Inutile de rappeler que ce qui définit en premier lieu le genre littéraire de la nouvelle est sa brièveté. À la fois appui et érosion de son socle structurel, celle-ci l’oblige à se raccrocher à l’art de la narrativité du roman auquel elle emprunte le caractère fictionnel qui la met à l’abri de toute forme ambiguë du réel et de contamination avec d’autres genres, comme le reportage, par exemple.
En publiant le volume « Oui et non », Adriana Langer sait que derrière l’oxymore qu’enferme ce titre se cache une liberté totale de « recréer une situation, une émotion, un désir ou un rêve, dans un instant suspendu, mystérieux, et pourtant limpide, pris dans l’éternité de sa propre lumière ». Vaste programme, donc, si habilement présenté par son éditeur dans ces lignes du quatrième de couverture !
Les vingt nouvelles contenues dans ce recueil s’inspirent d’une thématique que l’on pourrait qualifier de thématique du quotidien tumultueux et du regard guérissable des personnages pris entre l’agitation du monde contemporain et le passage toujours trop vif du temps qui laisse des empreintes sur les visages et les pensées de ceux qui espèrent et rêvent en secret à leur jeunesse perdue et à la fragilité de leur beauté. Immobilisés entre deux instants décisifs de leur vie, entre la révélation d’un diagnostic, entre deux rendez-vous ou entre deux déménagements où les cartons emprisonnent des objets et des souvenirs, les personnages d’Adriana Langer s’accrochent à la lisière de l’instant présent curieux, assoiffés du sens majeur de leur existence, un sens qui leur échappe et qui refuse de se laisser facilement déchiffrer.
Pour mieux comprendre la démarche d’écriture qui est la sienne, il suffit de lire attentivement « Rencontre », une des plus belles nouvelles reproduisant un dialogue imaginé par la narratrice entre Katherine Mansfield et Anton Tchekhov, les deux maîtres que l’on suppose incontestables dans l’art d’écrire d’Adriana Langer. Écho et clin d’œil au docteur Tchekhov et à la souffrante Kathleen Beauchamp, l’écrivaine française fait sienne cette réflexion commune entre les deux auteurs à qui elle offre la parole : « Le monde entier est là, sous nos yeux, la souffrance est une ombre fidèle, brutale et familière ». À son tour, Adriana Langer oppose à cette fragilité de l’être une introspection attentive proche d’une étiologie de l’âme à l’aide d’un regard scrutateur dont elle a l’habitude en tant que radiologue. C’est avec cette minutie que la mère regarde la partie capillaire de son enfant, que la femme contemple son visage, que la visiteuse d’une exposition de peinture utilise pour chasser ses pensées qui empêchent « comme des grains de sable » la contemplation de la beauté qui se présente devant elle sur les toiles exposées.
Ce besoin de contemplation représente justement une autre coordonnée essentielle de l’univers narratif d’Adriana Langer. Devant la brutalité du monde – nous dit-elle –, « il nous faut mettre des œillères pour écarter, avec d’immenses efforts, les bruits et l’agitation autour de nous, mais aussi en nous, les pensées distraites qui nous mènent de-ci de-là, les soucis, les inquiétudes : afin d’apercevoir, de goûter un moment bref et infiniment précieux de beauté et de tendresse ». Loin d’être un obstacle insurmontable à leur condition, ce besoin rend à ces personnages leur humanité et offre à l’écriture toute sa substance fictionnelle. Qu’il s’agisse de la présence ou de l’absence, du questionnement ou de la révélation surprenante d’un sens insoupçonné de soi ou de la condition de l’autre, l’attitude de la narratrice a la délicatesse d’un « silence émerveillé », comme elle aime le nommer. N’est-ce pas autour de ce sentiment que se construit ce que nous pourrions appeler son portrait en habit d’acrobate « lançant en l’air des balles trop nombreuses, essayant de toutes les rattraper, ne pouvant s’interrompre, craignant à chaque instant, malgré ses efforts, d’en laisser choir » ? « Toute activité – écrit celle-ci –, qu’elle soit de l’ordre de l’effort, du travail ou du loisir, de ce qui est considéré agréable ou désagréable, tout était gêne et bruit vis-à-vis de ce silence harmonieux ».
Cette démarche qui consiste à dompter l’agitation du monde et à la convertir en pépites de contemplation et en instants de silence a valeur de thérapie capable de transformer « l’observation des choses, délicate rosée tapissant le monde de sa douceur et de sa légèreté » en une joie apte à s’émerveiller, par exemple, devant « l’exubérance blanche inespérée d’un prunier en fleurs début mars ». Il convient de rajouter ici une autre expérience contemplative – celle du regard dans le miroir projetant la réflexivité du visage personnel et du visage social des femmes devant le temps ennemi de leur beauté.
Comment se retrouver devant autant d’obstacles ? La meilleure réponse ne consisterait-elle pas dans ce que le professeur de piano dit à son élève en la guidant vers la parfaite harmonie entre la technique et l’art où « jouer sans fautes » est tout aussi essentiel et exigeant que « jouer sans cœur » ? C’est à ce jeu entre justesse et beauté que nous invite le volume de nouvelles d’Adriana Langer.
Le lecteur sera surpris et émerveillé à la fois par cet univers qui met la féminité dans une lumière parsemée d’étincelants éclats et d’interrogations intimes qui font taire les violences et laissent transparaître la fragilité et la beauté de l’instant tout en gardant le frisson d’une inquiétude à peine esquissée, dans de fulgurantes apparitions, comme celle d’Irène Némirovsky, dans « Boucles blondes », « lucide et incompréhensiblement aveugle » devant les cruautés de l’Histoire.
Livre aux accents nostalgiques et vivifiants, « Oui et Non » est à son tour un excellent miroir capable de nous conduire vers une résilience apte à nous réconcilier avec nous-mêmes et avec le monde, tout en gardant une admirable maîtrise de style et une remarquable complexité des personnages qui peuplent ses pages.
Dan Burcea
Crédits photos, Adriana Langer
Adriana Langer, « Oui et non » Editions Valensin – David Reinharc, 2017, 104 p., 19 euros.