Interview. Pierre Ménat : «Je demeure détenteur du record de longueur du séjour comme ambassadeur de France en Roumanie depuis 1928. C’est le seul mérite que je revendique»

Et si notre lot sur cette terre était celui d’attendre ? C’est en tout cas ce que Pierre Ménat, ancien ambassadeur de France en Roumanie, en Pologne, en Tunisie et au Pays-Bas, nous fait comprendre à travers son passionnant roman, « Attendre encore ». La mise en récit de cette évidence existentielle se nourrit à la fois du dynamisme du roman à suspens et du rythme lénifiant de la réflexion philosophique, avec une petite incursion dans l’onirique et l’au-delà, offrant à chacune de ces voies des parts égales à une belle harmonie narrative. Rien de plus naturel donc pour cet auteur habitué aux intrigues diplomatiques et amoureux des spéculations intellectuelles sur les relations amour/passion et sur le sens de l’Histoire. La relation entre la fiction et la réalité est du point de vue de la critique littéraire beaucoup plus importante : placer l’action de son roman dans la Roumanie d’après la chute du régime communiste et se pencher sur une affaire de corruption d’État est pour Pierre Ménat une occasion rêvée. Elle lui permet de donner aux événements – qu’il a connu sans doute de près – une couleur romanesque illustrant le dur combat entre les mœurs et les mentalités anciennes et ceux du nouveau monde démocratique à peine nés au grand jour. Deux personnages occupent le centre de ce récit et vont se livrer un dur combat d’amour et de chantage dans la pure intrigue romanesque. Il s’agit de Luigi di Scossa, l’ambassadeur du Luxembourg en Roumanie et la journaliste Magda Radescu. Sont-ils tout simplement manipulés, par qui et au nom de quels intérêts ? De tout cela nous allons discuter avec Pierre Ménat, l’ambassadeur devenu chroniqueur d’une époque où tout était corruptible, vénal et, par conséquent, passionnément romanesque. Dans ce contexte, l’attente ménatienne s’enrichit d’un sens nouveau, issu de la tradition des Carpates et de la plaine danubienne, celui d’une Moïra de la tragédie grecque qui manipule en silence les destins selon sa propre volonté.

Après un roman sur la révolution tunisienne publié en 2015, vous abordez un sujet lié à la période post-communiste en Roumanie. Doit-on croire en un lien quelconque entre votre expérience de diplomate et vos sujets d’écriture ?

Mon premier livre n’était pas un roman mais un témoignage sur mon expérience comme ambassadeur en Tunisie de 2009 à 2011. « Attendre encore » est en revanche un roman, qui, pour sa partie centrale, se déroule dans la Roumanie de l’après-Ceausescu, où j’ai passé cinq ans en tant qu’ambassadeur de France de 1997 à 2002. Dans les deux cas, il y a bien sûr un lien entre mes livres et mon expérience diplomatique.

Dans « Un ambassadeur dans la révolution tunisienne », je consacre toute une partie au métier d’ambassadeur. Celui-ci est très spécifique. Sa première caractéristique est de projeter ceux qui l’exercent dans un environnement nouveau, auquel ils s’habitueront peu à peu. Mais ce dépaysement est temporaire, puisque nous savons dès le premier instant qu’un jour viendra où il faudra partir, changer de pays ou rentrer à Paris. De plus, lorsqu’on est diplomate, on est au croisement de deux mondes : celui des ambassades et de la conduite d’une relation bilatérale – ou d’ailleurs multilatérale ; et le monde réel, avec la découverte d’un peuple, de nouveaux amis, d’une réalité que nous ignorions et qui, peu à peu, devient familière.

Aussi est-il vrai que ce métier peut, plus qu’un autre, se prêter à l’écriture. D’ailleurs, un diplomate écrit beaucoup, mais surtout des notes et des rapports qui sont peu lus. Il vient un moment où notre plume aspire à élargir son spectre et son lectorat. Et ainsi peuvent naître des témoignages, des récits, des romans. C’est pourquoi, statistiquement, vous trouverez plus d’écrivains – d’ailleurs de qualité très diverse -parmi les diplomates que dans d’autres professions.

Pourquoi un sujet inspiré de la réalité roumaine ?

La Roumanie m’est toujours apparue comme une source d’inspiration littéraire et artistique. Bien avant de m’y rendre, j’ai découvert un de ses grands auteurs, Ionesco. J’ai même interprété l’un des rôles de ce dramaturge dans « La cantatrice chauve » au titre d’un théâtre très amateur : j’avais 16 ans. Eugène Ionesco a porté au plus haut le thème de l’absurde, dans un dialogue fictif -je ne sais pas s’ils se sont connus – avec Albert Camus. Le premier dépeint l’absurde dans sa dimension ironique, le second sous l’angle philosophique, dans le Mythe de Sisyphe. L’histoire roumaine est un roman qui met en scène des combats chevaleresques, par exemple en Bucovine. La brève histoire de la monarchie roumaine est une belle épopée : regardez le destin du Roi Carol II !

Je saisis cette occasion pour saluer la mémoire de son fils, Sa Majesté le Roi Michel, que j’ai eu l’honneur de bien connaître et qui s’est éteint voici quelques semaines. Voilà encore une vie extraordinaire, un monarque qui a régné à l’âge de quatre ans, puis à dix-neuf ans dans des circonstances dramatiques, que l’existence a conduit à devenir pilote d’avion ! Il dégageait une grande prestance, une profonde humanité.

De façon générale, prêts à s’enflammer pour une grande cause, débordant de cœur et de passion, parfois négative d’ailleurs, les Roumaines et Roumains offrent de beaux exemples de personnages romanesques.

Quel rapport entretenez-vous comme écrivain avec ce que nous appelons par convention le réel et la fiction ? Construisez-vous un équilibre entre les deux ou préférez-vous plutôt les laisser s’entrecroiser en toute liberté ? La lecture de votre livre penche vers cette deuxième option, compte tenu de votre appétence vers le mélange de l’action et de la réflexion.

La question de l’équilibre entre réalité et fiction est naturellement centrale.

Elle se pose bien sûr dans un roman mais aussi de manière plus générale.

Car chacun restitue la réalité, même la plus objective, avec une part de fiction, née de son imaginaire, de son vécu. D’ailleurs, dans le quatuor d’Alexandrie, Lawrence Durrell le montre de façon magistrale en dépeignant les mêmes événements vus par le regard divergent de plusieurs personnages. Nous découvrons ce qu’on pourrait appeler la double fiction : celle de l’invention et celle de la reconstruction du réel par l’homme.

« Attendre encore » part d’un autre principe. Tout est fictif mais avec une dose plus ou moins forte de réel. Ainsi, la liaison entre Luigi et Magda procède d’une invention, inspirée de faits réels mais qui ont été si déformés qu’ils sont méconnaissables. Certains personnages, comme Dobrescu, sont totalement fictifs. D’autres, par exemple les hommes publics, sont proches de leur modèle. Enfin, dans la dernière partie, la parole est donnée à des personnages historiques. Mais je n’en dis pas plus, pour garder une part pour la découverte.

Ce mélange réel/fiction concerne aussi les différents épisodes du livre. De plus, il existe un troisième champ, pont entre la réalité et l’invention : celui du rêve, également abordé dans ce livre. Ces équilibres ne résultent pas de choix établis à l’avance, mais d’options adoptées au fil de l’écriture.

Comme il s’agit de mon premier roman, j’ai retrouvé cette formule d’Umberto Ecco, qui considère que la fiction a une fonction thérapeutique. C’est-à-dire un remède à l’angoisse de l’auteur réaliste qui craint de déformer le réel qu’il ambitionne de retranscrire, ou encore de choquer les personnages qu’il met en scène, qui s’estimeront incompris voire diffamés. La fiction apporte une part de liberté mais comporte aussi ses exigences et sa rigueur.

Plongeons-nous, pour le bénéfice des lecteurs, dans la réalité historique roumaine qui a inspiré votre roman. Je pense qu’elle est assez complexe et qu’elle mérite de s’arrêter un petit moment.

Je suis arrivé en Roumanie huit ans après la chute de Ceausescu. On se trouvait en pleine période de transition. Il est vrai que c’était très complexe. Le peuple roumain avait retrouvé la liberté et la démocratie, mais n’en tirait pas encore un plein bénéfice, car l’économie se portait mal, les inégalités étaient plus visibles qu’auparavant. Et beaucoup de responsables de l’ancien régime étaient encore aux affaires, publiques ou privées. Cette situation n’était pas propre à la Roumanie mais prévalait dans toutes les sociétés post-communistes. A l’exception de l’Allemagne de l’Est, qui avait été totalement intégrée dans la RFA ; mais là-bas, il y avait une autre amertume car les « Ossies » étaient largement tenus à l’écart des responsabilités.

Au début de ma mission en Roumanie, lorsque je discutais avec des étudiants par exemple, ils semblaient penser que le progrès, la prospérité, l’Europe ne seraient pas pour eux, que la Roumanie resterait à l’écart. A mon départ, en 2002, les esprits s’étaient ouverts. L’espoir avait enfin pris corps. Depuis, la Roumanie n’a cessé de progresser, mais selon son génie dual, c’est-à-dire en alternant satisfaction et déception.

Rentrons avec votre permission dans le vif du sujet, prenant le soin de ne pas tout dévoiler de l’intrigue complexe de votre roman. Aux qualificatifs inventée, inspirée de faits reels, déformée et devenue presque méconnaissable que vous accordez à la relation entre Luigi di Scossa et Magda Radescu, je serais tenté de rajouter ceux de passionnée, complexe et presque tragique. Pourriez-vous nous en dire plus ? (Qui sont-ils ? Comment se sont-ils rencontrés ? Que partagent-ils ?)

Magda Radescu est une jeune journaliste travaillant pour un hebdomadaire nommé Săptămâna.

Un jour, elle est contactée par le directeur des services secrets, Dobrescu. Celui-ci lui demande d’approcher Luigi di Scossa, ambassadeur du Luxembourg et de le séduire. En effet, Scossa a été secrétaire général d’une fédération bancaire pouvant servir de caution à un fonds d’investissement.

A ce stade, je ne vous en dis pas plus sur ce fonds, puisque votre question porte sur la liaison entre Magda et Luigi. Dans un premier temps, ce dernier ne cède pas aux avances de la journaliste. Puis, celle-ci lui écrit qu’elle est très attirée par lui. Cette fois-ci, Luigi accepte de la voir. Dans une première composante de l’amour, celle du sentiment, la réciprocité ou l’illusion de celle-ci jouent un rôle important.

Et puis, un événement que Magda n’avait pas prévu se produit. Sa première relation sexuelle avec Luigi apporte à la jeune femme un plaisir d’une intensité qu’elle n’avait jamais ressentie, mais comparable à la jouissance qu’elle éprouve dans un rêve récurrent.

Du même coup, Luigi est induit en erreur. Il associe à tort deux symptômes : les assiduités dont il a fait l’objet et le plaisir physique qu’il donne à sa partenaire. Et il s’engage à fond dans cette liaison.

Dans sa jeunesse, Scossa avait mené une réflexion sur les composantes de l’amour. Mais il n’a ni le recul, ni les informations suffisantes pour se l’appliquer à lui-même. Deux composantes sont réunies : le sentiment et l’expression, en l’occurrence l’acte sexuel. Mais pour les deux autres, l’idée et la raison, les deux partenaires divergent. Luigi ne correspond pas à l’idée de l’amour que se fait Magda ; si sa raison la pousse à poursuivre cette relation, c’est dans le cadre d’une mission. Et pourtant, le plaisir qu’elle éprouve lui fait dire à Luigi qu’elle l’aime. Et elle ne pense pas tricher.

Donc cette relation est passionnée car elle intervient à ce stade initial et très fort du sentiment amoureux qu’est l’amour-passion, chez les deux partenaires pour des raisons différentes. Elle est complexe et tragique du fait des attentes contradictoires des deux amants. Le malentendu initial est porteur d’orages.

Vous évoquez la fonction thérapeutique de la fiction, selon Umberto Eco. Croyez-vous que ces deux protagonistes jouent-ils vraiment un jeu où leurs illusions, leurs fantasmes, leurs questionnements sur l’amour/passion occupent une place privilégiée dans une supposée guérison ?

Non, le jeu amoureux de ces deux personnages ne conduira en aucun cas à la guérison. Au contraire, leur liaison, là encore pour des motifs opposés, les fait souffrir. D’ailleurs, sans dévoiler la suite, cette souffrance se poursuivra, pour l’un et pour l’autre. Et finira par s’éteindre.

Lorsque Ecco parlait de thérapeutique, il pensait aux auteurs plus qu’aux personnages. Cependant, cette relation apportera des enseignements à Magda comme à Luigi. Le lecteur le découvrira en lisant le roman.

Quant à Dobrescu et aux autres personnalités politiques, leur dualité renvoie à la manipulation et au complot d’État. Rien d’étonnant, si l’on pense à cette période des débuts démocratiques de la Roumanie post-communiste.

Oui, vous avez raison. Mais ayez à l’esprit cette réflexion de Bernard de Fontenelle, qui vécut centenaire, de 1656 à 1756 : « Au théâtre, où tout est feint, le vraisemblable prend la place du vrai ». Nous pouvons appliquer cette maxime à cette partie du roman. Ce type de manipulation, cette utilisation de la sphère publique à des fins inavouables, pouvait être vraisemblable dans ces années-là. Mais en l’espèce, les faits ont été inventés.

Bernard de Fontenelle a sans doute raison, sauf que, dans le cas précis de la Roumanie, le cours réel de l’Histoire semble, encore aujourd’hui, dépasser l’imaginaire romanesque.

Continuez-vous à suivre la situation de ce pays ? Et, si oui, comment la voyez-vous ?

Oui, bien sûr, je continue à suivre la situation de la Roumanie. Je m’y rends régulièrement.

La Roumanie de 2018 n’a plus grand-chose de commun avec elle de 1998. C’est, depuis 11 ans, un Etat-membre de l’Union européenne, qui va d’ailleurs exercer la présidence du Conseil en 2019. Ce pays connaît une forte croissance, a développé ses infrastructures. Le niveau de vie s’est considérablement élevé. La lutte contre la corruption a progressé. Évidemment, tous les Roumains n’ont pas bénéficié de manière égale de ces progrès. Et les luttes politiques sont intenses. Donc, parfois, une impression de désordre est donnée à l’extérieur.

Je vous dis ceci dans le plein respect des fonctions de mon successeur, Madame Michèle Ramis, qui a pris récemment ses fonctions. Je suis persuadé qu’elle réussira pleinement à ce poste, dont j’ai pu mesurer la difficulté. Je demeure détenteur du record de longueur du séjour comme ambassadeur de France en Roumanie depuis 1928. C’est le seul mérite que je revendique.

Quant à l’avenir, j’étais optimiste voici 20 ans, je le suis encore davantage aujourd’hui. A condition que les Roumains maîtrisent un peu leurs pulsions démocratiques au profit d’une stabilité accrue.

Avez-vous l’intention de traduire et de publier votre livre en Roumanie ? Quel message auriez-vous en guise de préambule à cette publication ?

Oui, je souhaite que ce livre soit traduit et publié en Roumanie. Les choses avancent bien mais ne sont pas définitivement conclues. Mon message est très simple : ce livre ne s’adresse pas seulement à une élite francophone mais peut intéresser, je crois, beaucoup de Roumains. Malheureusement, la langue française a perdu du terrain et je ne suis pas sûr que tous les jeunes, notamment, puissent lire ce roman dans sa version originale.

Dans un premier temps, cependant, j’envisage d’aller présenter la version française à Bucarest dans les prochaines semaines.

Propos recueillis par Dan Burcea (janvier 2018)

Pierre Ménat, « Attendre encore », Editions du Panthéon, 2017, 296 pages, 20,90 euros.

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