Mara Dobresco est une brillante pianiste dont l’interprétation lui a valu les éloges des spécialistes qui n’ont pas hésité à la comparer à Martha Argerich ou à Claudio Arrau. Ses récitals dans de nombreux pays, mais aussi ses concerts de musique de chambre sont autant de preuves de son talent hors du commun.
Nous avons voulu en savoir un peu plus sur sa personnalité et son parcours.
Dans quelle mesure bénéficie-t-on du passeport de musicienne franco-roumaine ?
Je suis très heureuse de pouvoir continuer cette belle tradition dont vous parlez. Je ressens toujours que mes racines sont en Roumanie mais que la France m’a donné des ailes. À la fin de mes études à Bucarest, j’ai dû choisir entre plusieurs options qui s’offraient à moi. J’avais eu la chance de travailler lors d’une master classe au Mozarteum à Salzbourg avec Hans Leygraf. Il m’a proposé lors d’un deuxième master class de venir faire mes études sous sa direction en Allemagne. J’étais très flattée, mais mon cœur a plus penché vers la France. Le Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris me faisait rêver et puis j’étais déjà fascinée par cette magnifique culture, impressionnée pas cette longue liste de personnalités roumaines qui sont passées par Paris pour faire leurs études et s’épanouir artistiquement.
À quel âge avez-vous commencé l’étude du piano ?
Il paraît que petite je chantais tout le temps ! La plupart du temps les chansons patriotiques qu’on nous apprenait à la maternelle mais pas seulement…(rire). Mes parents ne sont pas musiciens, mais pour me faire plaisir ils m’ont fait cadeau un jour un petit piano jouet (Made in China) sur lequel j’ai tout de suite imité « d’oreille » les tubes qui passaient à la Radio, chose qui émerveillait mes proches incapables d’un tel exploit…. À 6 ans, ils m’ont inscrit à l’école de musique et évidement j’ai choisi comme instrument le piano. Ça amuse beaucoup mes élèves d’aujourd’hui quand je leur raconte que pendant les 6-7 premiers mois, j’ai travaillé à la maison sur un clavier en papier, en m’imaginant le son. J’étais très heureuse de retrouver en cours un vrai piano et là, on ne pouvait plus m’arrêter !! (rire) Alors, mes parents, avec l’aide des grands parents, m’ont acheté un piano droit puis quelques années après, un magnifique piano à queue Bössendorfer, de 1936, qui m’a suivi à Paris et qui ne me quittera jamais, je crois…
Vous êtes diplômée du Conservatoire de Musique George Enescu de Bucarest, dans la classe de Gabriela Stepan. Quelle formation avez-vous reçu ?
J’ai reçu un très bon enseignement, d’une grande exigence, qui m’a appris la rigueur dans le travail, de mettre toujours la technique au service de la musique, de l’expression, de « jouer » chaque note et de l’aimer en quelque sorte. Et puis la modestie. Ce sont peut-être ces quelques caractéristiques que je pourrais nommer comme faisant partie de la « tradition » de l’école roumaine. Mais c’est très difficile de parler d’une école, car en fin de compte un artiste, de quelque nationalité qu’il soit, porte une énergie, un souffle propre, un « quelque chose » qui ne s’apprend pas, qui se sent, qui se vit…
Vous recevez ensuite une bourse et vous continuez vos études au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, dans la classe de piano de Gérard Frémy ? Que signifie cette nouvelle étape dans votre parcours ?
L’obtention de cette bourse du gouvernement français et mon admission au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, ont été le début d’une nouvelle étape, d’une nouvelle vie. J’ai eu la chance d’avoir comme professeurs de formidables musiciens et pédagogues comme Gerard Fremy, Pierre Laurent Aimard, Theodor Paraschivesco et ensuite Dominique Merlet. J’ai côtoyé très souvent la médiathèque et le studio d’enregistrement que le Conservatoire mettait à la disposition des étudiants. J’ai suivi également la classe d’accompagnement vocal et, à peine lauréate du Premier prix d’accompagnement, j’ai été invitée à rejoindre l’équipe pédagogique en tant qu’accompagnatrice de la classe de chant de Malcolm Walker. J’ai appris énormément et même aujourd’hui j’aime beaucoup donner des récitals de lied et mélodies. Dans cette même période de 10 ans d’études, j’ai rencontré un nombre important de compositeurs parmi lesquels G.Kurtag, Ph.Hersant, F.Villard et Oscar Strasnoy (qui m’a dédié un cycle de pièces) et j’ai commencé petit à petit à jouer de plus en plus souvent des œuvres contemporaines. J’ai même obtenu un master en musique contemporaine au Conservatoire Supérieur de Genève. J’aime les échanges qui se créent entre le compositeur et l’interprète par le biais de la partition, de la notation et de ses limites. C’est à la fois très inspirant et libérateur. Actuellement je travaille avec grande joie deux œuvres pour flûte et piano que les compositeurs Sabina Ulubeanu et Alexandru Stefan Murariu ont écrit pour Matei Ioachimescu et moi-même en vue de la prochaine tournée de concerts. Ces années d’étude ont été évidemment marquées par l’effervescence culturelle parisienne. Chaque semaine j’allais à un ou deux concerts ou expositions ! C’est aussi le moment où j’ai connu la grande et inégalable Martha Argerich ! Les rencontres avec elle m’ont donné des ailes… Une autre très belle rencontre fut celle avec Jean Claude Pennetier. Un artiste formidable, un être comme il en a très peu, d’une culture immense et surtout d’une humanité incroyable.
Vous avez soutenu de nombreux concerts dans différents pays. Parlez-nous des plus récents, quel pays, quelles œuvres musicales?
Călătorului îi stă bine cu drumul! Le voyage sied bien au voyageur…mais aussi aux musiciens !! Oui, récemment j’ai été invitée à donner des concerts en Italie, en Pologne aux Etats Unis, et en Allemagne… Plus précisément à Zwickau, en Allemagne, dans la maison natale de Robert Schumann. Le hasard fait que je suis née le même jour que Robert, un 8 juin. Ce fut un concert très émouvant ! J’ai eu l’occasion de toucher le piano de Clara, de lire leur correspondance, de voir leurs objets, photos, etc… Je suis une fervente interprète des compositions de Clara mais sans bouder la musique de Robert non plus. Je me sens chez moi dans leur musique.
Le concert le plus inoubliable jusque maintenant pour vous ?
Très difficile de choisir un seul… Évidement partager le clavier avec des musiciens tels que Aimard ou Pennetier sont des moments qui sont gravés à tout jamais dans ma mémoire. Un autre moment inoubliable fut la série de concerts que j’ai donnés il y a à peine quelques mois avec l’Orchestre de Douai et comme chef d’orchestre, Nicolas Kruger, mon mari. En plus avec le 23e concerto de Mozart !! Vous pouvez très bien imaginer le tout : j’étais aux anges !! (rire)
Et votre discographie ?
J’aime beaucoup l’exercice de l’enregistrement, se plonger pendant plusieurs jours dans cette concentration si intense, dans la recherche de la version qui répond au mieux à la partition et en même temps à sa propre image sonore. J’exige toujours de la part des ingénieurs de son de faire le plus de prises entières, pour garder le même souffle que celui d’un concert. Parmi les enregistrements que j’ai réalisés il y a le CD Clara et Robert Schumann chez le Longdistance, l’enregistrement des trios d’Enesco avec le trio Brancusi chez Outhere, un CD en duo avec le violoncelliste Jeremy Maillard chez Ut3Records, et le dernier CD « Soleils de nuit » chez Paraty . Le concerto de Mozart dont vous parlez, enregistré avec l’Orchestre de Budapest a une belle histoire. C’est le réalisateur Radu Mihăileanu, que j’admire beaucoup, qui m’a contacté pour me demander d’enregistrer cette œuvre pour la bande son du célèbre film « Le Concert ». Ce fut une très belle et touchante expérience ! Avec le Quatuor Face à Face et l’ensemble Musicatreize, j’ai aussi participé à l’enregistrement pour Acte Sud de l’opéra « Un Retour » d’Oscar Strasnoy, compositeur contemporain dont je vous ai parlé tout à l’heure.
Je n’oublie pas le Trio Brancusi dont vous faites partie aux côtés de Saténik Khourdoian au violon, et Laura Buruiana au violoncelle. Vous avez enregistré des trios de Georges Enesco.
Dont je faisais partie… Oui, c’est un très bel enregistrement qui a eu beaucoup de succès autant auprès du publique que dans la presse de spécialité. Nous sommes très fières d’avoir laissé ce témoignage du trio Brancusi dans sa forme initiale.
Quelle est votre actualité musicale dans l’avenir proche ?
Je suis en pleine préparation pour ma tournée de concerts en Roumanie, avec le merveilleux flûtiste Matei Ioachimescu ( « La Traversé du Fantasme », les 19, 20 et 22 oct.), puis je pars en Italie pour la soirée de gala du Festival Pro Patria, dont je suis la directrice artistique. L’année 2020 commencera avec un projet que je tiens à cœur et que j’ai monté avec le metteur en scène Volodia Serre sur les textes d’Eugène Ionesco et Marin Sorescu, textes que je « ballade » avec moi depuis l’âge de 16 ans !! Ce spectacle sera donné au Théâtre Lucernaire à Paris, puis à l’Opéra de Limoges et le Théâtre Vesoul. Comme comédien de ce projet j’ai la chance et l’honneur d’avoir l’immense Denis Lavant! Le spectacle s’intitule : « Il faut donc que vous fassiez un rêve » et ça parle de nos sensations, de nos ressentis au passage du temps. Un autre rendez-vous important sera le récital au Palais des Beaux-Arts en Belgique, puis en mars le Concerto de Ravel avec le Leipziger Synfoniker Orchestra et peut-être un concert surprise à Bucarest, mais je ne peux pas vous en dire plus…
Y a-t-il, selon vous, quelque chose de « spécifiquement roumain » dans votre manière d’aborder la musique en général et plus particulièrement le piano ?
C’est difficile à dire, mais quand je pense à Dinu Lipatti, Clara Haskil, Radu Lupu, sans pour autant me comparer à eux, je crois qu’il y a en commun une chose essentielle : comme une fenêtre entre-ouverte sur l’intime, une interprétation sans fard, d’une grande sincérité.
Interview réalisée par Dan Burcea
Crédit photo: DäK