Centenaire Marcel Proust : «Petits pans de Proust – D’après un détail de Vermeer», un essai de Daniel Kay

 

 

Il y quelque chose de très pur dans le pan de mur jaune. Pourquoi pas en rapport avec l’enfance. Une sorte d’infra-signe, à la fois élaboré et primitif, qui rayonne hors de tout langage.

 

Nous avons commémoré ce 18 novembre le centenaire de la mort de Marcel Proust. Parmi le nombre impressionnant d’ouvrages publiés cette année, citons celui du poète et essayiste Daniel Kay, Petits pans de Proust – D’après un détail de Vermeer, publié aux Éditions des Instants. Son ouvrage est traversé par plusieurs interrogations. Parmi elles, une est à retenir principalement, liée à l’inaccessible fascination entre l’art et l’écriture « cet élément presque inaccessible qui les transcende et les rend éternels ». Et puis, il y a ce petit pan de mur jaune que Bergotte, le personnage de La Prisonnière de Marcel Proust, contemple devant le tableau de Vermeer Vue de Delft, avant de mourir. Le livre de Daniel Kay interroge cette synergie entre les différentes formes artistiques comme le sont l’écriture, la peinture et la musique, afin d’essayer de comprendre leur secrète alchimie et leur commune manière de convoquer la fulgurante beauté qu’elles arrivent à figurer, chacune à sa manière.

Conçu comme une « suite de petits tableaux », votre livre a comme vocation la rencontre entre deux génies, « deux géants de l’art et de la littérature » : Johannes Vermeer, « illustre représentant de la peinture hollandaise et l’écrivain français Marcel Proust. Pourquoi revenir sur le lien entre l’œuvre proustienne et la peinture, et surtout pourquoi se focaliser sur ce que vous nommez un « simple dettaglio » qui les réunit ?

L’évocation de la peinture traverse toute l’œuvre de Proust, des poèmes de jeunesse, inspirés par des visites au Louvre jusqu’aux derniers volumes de La Recherche. Le personnage-clef de Swann, par exemple, a cette obsession de chercher systématiquement des analogies entre « les êtres vivants et les portraits des musées ». Nous connaissons depuis les travaux de Daniel Arasse l’importance des détails dans ce qu’il a appelé une histoire rapprochée de la peinture. Il s’agit sans doute du détail le plus célèbre et le plus fascinant de la peinture occidentale. Plus qu’un découpage quelque peu arbitraire, qu’un simple fragment ou particolare découpé dans l’ordre du monde, le pan de mur jaune semble, lui, nous faire signe.

Le point de départ de votre réflexion concerne un moment resté célèbre de l’œuvre proustienne, la mort de Bergotte dans La Prisonnière. Contemplons ensemble, si vous le voulez bien, ce tableau de Vermeer. Que voit-on ou surtout que voit le personnage de Proust, au moins dans ce que l’auteur raconte de lui ?

Bergotte voit, ou croit voir dans son délire, sur les plateaux d’une « céleste balance » son œuvre, d’un côté, avec toutes ses insuffisances et de l’autre le petit carré jaune si parfait luisant comme une porcelaine, un détail qu’il prend un temps pour un papillon qui lui échappe juste avant de trouver la mort en s’écroulant sur une des banquettes du musée.

Justement, cet homme « à la silhouette chancelante, chargée de regrets et de pommes de terre », qui est-il ? Vous parlez même du syndrome de Bergotte – mélange de lucidité et de pessimisme concernant la postérité de son œuvre. Pourriez-vous nous aider à le définir ?

Je me suis amusé à élaborer ce concept en m’inspirant très librement du syndrome de Stendhal. Contrairement à ce qu’écrit Beyle dans les Mémoires d’un touriste ce n’est pas le contact avec la très grande beauté qui provoque ici les étourdissements mais la prise de conscience par Bergotte de sa médiocrité, de la vacuité de ses ambitions purement mondaines.

« La puissance bouleversante » du tableau de Vermeer et du détail du « petit pan de mur jaune » que Bergotte contemple prend une dimension esthétique puissante. En essayant de lui trouver une place dans une catégorie esthétique, vous affirmez que « ce n’est pas le mot essence qu’il faudrait employer », mais celui de quintessence. Cette vocable est, à votre sens, faite d’une « étoffe plus précieuse ». Comment comprendre cette sublimation et quelle place accordez-vous à la fascination du regard dans sa synergie avec l’écriture ? Je prends ici comme témoin cette affirmation que vous livrez dans votre livre (71) : « L’œuvre d’art, pour Proust, n’est pas pure création. L’artiste, le créateur, est un ré-créateur, il redonne vie à quelque chose qui le précède et qui relève de la vie éternelle de l’esprit, qui s’inscrit dans le présent avec plus d’intensité que la vie même ».

Oui, il est toujours question de faire advenir quelque chose de très ancien. Il ne faut pas oublier que Proust fait revivre à son personnage ce qu’il a lui-même vécu devant la Vue de Delft lors de la visite d’une exposition au Jeu de paume accompagné de son ami le critique d’art Jean-Louis Vaudoyer. Il y quelque chose de très pur dans le pan de mur jaune. Pourquoi pas en rapport avec l’enfance. Une sorte d’infra-signe, à la fois élaboré et primitif, qui rayonne hors de tout langage.

Le petit pan de mur, écrivez-vous, « exprime une idée souveraine, certainement très ancienne mais réductible à aucun concept […], une idée d’ordre poétique » (80). Quelle interprétation devrions-nous donner à cette définition ?

On pourrait, il me semble, parler de l’ouverture d’une telle œuvre, au sens de L’œuvre ouverte d’Umberto Eco. Aucune interprétation définitive ne peut en venir à bout, aucune théorie. Le pan de mur peut aussi apparaître comme une sorte de chant, relever d’une dimension orphique.

Dans ce souci de capter l’instant et de fixer le regard afin de le soustraire à l’anonymat, vous mentionnez l’idée de cadre dans la peinture. Quel sens prend pour vous cette idée-métaphore ?

N’oublions pas que la Vue de Delft est une veduta, peut-être reproduite à travers le cadre strict d’une chambre optique. Si on regarde la Ruelle du même Vermeer, on est frappé par l’harmonie à la fois douce et sévère de la construction géométrique. Il en est de même dans La Recherche. J’avais essayé de montrer dans un livre précédent – L’approche de Delft, Édition Isolato, 2011- que la cathédrale proustienne était construite comme un tableau hollandais. Mon livre est lui-aussi bâti comme un ensemble de petits « pans » entremêlant le registre théâtral, la poésie, l’éloge d’une couleur, la fausse notice nécrologique, et encore l’analyse sémiotique.

En effet, face à La Recherche que vous qualifiez de « grand poème phénoménologique », le petit pan de mur jaune apparaît comme une irréductible présence, un réel qui dit bien sa vérité « une vérité sur rien mais bien une vérité, celle d’un petit carré jaune ». Que pouvez-vous nous dire de cette grande capacité de Proust de maîtriser sa « savante orchestration » – ce qui renvoie à la musique mais aussi à la peinture –, et de bâtir ce que l’on appelle communément sa cathédrale littéraire ?

J’incite mon lecteur à replacer cet épisode dans l’économie générale de La Recherche. Je montre comment on passe de la sonate au septuor de Vinteuil, et dans le même mouvement par un effet de boucle, de l’évocation des tableaux de Pieter des Hooch à la toile épiphanique de Vermeer. Ce que va affronter Bergotte entre en résonance, sur un mode tragique, avec les moments d’émerveillement du narrateur, impressions et réminiscences.

Oui, ce Bergotte et ses pommes de terre, le tragi-comique de sa mort, ses dernières pensées sur la postérité de son œuvre, ce pan de mur qu’il fixe obsessionnellement en disent en effet quelque chose sur la personnalité de l’écrivain Marcel Proust. Qu’en est-il de ce possible transfert du romanesque à la personne de son créateur ? J’irais même plus loin : peut-on oser une quelconque identification entre les deux ?

Bergotte peut faire penser à Proust jeune, voire au narrateur mais bien avant les révélations finales du Temps retrouvé. Rien à voir avec le Proust cloîtré dans sa chambre et qui, loin du bruit du monde, construit son livre sublime. Bergotte subit la révélation du Vermeer. Il est déjà trop tard. Le romancier et son narrateur, eux, savent que seul l’accomplissement de l’œuvre pourra leur donner la force d’affronter la finitude après avoir mené à son terme l’expérience du Temps.

Enfin, permettez-moi de relever une autre qualité de votre ouvrage qui tient à la fine observation des œuvres picturales qui réunissent plusieurs idées dont celles de la figuration du sublime, de la symbolique des couleurs et de ce que vous appelez « un ambitieux poème géométrique ». Le lecteur aura le plaisir de les découvrir dans votre ouvrage. D’où ma question pour savoir qu’a représenté pour vous, en tant qu’essayiste et poète, l’écriture de ce livre qui est bien entendu un hommage à l’œuvre proustienne, mais en même temps, un éloge à la beauté et au dialogue invisible des arts ?

Je pourrais reprendre ces mots, cher Dan Burcea ; « un éloge à la beauté et au dialogue invisible des arts ». C’est un thème important dans mon travail de poète. J’ai consacré deux recueils – Vies silencieuses et Un peigne pour Rembrandt, Gallimard, collection blanche – à la peinture de l’antiquité à l’art contemporain. Dans Un peigne pour Rembrandt je consacre deux séries de poèmes en prose à la peinture hollandaise. Le lecteur attentif pourra y voir passer de manière à peine visible la silhouette de Proust.

Propos recueillis par Dan Burcea

Daniel Kay, Petits pans de Proust – D’après un détail de Vermeer, Éditions des Instant, nov. 2022, 128 pages.

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