La peur du dissemblable et l’obscurité du langage dans «Tout homme est une nuit» de Lydie Salvayre

« Tout l’art du dialogue politique consiste à parler tout seul à tour de rôle. » (Jacques Lacan)

Le roman de Lydie Salvayre fait sienne cette formule du psychanalyste français, tout en élargissant l’angle d’action de cette forme de dialogue de sourds aux dimensions d’une communauté villageoise où la peur de l’autre, du dissemblable, finira par prendre des proportions paranoïaques. Allégorie du climat de méfiance qui s’est installé en France pendant la campagne présidentielle, ce récit est, comme l’explique l’auteur interrogée par Sylvie Tanette[1], une expression littéraire de l’image du non-dialogue absolu dont souffre aujourd’hui le pays tout entier.

C’est en tout cas le sentiment fortement ressenti par Anas, le personnage principal du roman, ancien professeur de français qui, pour se reposer et poursuivre le traitement de sa maladie, prend la décision de se retirer dans un village de Provence. Des séances de chimiothérapie l’obligent à se rendre en ville où il constate « qu’il existait ici deux mondes rigoureusement délimités, deux mondes bien distincts, bien séparés, sans lien et sans mélange ». Le village où il compte bien refaire ses forces souffre de la même dichotomie irrévocable de la vie en commun, de ce « vivre-ensemble », comme aiment le nommer les porteurs « de prétendue compassion » et « de la glue odieuse de […] bons sentiments ». Cela conforte très rapidement Anas dans sa conviction qu’il s’agit de la même harmonie contrefaite, en ville ou dans le village où chaque communauté s’observe, se scrute pour s’enfermer encore plus profondément dans le soupçon et la déclinaison prolifique du mot phobie.

Le centre névralgique, le cœur du réacteur nucléaire d’où est passé au crible tout ce qui bouge dans le village est, comme on peut facilement le deviner, le Café des Sports qui trône sur la place principale. C’est ici que Marcelin, Dédé, Émile, Gérard et autres comparses du soir, font et refont le monde, décortiquant tout ce qui heurte « toutes leurs habitudes et le doux engourdissement qu’elles conféraient et dont ils étaient douillettement captifs ». Anas, qui se voit interdire tout accès dans ce temple des indigènes, a tout pour faire de lui un suspecte, si l’on en croit à la description de l’autoportrait qu’il nous livre : « J’avais un visage à faire peur, la peau cireuse, les joues émaciées, un regard d’égaré. Le visage d’un autre monde ». Pour la bande du Café des Sports, le nouvel arrivé qui, en plus de la description accablante qu’il fait de lui-même, a le teint foncé de par ses origines andalouses, est le type idéal de l’étranger dont il faut se méfier et surveiller ses faits et gestes.

C’est ainsi que la narration s’installe et finit par prendre ses aises sur deux plans qui prennent successivement le dessus l’un sur l’autre au fur et à mesure que le conflit alimente le dramatisme de la situation. Ces deux plans correspondent en même temps à deux niveaux de langage qui livrent, chacun à sa façon, l’image de la perception de la réalité par les locuteurs de cultures et dialectes si différents. Au langage culte du professeur le narrateur oppose le rituel du langage sombrement coloré des villageois où l’argot des cafés se dispute la primauté entre outrecuidance et mépris dans des esprits désabusés et abouliques. En cela, on peut dire que Lydie Salvayre réussit magistralement à créer une sorte de langage de l’absurde campagnard où les mots les plus osés, les injures, les vulgarités, les banalités et autres élocutions se font ainsi concurrence pour arriver à annuler toute possibilité de communication et pour créer ce non-dialogue absolu dont elle nous parle dans son interview.

Il faut dire que cet exercice est familier à cette romancière qui puise la sève de son exercice créateur dans sa souche biculturelle espagnole et française, et se nourrit de la manière dont ses personnages savent faire de ces langues des sources originales et belles à satiété. Il y a chez Lydie Salvayre cette idée magnifique que la culture peut intégrer des gens venus d’ailleurs même si leur manière de la formuler est souvent gauche, hésitante mais toujours volontaire et sincère. Elle nous l’avait démontré dans « Pas pleurer », son roman le plus autobiographique. Ici, elle explore un tout autre aspect concernant les limites du langage, celui de l’asphyxie du discours dans l’impasse communautaire. Tout aussi tragique, ce langage cru, violent de par son réalisme, n’est que l’expression articulée d’une peur qui s’accroît à la mesure de sa création artificielle et paranoïaque voulue par une classe politique qui le cultive pour mieux en profiter de ses fruits maléfiques. Ainsi, il devient la clef universelle capable de traduire tout événement qui surgit dans le quotidien anodin de ce village : tout vol, toute annonce télévisuelle, toute menace terroriste est susceptible de mettre les mêmes habits et viser la même personne, celle qui incarne l’Autre, l’Étranger, dans un cercle de « fabrication de l’ennemi », pour reprendre ici la formule de Pierre Conesa, dont le titre complet parle aussi de « comment tuer avec sa conscience pour soi ».

« Tout homme est une nuit » reste une œuvre de fiction, et c’est ainsi que nous devons la regarder pour en extraire toutes les qualités narratives et esthétiques. En cela, Lydie Salvayre prouve une fois de plus sa capacité de maîtriser la construction d’une œuvre qui réussit à élever le commun au rang du symbole et à faire du quotidien un moment unique de réflexion sur le destin de notre humanité contemporaine déchirée entre idéaux, discours, manipulation, idéologies et perte de sens, surtout lorsqu’il s’agit des limites du langage. Son roman trouve toute sa valeur dans sa manière magistrale de saisir les limites de la communication humaine à chaque fois que le langage cesse de remplir son rôle d’apporter de la lumière là où les esprits voient leur lanterne s’éteindre sous le souffle des idées préconçues et des formules réductrices. Alors qu’Anas s’enferme dans sa solitude et dans sa souffrance, la colère des villageois monte au Café des Sports dans un mélange de haine et de fourberie qui n’est, à vraie dire, qu’une triste image d’une autodestruction depuis longtemps annoncée et, surtout, un essoufflement de l’élan vers la beauté du monde.

Où va mener cette course aux soupçons les plus fous ? Va-t-elle transformer les menaces en actes impardonnables ? Y a-t-il une sortie à tous ces tergiversations sans fin qui ne sont que des soliloques s’apitoyant sur le triste sort de leurs discoureurs ? Que peut-on opposer à la mort si ce n’est que le besoin de voir son image réfléchie dans les yeux de l’autre, de la personne aimé ou de ses semblables ?

Laissons aux lecteurs le plaisir d’en découvrir le déroulement et le dénouement de cette magnifique histoire.

Disons en conclusion que si le livre d’Anne Nivat « Dans quelle France on vit » paru au printemps 2017 posait la question sur la manière dont les Français ressentaient la réalité actuelle, le roman de Lydie Salvayre apporte une réponse – cette fois littéraire, fictionnelle – de cette fissure troublante et pourtant si vraie, si proche de celle que nous vivons actuellement.

Dan Burcea

Photo © Hermance Triay

Lydie Salvayre, « Tout homme est une nuit », Éditions du Seuil, 5 oct. 2017, 256 p., 18,50 euros.

[1] https://www.rts.ch/play/radio/versus-lire/audio/versus-lire-lydie-salvayre-tout-homme-est-une-nuit?id=8958337&station=a83f29dee7a5d0d3f9fccdb9c92161b1afb512db

 

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