les légendes autour de la source de sainte Vérane et en particulier de ses reliques, sur lesquelles les sœurs veillent jalousement. Le trafic des reliques étant en lui-même un marché «juteux». Pour mes louventines, les soins prodigués aux indigents sont à la fois une mission de charité et un «investissement marketing», ils confortent leur sainte renommée, leur permet de vendre leurs préparations et donc, d’assurer leur indépendance financière.

La figure tutélaire de l’abbesse Mère Marie-Véranne veille sur cette communauté. Elle est née Tassine de Glandevêves, fille du baron de Vence. Il semblerait que cette lignée n’est pas une bonne chose aux yeux des hommes d’Église. Est-ce l’histoire mouvementée de cette époque qui conduit à la méfiance et à la jalousie envers à la fois la personne de l’abbesse et à ses sœurs ?

En effet, l’abbesse Marie-Vérane est issue d’une famille huguenote. Le XVIe siècle a vu se succéder huit guerres civiles de religion, alternant, au gré des monarques, des périodes de tolérance et de répression sanguinaire. Pour créer ce personnage, je me suis inspiré d’une anecdote de l’histoire locale à la même période où le seigneur le plus puissant, le baron de Vence, s’était tourné vers la religion réformée avant de revirer casaque sous la pression de la population. J’ai alors imaginé le scandale créé par la fille d’un puissant seigneur protestant, reniant sa famille pour intégrer une congrégation monacale catholique. (La rébellion adolescente est éternelle). J’en use comme un levier fictionnel : même si sa légitimité est incontestable, car l’abbesse est élue par ses sœurs, l’évêque Jean de Solines va utiliser cette faille dans l’histoire de mère Marie-Vérane pour saper son autorité et, en définitive, détruire l’œuvre d’une vie : une communauté de femmes, sereine, charitable et autosuffisante. Car l’enjeu est avant tout celui de leur indépendance.

Laissons aux lecteurs la joie de découvrir votre passionnant roman. En attendant, que doit-on souhaiter à votre roman dans cette période de promotion ?

Des lectrices et des lecteurs ! Et à tous, d’avoir l’opportunité de se promener dans les collines, un panier au bras, de planter quelques simples sur un balcon ou de se plonger dans la lecture des ouvrages de l’ethnobotaniste Pierre Lieuthagui.

 

 Interview réalisée par Dan Burcea

Crédits photo: Céline Nieszawer

Yannick Grannec, Les simples, Éditions Anne Carrière, 2019, 445 p.

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