Cher Dan,
Je ne vous ai pas oublié, mais en ce moment pour tout vous dire j’ai du mal à équilibrer les phrases. Les pensées vont mais n’arrivent nulle part. Rien ne les retient en fin de course, du coup elles pédalent dans le fossé. C’est comme un puits à sec avec un seau dedans — la solitude infinie du seau : grelot de bois dans sa cloche de pierre — et puis tout le reste hein, et évidemment la vase. Plutôt qu’un texte bien campé dans ses bottes et coiffé en gentleman avec une belle mère blindée et un Havane — plutôt qu’un texte fier à bras comme je faisais adolescent, le mieux est encore de vous écrire un mail, et d’y laisser aller les mots comme si j’étais au téléphone en train de vous parler.
Mes personnages ?
Je ne les connais pas très bien. Entre nous il y a les miroirs de la syntaxe, et des questions légitimes. Je dis “légitimes” parce que notre entente sinon cordiale est contractuelle. Je les déteste parfois, mais le plus souvent ils m’indiffèrent, comme des joueurs de cartes qui se disputeraient au fond d’un bistro, et moi au comptoir en attendant ma monnaie je feuillette le journal. J’essaye de lire, ou de regarder par la fenêtre, ils me dérangent, c’est vrai, mais rien de grave, je finirai par les oublier, ils finiront par se taire. Et tout à coup une pensée me vient : la serveuse, mon amour d’autrefois, s’est peut-être barrée avec la monnaie.
Mes personnages existent-ils ?
Hum… Le goût du café existerait-il si le café n’existait pas ? Si la réponse à cette question est oui, alors mes personnages existent. Et sinon ce sont des fantômes musclés et autonomes, doués de réflexes, un peu comme la sensation de la main chez celui à qui on l’a coupée. Même dans la tombe il paraît, derrière la mort, il subira l’ongle incarné.
Le roman, lui, en tout cas, existe.
Il existe sans moi. Il a toujours existé. Il peut même exister sans les personnages, et sans les lecteurs. Pourquoi ? Parce que sans le café, et même sans le goût du café, il y aurait encore, universelle, la sensation du café. Un roman c’est moins des phrases qu’une sensation en dessous des phrases, et je crois que cette sensation existera encore sous leur peau quand l’auteur et le lecteur auront oublié l’intrigue et les personnages. Et après la fin du monde d’ailleurs, quand l’univers ne sera plus rien, il y aura encore, dans le néant, partout, des romans. Il y aura encore des sensations.
C’est pour cela je crois qu’on a inventé la littérature : pour que rien, même l’absence, ne soit jamais vide.
Votre ami,
Guillaume
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Guillaume Sire commence avec la poésie, et des prix remportés à l’Académie des jeux floraux pour L’amour est une impression (2005) et Nymphéas (2006).
Il est l’auteur de plusieurs romans, Les confessions d’un funambule, aux Éditions de la Table Ronde en . Puis d’autres romans remarqués, notamment Où la lumière s’effondre chez Plon en septembre 2016, Réelle aux Éditions de L’Observatoire en septembre 2018 et Avant la longue flamme rouge chez Calmann-Lévy en janvier 2020.