Isabelle Marsay : Les jours d’après

 

Et si on y était, là, au bout du chemin ? Si on était arrivé au bout du bout, au tout début de la fin ?

Avec nos terres et nos océans morts, la sixième extinction de masse, ces villes fantômes qui ressemblent à des décors de théâtre. Personne sur la place Saint-Marc, personne au Trocadéro ou à Times Square. Mais des hangars et des camions réfrigérés transformés en morgue…

J’ai pris mon attestation, des gants jetables, le gel hydro-alcoolique, une écharpe, en envisageant de sortir vêtue d’une combinaison de cosmonaute pour mon unique virée de la semaine au supermarché. 21ème jour de confinement.

C’est la première fois que l’hyper diffuse des chansons. Comme lors d’une cérémonie d’enterrement ou lors d’une crémation. Pour masquer les crépitations.

Liquide vaisselle, sopalin, savon. « Lettre à France », la sublime chanson de Polnareff, résonne dans tout l’hyper, avec une ouverture au piano dont la mélancolie vous transperce  fatalement l’âme et la peau.

« L’indifférence, c’est ce silence, parfois, au fond de moi … »

C’est exactement ça. Des êtres qui se croisent et qui s’évitent depuis trois semaines. Comme si chacun avait peur des autres et honte de soi-même. Des sortes de moribonds qui auscultent les rayons, l’air suspicieux, prêts à faire trois pas de côté. « Noli me tangere », « La nuit des morts-vivants », « Mars Attacks », « Le jour d’après » et ce foutu virus qui nous rappelle qu’on n’est rien, ou bien si peu de chose. De simples fourmis, des brindilles ballottées par le vent…

Dans le rayon « boîtes de sardines et de thon », une cliente portant masque et gants, essuie une larme en entendant ces funestes paroles : « Mais qui peut dire l’avenir de nos souvenirs ? » Qui peut le dire, en effet… Tous les clients de l’hyper doivent avoir, peu ou prou, l’envie de chialer. Et l’envie de quitter ces lieux mortifères pour retrouver le grand air. La caisse. Là, chacun entasse son butin à la hâte, le regard fuyants, les yeux baissés. Avec un bon vieux Supertramp, cette fois, histoire de nous remonter le moral et de nous donner envie de « becqueter ». « Breakfast in America. » : « Na, na, na, na »… Mais personne n’a envie de chanter.

A côté de moi, un humanoïde émet des grognements en agitant les bras de façon pathétique. Un prototype déjà dégénéré de l’humanité. Qui mute décidément bien vite…

Je détourne pudiquement la tête. Les gens ne parlent plus, ne se regardent plus  : ils grognent, à présent. Je m’apprête à payer, à déguerpir, à filer, quand j’entends prononcer mon prénom. Le mutant vient d’ôter son masque et ses propos deviennent enfin audibles :

– Ça va, Elsa ? On se retrouve dehors ?

Ses borborygmes et ses jeux de mains n’étaient pas une nouvelle danse tribale, mais des signes qui m’étaient adressés. Nos cargaisons chargées, nous rangeons les charriots et mon amie Lucie ôte son masque pour me parler, en respectant les distances réglementaires.

– Wouah, cette claque, Elsa! La plus grosse claque après Copernic et Galilée, non ?

Cette fois, c’est l’humanité entière qui risque d’être condamnée au bûcher. Si seulement on pouvait réagir, trouver un nouvel équilibre…De toute façon, on marchait un peu tous sur la tête, non ?

Avecou sans masque, je reconnais à peine sa voix. Ses yeux, jadis si pétillants, semblent éteints. Comme les miens. Comme ceux des autres humains après vingt jours de confinement. Est-ce un début ? Est-ce la fin ?

Allez chercher des lumières et des lueurs d’espoir dans tout ça… Un « nouvel équilibre », de « nouvelles façons de vivre », une « autre humanité » ? Je quitte mon amie pour prendre le volant, amère et dubitative…

Isabelle Marsay enseigne le français et la philosophie à Amiens. Elle a publié une quarantaine de nouvelles, neuf romans, parmi lesquels : Le poisson qui rêve, Flammarion, 1998 ; – L’ Instant C., Balland 2000 ; – Le fils de Jean-Jacques, Balland, 2002 ; – Rue des dames, Ginkgo, 2013 ; – L’Apprenti des Lumières ou l’Ombre de Voltaire, Ginkgo 2018, ainsi qu’un récit consacré à l’autisme publié sous le pseudonyme d’Elsa Lemay aux éditions des Soleils Bleus. Elle a obtenu le Prix de poésie de l’Académie des Jeux Floraux à l’âge de 17 ans, le prix Michel Cépède pour Le Fils de Jean-Jacques ou la Faute à Rousseau et le Prix du livre de Picardie pour L’ Instant C.

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