Doina Ruști – « Zogru » : une chronique de Brigitte Madacéno

 

 

Avant de parler du sujet du livre, je tiens à préciser qu’il faut l’aborder en laissant tomber toute rationalité, tout cartésianisme, accepter de se laisser porter par le récit, sans obstacle. D’autre part, c’est un livre tellement riche, tellement foisonnant, qu’on ne peut pas aborder tous les domaines. Je ne me suis donc arrêtée que sur certains sujets qui m’ont particulièrement marquée.

Donc Zogru, c’est l’histoire d’une créature (spectre, fantôme) qui a la capacité de pénétrer à l’intérieur des gens – sans que ceux-ci s’en rendent compte – en passant par leur cou, en laissant juste 2 petites piqûres. On peut dire que c’est un roman fantastique, mais aussi historique puisqu’on balaye l’histoire de la Roumanie depuis l’année 1640 jusqu’à nos jours, en passant par le régime communiste et sa chute en 89. On apprend aussi beaucoup de choses sur le folklore roumain et les pratiques religieuses. Mais on ne suit pas la chronologie : on passe souvent d’une époque à l’autre en revenant en arrière. On passe aussi d’une histoire à l’autre, en fonction des personnages que Zogru pénètre. Un peu comme dans une série télévisée, ce qui en fait un roman très actuel. J’avais souvent l’impression d’écouter une copine qui me racontait l’histoire de quelqu’un, puis qui passait à quelqu’un d’autre, pour revenir au premier personnage.

Le 1er paragraphe illustre bien mon propos : il y est question d’un personnage qui a vécu pendant des siècles et qui a perdu beaucoup de sa fraîcheur et de son enthousiasme. La curiosité est tout de suite piquée, on a envie de rencontrer ce personnage, de savoir ce qu’il s’est passé.

 Mais avant d’aller plus loin, j’aimerais m’attarder sur la toute 1ère phrase du livre : « il ne lui restait plus qu’à attendre Andreï Ionescou ». C’est un début vraiment pas banal. On est déstabilisé dès le début puisque vous faites appel à deux personnages qu’on ne connaît pas encore. On se demande même s’il n’y avait pas un prologue qu’on aurait manqué !

C’est une phrase qui va revenir souvent dans le roman, souvent au début d’un chapitre, avant de nous dire qui est ce Ionescou, comme un leit-motiv.

L’histoire commence donc au 2e paragraphe, au printemps de l’année 1640. J’ai cru tout d’abord qu’il s’agissait d’un accouchement.

« Il ne savait pas très bien ce qui lui arrivait, ni dans quel univers il entrait, il était sous l’impulsion tumultueuse du besoin de quitter ce lieu chaud et douillet où il avait si longtemps sommeillé, caressé par une vapeur humide et puissamment parfumée. Sans idée précise, il avait bondi, irrésistiblement attiré par un monde dont il était bien loin d’imaginer la séduisante beauté. »

Tout de suite après, on entre dans le fantastique : l’être dont on parle est au milieu d’un champ, il voit tout en violet, et il se sent ébloui et attiré par l’homme qui se trouve en face de lui. Il s’agit de Pampou, auquel il s’attache corps et âme tout au long du livre.

Pampou lui ne ressent rien de particulier :

« il avait vu jaillir du sol un fin tourbillon de lumière verte qui s’immobilisa juste devant lui, droit comme un cierge…ensuite, il l’avait vu s’approcher lentement de lui en ondulant comme un cordon souple qui se déroulait sur plus de cinq mètres, puis il s’était figé une seconde en face de lui avant de bondir dans un éclair. »

On comprend que l’être entre dans les veines de Pampou, qu’il se laisse porter par le sang et les battements de son cœur avec enthousiasme, pour ensuite assimiler son histoire et ses pensées. Il devient l’autre tout en restant lui-même.

Vous avez rendu le personnage de Zogru très sympathique. Il pourrait utiliser son pouvoir pour faire le mal, or c’est plutôt un être bienveillant.

« Au cours des premières semaines, jamais il ne pensa à Pampou comme à une victime. Bien sûr, il était conscient de s’en être rendu maître, mais sans jamais outrepasser son pouvoir. Il se sentait plutôt comme un invité chanceux ou comme un touriste en villégiature. »

C’est un peu la destruction de nos schémas habituels. Pour la plupart d’entre nous, quelqu’un qui s’introduit dans les êtres humains cherche à gagner du pouvoir, à détruire, bref à faire le mal.

On tourne beaucoup autour de l’identité.

Il est parfois complètement Zogru, en faisant faire à la personne qu’il habite ce qu’il veut faire lui. D’autres fois, il sait s’effacer complètement pour comprendre les motivations profondes des gens qu’il habite. Il peut aussi se diviser en deux : à un moment, il émet un sourire énigmatique – « n’empruntant qu’une partie du sourire naturel de Pampou ». C’est en rencontrant une femme dont il va tomber amoureux, Ghuighuina, qu’il ressent le besoin d’avoir une identité et qu’il décide de prendre le nom de Zogru. Comme si l’amour était un puissant déclencheur.

Sur le plan du style, en lisant le livre, j’ai été subjuguée par le foisonnement d’images, de couleurs, de sons, de senteurs. Les vêtements en particulier sont toujours décrits avec une précision incroyable. On a souvent l’impression d’être dans un film, et même parfois dans un dessin animé. Je voudrais vous lire le passage où des bandits attaquent la calèche dans laquelle se trouvent Pampou (l’homme dans lequel vit Zogru) et d’autres personnes dont un connétable. Le connétable a réussi à calmer les bandits en les flattant sur leur réputation. Le bandit leur dit :

 « Bon, je vois que vous êtes au courant…et que vous avez l’air d’un homme bien », dit l’un des frères. « Trouvons une entente », et tout en prononçant ces mots, il s’approcha de Pampou pour tâter sa veste afin d’évaluer la marchandise. A ce moment-là, il semblait bien que personne n’avait de mauvaises pensées. Ni les brigands ni Pampou. Sauf que, au contact de la main étrangère, éclatèrent en Zogru toutes les peurs accumulées. Instinctivement, il attaqua. A moitié par peur, à moitié machinalement. Il attrapa l’un des frères par le cou et le jeta comme un insignifiant bout de papier. La silhouette du bandit vola par-dessus tout le monde pour aller disparaître au loin, dans la forêt. Ils étaient encore tous sous l’effet de la surprise lorsque Zogru, déchaîné, saisi d’une panique inexplicable, se lança sur l’autre frère. Celui-ci brandit sa matraque, Zogru l’attrapa par l’entrejambe et le projeta par-dessus sa tête comme un boulet de canon. » 

Et quelques pages plus loin, il subit une autre agression pendant laquelle il accroche l’un de ses agresseurs à un arbre par sa veste, et on voit cet homme s’agiter, accroché à une branche, comme un pantin.

Vous avez vu que l’humour est très présent dans les passages que je viens de lire. Il y a de multiples exemples tout au long du roman, mais je voudrais citer la description des fantômes.

 « Comme c’est étonnant que certaines personnes ne croient pas aux fantômes sous le prétexte de n’en avoir jamais vu un seul ! Zogru, lui, avait eu cette chance dès son apparition sur terre.

Il fit leur connaissance sous la forme de points lumineux, de petits cercles de couleur verte courant infatigablement dans toutes les directions. De temps à autre, il y en avait qui explosaient comme un fusible saute. Puis ils devenaient une ligne verticale de lumière avant de prendre une forme humaine. Exactement celle qu’ils avaient eu dans leur vie antérieure.

L’existence d’un fantôme était loin d’être de tout repos. Chaque humain était un obstacle, chaque contact était une électrocution. Raison pour laquelle les spectres flottaient souvent à des endroits improbables, évitant le plus possible la chair humaine vivante. Pour une raison inconnue –peut-être une fois leur mission accomplie – ils finissaient par reprendre une forme globulaire et ne revenaient presque plus jamais dans le monde des vivants. » 

Toujours en parlant d’humour, il y a aussi des jeux sur les mots : un bordel qui s’appelle Castel Dusperme, des personnages qui s’appellent Foudre et Vomissure. Je me suis amusée en lisant ce livre, et j’ai eu l’impression que l’autrice aussi s’amusait beaucoup en l’écrivant.

Il y a dans Zogru un imaginaire incroyable. Transformation de Zogru (p.73) : devient une sorte de gelée vert argent avec le visage de Pampou gravé dessus. Il flotte à la poursuite de Ghuighuina puis est absorbé par la porte en bois d’un monastère, persuadé qu’il va mourir. Il reste prisonnier 50 ans et au bout d’un moment apparaît sur la porte une icône : le visage de Pampou. La porte devient lieu de pèlerinage. Il est même à un moment pris pour un virus ! Et lorsqu’il ne trouve aucun corps à pénétrer, il est obligé d’avancer sous sa propre forme.

Mais il est limité dans le temps et dans l’espace : au bout de 40 jours, les personnes qu’il habite meurent, et s’il dépasse les limites géographiques de la Roumanie, il est aspiré par la terre pendant plusieurs années. Il y a une seule exception, lorsqu’il va voir un ami à Detroit. Il arrive à peu près à survivre, mais il est précisé que le quartier dans lequel il se rend est peuplé de roumains. Du coup, je me suis demandé si Zogru ne représentait pas l’être humain qui porte sans arrêt un masque devant les autres, qui est très limité dans son pré carré : s’il sort de ses frontières, de ses habitudes, il est mal.

Ses amours finissent toujours mal : il y a Zoë (il essaye de lui montrer qui il est mais il disparaît pendant 18 ans, et à son retour Zoë meurt), il y a aussi Giulia qui est sa dernière histoire d’amour. Giulia aime Andréï Ionescou, ce personnage auquel on a fait allusion plusieurs fois et qui est franchement antipathique. Comme Zogru le déteste et ne veut pas entrer en lui, alors il entre dans tout plein d’individus qui font la cour à Giulia, mais sans succès. Alors il craque et le pénètre.

Mais l’amour qu’il éprouve pour Giulia ne se transmet pas à Andréï. Il sait que s’il reste trop longtemps en lui, Andréï mourra, brisant le cœur de Giulia. Mais si Giulia découvre la vraie personnalité d’Andréï, le résultat sera le même, son cœur sera toujours brisé.

A un moment, Zogru décide de repénétrer Andréï et d’avouer son amour à Giulia. Mais au moment de l’embrasser, où il croit qu’il va pouvoir passer aux choses sérieuses, il est éjecté et comprend qu’Andréï ne peut plus être maîtrisé.

En désespoir de cause, un matin qu’il flotte dans la chambre de Giulia, il comprend qu’elle veut appeler Andréï et pour l’en empêcher, il s’introduit en elle. Mais pas de chance, il ne peut plus en sortir. Il est prisonnier de la femme qu’il aime. Il sait qu’en restant en elle, il va la tuer et que le seul moyen de la sauver est de la faire aller à l’étranger. Mais problème d’avion, puis de voiture : impossible de sortir du pays. Zogru comprend qu’il est « inexorablement pris au piège de sa malédiction ».

Par contre, la vision de la mort est elle très agréable. Au moment où Zogru pense que Giulia va mourir parce qu’il est resté trop longtemps en elle, il en est expulsé mais Giulia reste bien vivante et apaisée.

Un livre très bien écrit avec un caractère inhabituel et une vision nouvelle, Zogru reste l’un de mes livres préférés.

Doina Ruști – Zogru, Les éditions du Typhon, Marseille, 2022. Trad. Florica Courriol. Avec soutien de la Fondation Jan Michalski.

Brigitte Madacéno

Née en 1955 en Algérie. Venue en France en 1962. Études de lettres modernes (maîtrise) et d’anglais à l’université d’Aix-en-Provence. Professeur de français chez Berlitz à Londres, rédactrice chez Sélection du Reader’s Digest, spécialiste de littérature contemporaine, modératrice de l’association DésirDeLire.

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