Grand entretien. Marina Dédéyan : « L’écriture, c’est accepter le doute constant »

 

Marina Dédéyan publie chez Robert Laffont Là où le crépuscule s’unit à l’aube, un roman d’un grand élan narratif censé porter comme un courant « une bouteille jetée dans les marées du temps » dans laquelle se cache l’histoire extraordinaire de William et Julia Brandt, ses arrière-grands-parents, et de toute une lignée familiale dont elle se fait la porte-parole. Son écriture suit en même temps « la dislocation qui guette le monde » sous le poids des événements du début du siècle dernier, dans une Russie qui verra la fin du tsarisme, l’avènement de la révolution bolchevique et le déclenchement de la Grande Guerre.

Bonjour Marina Dédéyan, permettez-moi de commencer par attirer l’attention de vos lecteurs sur la complexité thématique de votre roman : récit familial étendu sur trois générations, à la fois rêve, conte de fée et tragédie de l’exil, mais surtout devoir de mémoire que vous assumez à remplir le plus fidèlement par l’écriture de cette bouleversante histoire. Comment est né ce roman et quel a été le ressort le plus secret parmi ces thèmes que je viens d’évoquer ?

L’idée d’écrire sur le parcours hors du commun de mon arrière-grand-mère Julia, d’évoquer cette Russie disparue, me trottait dans la tête depuis des années. Je savais que je disposais là d’une magnifique matière romanesque. Cependant, parler de sa famille n’est pas anodin. Il faut franchir un cap de pudeur, comme si l’on entrait dans la chambre de ses parents. Il y a quatre ans, ma mère a exhumé un cahier dans lequel ma grand-mère, ma Baba, avait noté une partie de ses souvenirs. Je les connaissais déjà, pour les avoir entendus toute mon enfance de sa bouche même. Mais les lire me donnait une autre perspective. Avec cette quarantaine de pages s’esquissait l’embryon d’un livre qu’il me fallait compléter, à la façon dont je sais transmettre, par l’écriture. Pourquoi ce besoin soudain ? Peut-être parce que ma grand-mère me manquait à ce moment, tout simplement.

En effet, vous écrivez, pour rappeler la difficulté de ce genre de récit historique et familial : « Il est difficile d’écrire sur les siens, de réveiller le souvenir de ceux qui ne sont plus là pour se défendre, exprimer leur vérité. Et vous continuez par affirmer votre attachement au roman et au pouvoir de la fiction grâce à vos lectures de la bibliothèque de votre grand-mère. Pourriez-vous nous en dire plus sur la manière dont vous avez secrètement réussi à conjuguer le récit historique et la fiction pour écrire votre roman ?  

Cela a nécessité au départ une prise de recul, un questionnement, voire une dissection presque clinique de chaque souvenir pour le replacer dans son contexte, sa chronologie. En même temps, je me replongeais dans ma propre expérience de la Russie, au travers de mes séjours là-bas, des traditions familiales, mais aussi de sa littérature, de sa peinture et de sa musique. Il s’agissait d’allier la rigueur d’un restaurateur d’œuvres d’art à l’introspection et au rêve pour faire surgir les émotions. Les figures de mes arrière-grands-parents se sont précisées au fur et à mesure que je reconstituais le décor de leur vie. En les transformant en personnages de roman, je me suis sentie de plus en plus proche d’eux.

Vous parlez à un moment donné de votre livre de famille, Die Familie Brandt, devenu votre nouvelle bible. Devant vous, des milliers de pages à lire, des secrets de famille et des événements historiques à comprendre à travers les pages d’histoire, mais surtout un silence bien gardé par vos prédécesseurs sur leur exil. Seule source sûre, la mémoire maternelle que vous explorez. Peut-on parler dans tous ces cas d’un travail de documentation, et, si oui, comment avez-vous réussi à le mener à bien pour construire votre récit ?

Il n’y a pas vraiment eu de secrets de famille. Ma grand-mère racontait avec le plus grand naturel les frasques, les déboires et les drames des siens. Néanmoins, le temps, l’inconscient, la transmission, érodent les souvenirs. Les recomposer, les inscrire dans un récit, a imposé un travail de documentation considérable. Le livre Die Familie Brandt, écrit par un historien dans les années 60, a constitué une source précieuse, mais pas la seule. Mes ancêtres ayant fréquenté des personnages connus, j’ai collecté une riche information par leurs biographies ou leurs mémoires. Il a fallu évidemment replonger le nez dans des livres d’histoire, des témoignages de contemporains. Afin de nourrir l’écriture, de lui donner une âme fidèle à l’atmosphère de ces temps, j’ai constitué ma palette à base de littérature russe, les classiques comme les auteurs de l’époque, Isaac Babel, André Biely, Joseph Kessel, Zinaïda Hippius, Boris Savinkov, Maxime Gorki, Boris Pasternak et bien d’autres encore. Une bonne cinquantaine d’ouvrages au total ! Il existe enfin des sources audiovisuelles. Exploiter le support du film fut une expérience nouvelle et enthousiasmante.

J’aimerais ajouter que l’on perçoit souvent la documentation comme un travail austère. En réalité, il s’agit une quête passionnante qui fait partie intégrante du chemin d’écriture et lui ouvre des horizons formidables.

Il est temps, à ce stade, de vous inviter à nous parler brièvement de votre famille dont vous présentez à la fin de votre roman un extrait de l’arbre généalogique. Qui sont-ils ? Parlez-nous surtout de William et Julia, vos arrière-grands-parents et, bien entendu de Julia, votre Baba, votre grand-mère.

William Brandt était issu d’une famille d’armateurs et de négociants originaires de Hambourg, dont les nombreuses ramifications essaimèrent en Russie, en Allemagne, en Suisse et en Grande-Bretagne principalement. Ses oncles et ses cousins constituèrent un puissant réseau, renforcé par les mariages au sein de la grande bourgeoisie d’affaires. Parmi cette vaste parentèle émergèrent quelques profils atypiques : la psychanalyste et écrivain Lou Andreas-Salomé, Marie-Espérance von Schwartz – maîtresse et fidèle alliée de Garibaldi, le photographe britannique Bill Brandt, Axel von Ambesser, réalisateur allemand lauréat d’un Golden Globe, un illustre entomologiste, un chef des services secrets de la Royal Navy et même un prince suédois qui épousa Frieda, la chanteuse du groupe ABBA.  

Julia, fille d’un baron balte tombé dans la misère et d’une paysanne lettone, provenait d’un milieu très différent, mais partageant avec celui de William l’attachement aux valeurs du protestantisme.

Quant à ma grand-mère, elle a tenu une si grande place dans ma vie que je n’aurai jamais assez de mots pour l’évoquer. Une très grande et belle femme, à la forte personnalité, qui fréquenta des gens de tous horizons au cours de sa vie et exerça des métiers aussi divers qu’agricultrice, libraire et antiquaire. Elle disposait de multiples talents et d’une grande sensibilité artistique. Peintre et iconographe, extraordinaire conteuse, elle avait aussi un don de médium et lisait dans les cartes.

Retournons, si vous le permettez, à votre arrière-grand-mère. Vous écrivez à son sujet : « Qui peut savoir où nous entraînera le destin ? ». Que pouvez-vous nous dire de cette femme d’origine modeste mais d’une intelligence et une sensibilité exceptionnelles ?

Même si Julia commença à travailler dès l’âge de douze ans, elle reçut de son père les bases d’une éducation solide. Elle sut ensuite saisir sa chance, quand William lui donna des professeurs et la forma littéralement à devenir une dame de la bonne société. Au début du XXe siècle, on conçoit sans peine la difficulté à s’y faire admettre. Une vive intelligence, de l’ambition, de la persévérance furent les clés de son succès. Ma grand-mère la décrivait comme une femme toujours très soignée, un peu « collet monté », autoritaire aussi. Amie et soutien d’artistes russes, elle fut une balletomane avertie et hébergea dans sa villa à Cannes le danseur étoile Serge Golovine, le fils du grand peintre. Elle n’écouta que ses passions, sut faire front dans les épreuves de sa vie et au fond n’en fit jamais qu’à sa tête.

Quant à William Brandt, qui est-il et surtout comment va-t-il vivre à travers tous ces « grondements de temps » qui vont se jeter sur Saint-Pétersbourg, sur sa famille et sur sa propre personne ?

William aimait profondément la Russie et croyait, comme nombre de ses contemporains, que les Bolcheviks seraient vite évincés. N’oublions pas que l’issue de la guerre civile après la révolution d’Octobre demeura incertaine pendant plusieurs mois. Même s’il réussit à sauver sa famille, à retrouver des moyens substantiels pour vivre, je pense que William ne se remit jamais de l’exil. Il mourut six ans après avoir quitté la Russie, précipitant sa fin par son refus de se soigner. Sous ses dehors de colosse, d’homme du monde élégant et sûr de lui, j’imagine qu’il dissimulait aussi les cicatrices de son enfance : sa mère morte en couche, le décès d’une sœur jumelle quelques mois après leur naissance, le suicide de son père biologique une dizaine d’années plus tard.

Pourrions-nous nous arrêter encore un moment sur la grande Histoire de la Russie du début du siècle passé. Nous sommes à la croisée de deux mondes irrémédiablement opposés. Au milieu de ces événements vous mettez en avant la souffrance de tout un peuple et l’incapacité de la classe dirigeante d’y remédier. Comment vivent les Brandt ces temps ?

On réduit souvent les bouleversements politiques en Russie au début du XXe siècle à l’opposition entre le tsarisme et les bolcheviks. L’Empire russe traversait au début du XXe siècle les mêmes bouleversements économiques et sociaux que les autres pays d’Europe, mais avec le poids de son immensité et la complexité des nationalités qui le composait. Au lieu de procéder aux réformes nécessaires, Nicolas II, mal entouré et peu capable, se réfugia dans l’ultra-conservatisme, suscitant de vives oppositions. Or, à côté des mouvements révolutionnaires, il existait un courant libéral et progressiste, porté par des intellectuels – historiens, juristes, écrivains, philosophes -, des industriels et acteurs du monde économique. Les Brandt le soutenaient et fréquentaient certains de ses membres. Ce courant lutta d’abord en faveur de la création d’un régime parlementaire, de l’établissement de droits civiques pour tous. Quand il prit le pouvoir lors de la révolution de février 1917, qui conduisit à l’abdication de Nicolas II, il commença par abolir la peine de mort et accorder le droit de vote aux femmes. Il échoua en raison de la situation désastreuse du pays dans le contexte de la Première guerre mondiale, par son refus de signer une paix séparée avec l’Allemagne pour ne pas trahir ses alliés français et britanniques, et fut broyé par l’instauration de la dictature bolchevique en octobre 1917.

Au-delà du drame personnel de l’exil, mes arrière-grands-parents ressentirent leur vie entière un profond chagrin pour leur pays et les souffrances du peuple russe soumis à ce joug. Tant d’espoirs brisés, de promesses gâchées !

Nous arrivons au thème de l’exil qui est un des points centraux de votre roman. À ce sujet vous écrivez un texte tellement puissant que je ne peux pas m’empêcher de le citer en entier : « On ne quitte jamais son pays à la légère. On ne renonce jamais sans laisser une partie de son âme aux parfums de la terre qui nous a enfantés, aux couleurs du premier ciel qu’ont contemplé nos prunelles, à la musique de sa langue maternelle ». Comment comprendre ces mots, et comment ont vécu vos ancêtres cet exil ?

On ne se remet jamais de l’exil, de cette perte irrémédiable. Mes grands-parents maternels, victimes de la révolution bolchevique, comme mes grands-parents paternels, rescapés du génocide des Arméniens, devinrent des Français parfaitement intégrés. Néanmoins, ils conservèrent l’empreinte de ce drame, la transmirent à leur descendance. Les enfants de l’exil se reconnaissent entre eux. Ils ont souvent une sensibilité particulière, une conscience de la fragilité du monde. De façon consciente ou pas, qu’ils le reconnaissent ou non, ils conservent cette part d’ailleurs.

On n’évoquera jamais assez votre manière d’écrire sensible et attentive aux moindres détails dans la veine des romanciers que vous reconnaissez fréquenter. Pour en dévoiler son mécanisme, vous mentionnez les mots, le rythme d’une phrase et la musique de l’ensemble. Pour vous l’écriture doit ressembler à une partition. D’où ma question simple, comment écrivez-vous, et quel est le secret de votre écriture ?

Il n’y a d’autre secret que le travail, beaucoup de travail, et l’humilité. L’écriture, c’est accepter le doute constant, se remettre en cause à chaque instant, aller chercher toujours plus loin. Je commence un roman avec l’idée d’une trajectoire, mais n’établis pas de plan au départ. Je me laisse guider par le rythme qui se met en place au fur et à mesure que l’histoire se déroule. Je me nourris de tout ce qui m’entoure, une conversation, une odeur, un paysage. Dans cet état d’hyper-réceptivité, les choses viennent à vous et se mettent en place. L’écriture est une expérience de tous les sens. J’ai aussi une approche visuelle de mon texte. Quand le premier jet est bien avancé, je regarde les volumes, l’équilibre des paragraphes, des chapitres. J’ai évoqué le parallèle avec la musique ou la peinture. J’ajoute celui avec la danse. Quel que soit le mouvement, on doit conserver l’axe, le point d’équilibre. Tout est possible à condition de ne jamais le perdre de vue.

Quant à votre personnalité tout entière, vous vous définissez comme étant « le fruit de la grande histoire de l’humanité et d’une histoire particulière, de cet incroyable brassage des peuples » pour finir par dire que « nous ne sommes rien et la somme de tout ». Pourtant que serions-nous sans nos racines ? Pour conclure, je vous prierais de commenter cette phrase que vous écrivez à la moitié de votre roman et qui insiste sur l’importance de la mémoire dans chaque histoire personnelle : « Le morts se souviennent-ils de nous quand on réveille leur mémoire ? »  Ce serait donc celle-là la mission de l’écrivain de convoquer cette mémoire inversée, bousculant le passé et envoyer en nous l’écho inaudible autrement des souvenirs ?

Témoin de son époque, penseur de l’avenir ou passeur de mémoire, avec pour ressource la puissance de son inconscient et de l’imaginaire, chaque écrivain s’inscrit dans son propre registre. Mon histoire familiale, mon propre parcours, font de moi un animal hybride avec un pied dans plusieurs mondes. Si mon élément naturel me porte ainsi à explorer la mémoire et à dénicher des résonances, il me paraîtrait bien arrogant de prétendre être investie d’une quelconque mission. Je fais au mieux pour transmettre ce que j’ai.

Propos recueillis par Dan Burcea

Photo de Marina Dédéyan : ©Astrid de Crollalanza

Marina Dédéyan, Là où le crépuscule s’unit à l’aube, Editions Robert Laffont, 2022, 544 pages.

Vous pouvez regarder la présentation du roman en ouvrant ce lien : Marina Dédéyan – “Là où le crépuscule s’unit à l’aube” – Roman russe

   

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