Cartea neagra, Le Livre noir de la destruction des Juifs en Roumanie (1940-1944)

 

Introduction

Il existe des destins humains comme il existe des destins de livres dont la naissance, l’existence et la durée leur valent de vivre dans l’Histoire et dans le Panthéon de la mémoire collective. En résistant aux érosions des modes et du temps, en éclairant et en guidant les générations comme des balises imperturbables, mais aussi en interrogeant sans relâche les consciences pour faire remonter à la surface les grands secrets de l’être humain, avec ses zones de lumière mais aussi ses zones d’ombre, ils nous aident à affronter nos propres peurs et à comprendre que le seul remède aux désastres qui ont marqué l’histoire de l’humanité depuis des siècles est celui d’affirmer et d’assumer la vérité. Le Livre Noir connait un tel destin. Le livre de Matatias Carp, qui mérite sa place dans le patrimoine testimonial contemporain est une œuvre exceptionnelle en raison de son contenu unique, riche en faits et documents d’extrême importance, liés à l’un des événements les plus dramatiques de l’histoire récente de la Roumanie, celui de la déportation et de l’extermination des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. En outre, son parcours sinueux et dramatique, dû notamment au silence dont il a été et est entouré depuis sa publication jusqu’à aujourd’hui, tant auprès du grand public que d’une partie de l’intelligentsia roumaine, est un autre aspect de cette singularité historique et éditoriale. Publié pour la première fois en trois volumes à Bucarest entre 1946 et 1948, il a été ignoré par la presse de l’époque, qui s’attachait surtout à décrire la souffrance des Juifs pendant la guerre sous la bannière du martyre indistinct de la «grande lutte antifasciste».

Les fonctionnaires communistes de l’époque considéraient ce document avec les yeux de la nouvelle idéologie qui avait pris le pouvoir, mais surtout avec le souci de leur propre carrière politique. Il est donc facile de comprendre pourquoi, après la guerre, le Livre noir a été placé par le régime communiste dans les «fonds spéciaux», inaccessibles au grand public. Même sa réimpression en fac-similé en 1996, à assez faible tirage, par la maison d’édition Diogene, n’a pas réussi à le faire sortir de l’anonymat. Le volume a dû s’exiler : en 2009, l’éditeur parisien Denoël l’a publié en français sous le titre Livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie (1940-1944) (traduction et appareil critique d’Alexandra Laignel-Lavastine). C’est pourquoi, nous publions un recueil d’interviews, d’analyses et de témoignages sur le Livre noir, dans le but de le faire encore mieux connaître au public francophone. Dans notre démarche, nous avons conservé la même logique, qui a également été suivie pour la traduction du livre en français : une logique patrimoniale et une logique éditoriale, convaincus que sa force documentaire et testimoniale reste intacte soixante ans après sa publication.

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 « J’ai écrit ce livre de sang et de larmes avec mon propre sang et mes propres larmes »

 

Cartea neagră – Le livre noir La destruction des juifs de Roumanie (1940-1944), de Matatias Carp

L’auteur du Livre noir, l’avocat Matatias Carp (né à Bucarest, le 16 avril 1904 et mort le 3 juillet 1953 à Ramat Gan, dans la banlieue de Tel Aviv), est le fils du célèbre intellectuel et homme politique Horia Carp. Après avoir épousé Ella Cohen (la fille d’un commerçant), il a ouvert son propre cabinet d’avocats. En 1940, les Juifs sont exclus du barreau, et Matatias Carp est nommé secrétaire général de l’Union des Juifs roumains à la demande du Dr Wilhelm Filderman. Les 21-23 janvier 1941, pendant la rébellion des légionnaires, il est arrêté avec son père, Horia Carp, et emmené dans un poste de police, où ils seront sévèrement battus pendant 48 heures. Plus tard, il prendra la décision de collecter des documents et des témoignages dans le but précis d’écrire un livre sur les récentes souffrances subies par les Juifs : « J’ai commencé au moment où j’ai senti et compris que notre drame était sur le point d’entrer dans l’histoire et que son issue dépendait de quel côté pencherait la balance de la victoire », note Matatias Carp dans Le Livre noir.

Les sources

Les sources utilisées par l’auteur sont de plusieurs types : mémoires, notes secrètes, statistiques, détails sur la situation de diverses familles juives, documents que des amis roumains lui ont secrètement fournis, et même des informations et des photographies mises à sa disposition par des officiers allemands stationnés à Bucarest. Le titre du Livre noir est le même que celui d’une autre œuvre célèbre, écrite en russe sous la direction d’Ilya Ehrenburg et Vasili Grossman. Son credo est exprimé par des mots d’une force extraordinaire : « J’ai écrit ce livre de sang et de larmes avec mon propre sang et mes propres larmes. Pour que mes frères puissent construire, dans la mémoire des souffrances qu’ils ont vécues, de nouvelles raisons de vivre ; pour qu’ils découvrent, dans la mémoire des coups qu’ils ont reçus, les ressources qui leur permettront de mieux se défendre à l’avenir. Et pour que, à partir de l’indignation et du dégoût suscités par l’histoire de ces temps, d’autres prennent conscience de la gravité des crimes commis et de ce qu’ils doivent à notre communauté afin d’atténuer leur douleur ; pour mesurer également le chemin à parcourir afin de se libérer de leur conscience et d’assumer leur responsabilité devant l’histoire ».

Ce ton sobre et prophétique lui ôte toute tentation littéraire : « Je me suis interdit de composer une œuvre littéraire. C’est donc en vain que vous chercherez dans ces pages des effets de style, des métaphores, des descriptions épiques ou du pathos. J’ai même essayé d’éviter les adjectifs ». Dans le langage de la narratologie, nous pouvons dire que, comme le soutient Paul Ricœur, il existe une continuité entre le temps vécu et le temps narratif, en accordant une attention particulière aux faits et aux conséquences éthiques sur le discours littéraire : « Aucun désir de vengeance n’est à l’origine de ce livre. Ni pour les souffrances que j’ai endurées dans mon corps, ni pour les mauvais traitements infligés à mon père, que je ne reverrai jamais, ni pour le massacre, sur les rives du Bug, des parents des deux orphelins de Transnistrie qui sont devenus depuis mes enfants et qui, s’ils ne sont pas la chair de mon corps, sont devenus l’âme de mon âme. Ni, enfin, pour le martyre de mes frères au sens large du terme, partout en Europe ». La neutralité de l’auteur n’est pas non plus négligée, imposant une parfaite retenue éthique : « De même, je me suis abstenu de louer, de critiquer, de formuler un point de vue a priori défavorable à qui que ce soit, de glorifier les uns et d’injurier les autres. Je n’ai pas écrit ces pages en tant qu’ancien secrétaire général de la Fédération des communautés juives de Roumanie, et encore moins en tant que secrétaire actuel de l’Union des Juifs, mais en tant que chroniqueur et archiviste de la souffrance des Juifs de Roumanie ». Mais cette neutralité ne signifie pas une absence de l’auteur, qui affirme sa présence et sa responsabilité pour avoir écrit les pages du livre : « Le Livre noir est une œuvre exclusivement personnelle. J’en assume moi-même l’entière responsabilité ».

Le livre était censé comporter quatre volumes :

1. Les légionnaires et la rébellion ;

2. Le gouvernement Antonescu et la guerre ;

3. La tragédie en Transnistrie ;

4. Transylvanie du Nord.

(Mais l’auteur n’a pas réussi à écrire le volume consacré à la Transylvanie)

Aperçu de la politique antisémite en Roumanie

Le préambule du livre donne un aperçu de la politique antisémite en Roumanie de 1940 à 1944. En tant qu’allié de l’Allemagne nazie, écrit l’auteur, «la terreur fasciste qui s’est abattue sur la population juive à l’intérieur des frontières roumaines entre 1940 et 1944 a été aussi violente et destructrice que dans le reste de l’Europe». La différence réside dans la méthode : «La Roumanie n’avait pas de chambres à gaz ni de fours crématoires sur son sol, pas plus qu’elle n’exploitait industriellement les cheveux, les dents ou la graisse de ses victimes» ; «Le fascisme roumain, en revanche, était unique dans son extermination des Juifs en appliquant un certain nombre de techniques originales». Des personnes battues à mort ou asphyxiées dans des wagons scellés, d’autres prises dans des colonnes [marches de la mort] et vendues pour être tuées, et leurs vêtements offerts au plus offrant ; d’autres littéralement coupées en morceaux, et leur sang utilisé pour graisser les roues des charrettes, etc». Ces déclarations sont étayées par des chiffres : «Sur une communauté juive de 760 000 personnes avant la guerre (1940), environ 400 000 ont été exterminées ; 265 000 sous la responsabilité directe du gouvernement roumain, les autres sous celle du gouvernement hongrois (pour la Transylvanie du Nord)». Les spoliations, les déportations, les brutalités et les tortures conduisent l’auteur à la conclusion suivante sur la politique de persécution des Juifs, «une politique encouragée par la folie des ennemis de l’humanité, initiée et ordonnée par une clique dirigeante criminelle, soutenue et encouragée par une partie de la nation roumaine, sinon la plus importante en termes de nombre, du moins la plus représentative de la mentalité de l’époque».

Les légionnaires et la rébellion

Dès le premier volume sur les légionnaires et la rébellion, le Livre noir accueille le lecteur avec des titres ou sous-titres évoquant la brutalité des faits relatés : «Les lois scandaleuses», «La terreur légionnaire», «L’action désespérée des organisations juives», etc. Le Livre noir impressionne, comme nous l’avons déjà remarqué, par la sobriété et la précision de son style. L’idéologie légionnaire – avec son antisémitisme symptomatique – est ainsi analysée en profondeur dès les premiers signes avant-coureurs : le pogrom de Dorohoi, la banalisation et l’impunité des meurtres de Juifs et la manifestation générale de haine qui agite l’opinion publique : «Aux côtés du général Antonescu, chef du gouvernement, les gardes de fer [ou légionnaires] investissent progressivement les rues, paradent, patrouillent et chantent – surtout chantent : leurs chants de haine, de sang et de mort». Les premiers signes de persécution apparaissent : «Partout [règne] un calme relatif, à part quelques escarmouches par-ci par-là, «le romantisme et l’enthousiasme», comme les appelle le général». La situation est connue : en 1940, le régime promulguera les fameuses lois anti-juives. Il s’agissait notamment de lois visant à piller les biens et à écarter les Juifs de la vie publique (médecins, avocats, journalistes, etc.) et de lois obligeant les entreprises à licencier tous les Juifs, quel que soit leur contrat de travail. En même temps, l’auteur souligne le rôle du maréchal Antonescu dans ce processus historique : «Face au sort de plus en plus douloureux des Juifs de Roumanie, l’idée que le général Antonescu ait fait preuve d’une certaine bonne volonté, de sollicitude ou de compassion entre le 6 septembre et le 23 août 1944 n’est pas seulement erronée. […] En fait, le général Antonescu a sur la conscience la mort de plus de 250 000 des 400 000 victimes juives [y compris de Transylvanie du Nord] qui ont été avalées par l’hydre hitlérienne sur le sol roumain».

L’auteur replace l’événement du pogrom de Bucarest des 23-24 janvier 1941 dans le contexte du soulèvement légionnaire : plus de 100 000 Juifs sont livrés à la foule, aux bandes des escadrons de la mort, prêts à piller et à tuer, la foule venue dans l’espoir d’un enrichissement rapide offre un spectacle terrible, le sens moral soudainement effacé : trois jours de barbarie, de dénonciations, de pillages, de meurtres, le tout dans une atmosphère de frénésie, transformant la foule en un troupeau sauvage.

Ce massacre inaugural dans l’histoire tragique de la guerre, surtout peu avant le déclenchement de l’opération Barbarossa, allait laisser une forte empreinte sur la sauvagerie qui allait suivre. La description de Carp est éloquente : «Vendredi 24 janvier, alors que des fourgons militaires chargent des piles de cadavres de Juifs nus, tailladés et défigurés, des convois tristes de femmes et d’enfants vont d’une morgue à l’autre pour reconnaître les corps de leurs proches ou à la recherche des disparus.» D’autres scènes de barbarie sont relatées dans les pages qui suivent. Je sélectionne ici l’une d’entre elles, suffisamment éloquente : « Le docteur Siviu Cohn, blessé à deux reprises pendant la Première Guerre mondiale, est emmené au centre de la ville, où il est placé sur le pilier de l’infamie. Pendant qu’un pharmacien nommé Dudescu le gifle, lui faisant saigner le visage, plusieurs enfants et clochards dansent autour de lui, lui arrachant les cheveux. « Un chapitre entier intitulé «La chronique des persécutions» complète ce sombre tableau : plus de dix pages de ces actes horribles. Un autre chapitre, «La rébellion des légionnaires et le pogrom de Bucarest», passe en revue les massacres de Jilava et des abattoirs, en enregistrant les noms de plusieurs victimes, le pillage des synagogues et des institutions juives, etc. Dans l’«Annexe», l’auteur dresse la liste des Juifs assassinés pendant le pogrom de Bucarest.

Le pogrom de Iasi

La première question que se pose Matatias Carp est cruciale pour le chercheur : « Qui a pris la décision de déclencher le pogrom de Iași ? ». Des chapitres très substantiels détaillent l’organisation des massacres et leur ampleur. En suivant les événements chronologiquement, l’auteur met en évidence l’évolution progressive des préparatifs de propagande (affiches, rumeurs sur les Juifs complices des aviateurs russes, incitation au meurtre par la presse, marquage de croix des maisons habitées par des chrétiens, exode de la riche population roumaine quittant la ville, etc.) Toute la population n’est pas tombée dans ce piège de propagande, beaucoup ont conservé leur dignité et ont essayé, parfois au prix de leur vie, de sauver les Juifs : Le commissaire de police Suve sauve une colonne de 350 Juifs, le directeur du moulin de Dacia, Grigore Porfir, parvient à sauver une centaine de Juifs, malgré les menaces de l’armée, Viorica Agerici, présidente de la Croix-Rouge locale, sera décorée par Yad Vashem pour avoir réussi à offrir de l’eau potable aux Juifs du train de la mort à la gare de Roman ; et les exemples pourraient continuer.

Le pogrom de Iasi a été soutenu par deux rumeurs qui se sont propagées à la vitesse de l’éclair dans la population civile : « un Juif = un communiste » et « les Juifs sont complices des aviateurs soviétiques ». Sur les façades des maisons et des bâtiments officiels, on peut lire sur une affiche : « Roumains ! Un Juif tué = un communiste de moins ! L’heure de la vengeance a sonné ! ».

Dans l’« Annexe I » du Livre noir, nous lisons une description détaillée des événements par un survivant du pogrom, l’ingénieur Israël Schleier, au procureur Mihail Pompilian en 1945. Schleier raconte, entre autres, un épisode qui s’est terminé par un bain de sang : « À la porte de la préfecture, un cordon de soldats et de civils roumains et allemands, tous en possession d’armes ou de lances de fer, nous ont pris tous les objets de valeur que nous avions sur nous (montres, alliances, stylos, etc.), puis ont commencé à faire pleuvoir des coups sur nos têtes ou sur le corps, avec une sauvagerie indescriptible. Certains sont tués à la baïonnette. […] des officiers allemands et roumains, des membres de l’état-major, des commissaires et des policiers se sont réunis dans le couloir de la préfecture et ont assisté au spectacle d’un air indifférent ».

Le même Schleier décrit également les scènes d’horreur qui se déroulaient dans les trains de la mort : des personnes, enfermées par centaines dans des wagons, sous une chaleur terrible, sans eau, sans nourriture et sans oxygène, parcouraient en plein été des kilomètres qui allaient leur coûter la vie. Ici aussi, deux scènes contrastées : des soldats tirant à l’aveugle sur les occupants des wagons à travers leurs lucarnes, mais aussi un soldat compatissant qui mouille quelques chiffons et donne aux hommes une chance de s’humecter les lèvres. On ne peut passer sous silence un épisode relaté par l’éminent ethnologue Isac Chiva, âgé de 16 ans au moment du pogrom d’Iași : dans la cour de la préfecture, des policiers roumains dressent une table et chaque personne passe devant l’officier. L’agent remet à chaque personne un papier sur lequel sont inscrits le mot « liber » (libre) et la date du 29 juin 1941, et ajoute le cachet de la préfecture. Ce papier était une garantie de liberté pour ceux qui avaient été arrêtés et qui vivaient près du centre de Iasi. La nouvelle s’est répandue très rapidement et tous les Juifs qui vivaient dans les faubourgs se sont précipités pour venir profiter de ce tampon. Mais ce n’était qu’un piège, car des milliers de personnes ont été assassinées ou emprisonnées dans des trains de la mort par la police qui avait sciemment organisé cette opération de manipulation.

La Transnistrie

Le volume présente « une série de faits et de documents qui permettent une reconstruction fidèle des tragédies vécues en Transnistrie par les Juifs ukrainiens et roumains déportés de Bucovine, de Bessarabie et de la région de Dorohoi » et est structuré en sept chapitres, contenant une chronologie des événements ainsi qu’une série de documents. Le livre présente la Transnistrie comme un immense cimetière juif dans lequel ont été enterrés entre 104 500 et 120 800 Juifs roumains, assassinés en l’espace de deux mois. Nous n’oublions pas les 25 000 Roms. Dans ce cas également, l’action de l’armée était fondée sur des instructions gouvernementales prévoyant un « nettoyage ethnique total », comme en témoigne le discours prononcé par Mihai Antonescu le 3 juillet 1941 : « Nous nous trouvons au moment le plus favorable et le plus propice de notre histoire pour procéder à un nettoyage ethnique total, à une recomposition nationale et à une purification de notre peuple de tous les éléments étrangers à son âme, qui ont poussé comme des pissenlits et qui assombrissent notre avenir ». L’application de ces préceptes sur le terrain a pris la forme d’un certain nombre d’opérations menées par les troupes roumaines et allemandes au fur et à mesure de leur avancée dans les provinces mentionnées : carnages, exécutions immédiates, transferts de population, marches forcées, organisation de ghettos et de camps de transit, en un mot, de véritables massacres.

Voici l’histoire de l’extermination à Bogdanovka (Golta) le 21 décembre 1941 : « Sous la direction du préfet de Golta, le lieutenant-colonel Isopescu Modest, l’extermination systématique des Juifs a commencé dans le camp de Bogdanovka. Les premières victimes sont les malades et les handicapés (environ 5 000). Ils sont brûlés vifs dans plusieurs porcheries, après que les bourreaux aient mis de la paille autour et sur le toit pour que le feu brûle plus vite. Pendant que ces bâtiments brûlent avec les personnes qui s’y trouvent, les autres prisonniers – environ 43 000 – sont emmenés par groupes de 3 000 à 4 000 dans la forêt voisine [au bord d’une vallée], où ils sont tués à l’aide d’obus explosifs [tirés par des mitrailleuses]. Cette mise à mort, qui se déroule sans interruption les 21, 22 et 23 décembre, est suspendue jusqu’au 27 en raison des vacances de Noël, après quoi elle est reprise le 28 et terminée le 29 décembre [en réalité, elle sera reprise entre le 3 et le 8 janvier 1942]. Les corps sont brûlés dans des fosses communes de quatre à cinq mètres de large sur 2 mètres de profondeur. Une équipe de 200 Juifs est chargée de cette opération macabre, qui durera deux mois. Cent cinquante d’entre eux seront ensuite exécutés ».

 

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Témoignage de Mme Ella Carp, veuve de Matatias Carp

Témoignage de Mme Ella Carp, veuve de Matatias Carp, auteur du Livre noir sur les souffrances des Juifs en Roumanie entre 1940 et 1944, donné devant Avny Smaia à Tela Aviv, 17 rue Bartenura, le 28 décembre 1960.

Données personnelles :

Mon nom est Ella Carp. Je suis employé au journal en langue roumaine « Notre vie », au 52 rue Harakevet.

Je suis né à Bucarest. Mon père Bernard Cohen était un commerçant et ma mère Eliza une femme au foyer.

Outre moi et mes deux enfants adoptés, issus des orphelins sauvés de Transnistrie en 1944, la fille Liliana née le 1er août 1939 et le garçon Horia né le 1er mai 1942, mon frère Sorin Condrea est également dans le pays.

J’ai été diplômé du lycée de Bucarest. Je ne faisais partie d’aucune organisation ou club politique. Au contraire, j’ai toujours été la collaboratrice assidue de mon mari.

J’ai immigré dans ce pays avec mon mari et mes enfants le 25 septembre 1951, sur le navire Transilvania». Après six mois dans le pays, mon mari est décédé. Nous avons élevé nos deux enfants, qui avaient 13 ans (Liliana) et 11 ans (Horia) lorsque mon mari est décédé.

A propos de la vie et de l’œuvre de mon mari Matatias Carp

J’ai rencontré mon mari en 1928, nous sommes restés longtemps amis, puis nous nous sommes fiancés. En 1932, nous nous sommes mariés.

Matatias Carp était le fils de Horia Carp, ancien sénateur au Sénat roumain, représentant de l’Union des Juifs roumains, par le biais du parti libéral, publiciste connu, collaborateur du journal Curentul Israelit « et rédacteur en chef d’un magazine Cultura» à contenu juif. Homme érudit, secrétaire général des Communautés juives de Bucarest, Horia Carp était originaire de Hârlău-Moldova.

Matatias Carp est né à Bucarest le 16 avril 1904 et a grandi dans la maison de ses parents dans une atmosphère de culture juive mais pas de culture religieuse. Il y avait trois autres sœurs dans la maison. Dès son plus jeune âge, il a appris la langue hébraïque, ce qui était assez rare parmi les Juifs de Bucarest à l’époque.

Il a fréquenté l’école secondaire à Bucarest. En tant qu’élève, il avait une nature tumultueuse et une personnalité très développée. Il a été expulsé d’une école pour activité sioniste et d’une autre pour propagande électorale. Il a terminé ses études secondaires et a rejoint une compagnie pétrolière en tant que commis. En raison de son tempérament volontaire, il n’était pas en paix avec cette position. Il s’inscrit à la faculté de droit, où il termine sa troisième année. Mais la loi ne l’a pas satisfait.

Il a obtenu son diplôme de droit en mai 1930. Il a travaillé pendant un certain temps en tant qu’avocat pratiquant, travaillant comme secrétaire du célèbre avocat Issersohn à Bucarest. Immédiatement après son mariage en 1932, il a ouvert son propre cabinet d’avocats et a pratiqué le droit jusqu’en 1940, date à laquelle les Juifs ont été radiés du barreau. Pendant tout ce temps, il était exclusivement occupé par sa profession et la musique. Pianiste amateur, il a fréquenté le Conservatoire de musique pendant un certain temps dans la classe Harmonie et contrepoint».

Au cours de l’été 1940, les avocats juifs ont été radiés du barreau et, sans activité professionnelle, il est devenu secrétaire général de la Fédération de l’Union des communautés, à la suggestion du Dr W. Filderman, le leader bien connu des Juifs roumains, président de la Fédération à cette époque. Nos familles se connaissaient depuis longtemps, et le Dr Filderman appréciait beaucoup mon mari, qu’il a toujours considéré comme un homme compétent et travailleur.

Il y avait trois secrétaires généraux dans l’Union. Outre Matatias Carp, il y avait aussi l’avocat Dau Rosenkranz et l’avocat Costiner. Je ne pourrais pas préciser les responsabilités de chacun des secrétaires, mais je sais que mon mari était particulièrement impliqué dans le soutien des plaintes des communautés et dans l’intervention auprès des autorités pour prévenir autant que possible les injustices qui étaient perpétrées. Je me souviens qu’à l’époque où il était secrétaire général, notre maison était toujours remplie, du matin jusqu’à tard dans la nuit, de Juifs venant soit en leur nom propre, soit au nom de leur communauté ou d’une institution juive pour demander de l’aide ou de l’assistance dans divers domaines. Malheureusement, je ne connais pas les cas spécifiques pour donner des détails précis à ce sujet. Mon mari était très compréhensif et patient. Il ne ménageait pas son temps pour écouter les douleurs de chacun et essayait toujours d’aider.

Il est intervenu auprès des tribunaux, des différents ministères, etc.

Pendant cette période, il est en contact avec la réalité des problèmes juifs, dans la lutte avec les autorités pour le peu de justice qui peut encore être obtenu, et il a l’idée de collecter des documents qui pourraient constituer la base d’une chronique des souffrances juives. En 1940, il commence à collecter des documents, mais sans les systématiser.

Victime de la rébellion des légionnaires 21-23 janvier 1941

À l’occasion de la rébellion des légionnaires du 21 au 23 janvier 1941, Matatias Carp est emmené de son domicile et conduit au commissariat du XVe arrondissement de la rue Matei Basarab. À cette occasion, son père Horia Carp, âgé de 70 ans, est également arrêté. Là, il a été horriblement maltraité avec d’autres victimes emmenées du quartier général sioniste au 7 de la rue Anton Pan et accusées de soudoyer le sous-secrétaire d’État Rioșanu avec 100 000 000 lei. Les événements sont relatés dans le Livre noir, au chapitre «Les légionnaires». Il a résisté aux tourments et à la torture et a refusé de donner la déclaration qui lui était demandée. Ils se sont contentés d’une déclaration de suicide pour «raisons familiales». À cause de l’absence de voitures, les prisonniers se trouvant dans les caves de la police n’ont pas pu être transportés vers les lieux d’exécution et ont donc échappé à la mort le matin du 24 janvier. Je me souviens que lorsqu’il est rentré à la maison, son visage et son corps étaient meurtris par les coups de nerf de bœuf qu’il avait reçus. J’ai eu des nouvelles de lui par le fils de notre ancien cuisinier chrétien, qui faisait le tour de la circonscription et m’envoyait des messages manqués.

Au début de l’année 1942, lorsque l’Union des communautés juives se transforme en Office central juif (Yudenrat), Carp démissionne de son poste de secrétaire général et se consacre au travail de collecte de documents.

Pendant cette période, nous avons vécu de nos petites réserves monétaires, une vie modeste et je peux dire qu’à partir de ce moment-là et jusqu’à l’apparition de l’œuvre de mon mari, il n’a eu d’autre préoccupation que la collecte de documents sur l’époque des restrictions et leur traitement.

J’ai été la seule personne qui l’ait aidé dans cette activité, ce qu’il confirme dans l’introduction du premier volume du Livre noir.

Comment il a collecté le matériel

Le matériel a commencé à être collecté dès 1940. En 1943, il commence à les traiter et à les systématiser.

Le matériel a été obtenu grâce à des relations allemandes. Les papiers et les photos ont même été payés. Les explications nécessaires ont également été obtenues de la même source. Pour en être sûr et les confirmer, Carp s’est rendu aux endroits indiqués, afin de se convaincre de l’authenticité de ce qui était rapporté. Les Allemands l’ont fait exclusivement pour l’argent qu’ils ont d’ailleurs reçu.

D’autres documents provenaient d’amis roumains de mon mari qui connaissaient l’activité de collecte de documents sur le sort des Juifs.

Une troisième source était, comme je l’ai déjà indiqué, la Communauté juive, d’où provenaient de nombreux documents, tels que les adresses envoyées par les autorités ou les mémoires des associations juives.

Une dernière source était le ministère de l’Intérieur. Il y avait un ami qui lui a permis d’entrer dans le ministère en lui donnant les dossiers pour la recherche. Ensuite, il a également réussi, par l’intermédiaire du portier du ministère, à entrer les dimanches, lorsque les fonctionnaires n’étaient pas au bureau, pour fouiller les archives et copier les ordres et le matériel d’enquête, les adresses, etc. J’ai également été avec lui quelques fois, où, pleine d’inquiétude, j’ai copié certains documents.

Carp attachait une grande importance aux documents.

Je me souviens que lors d’une discussion avec un autre chercheur qui possédait des documents, j’ai appris qu’il les avait brûlés par peur d’être découvert. (En effet, la découverte des documents par les autorités roumaines aurait mis en danger la vie de leur destinataire. Mais mon mari a insisté pour que les documents soient conservés au péril de sa vie. Après la guerre, tous les récits des événements n’auraient eu aucune valeur historique sans tous les documents prouvant ce qui s’est passé.

Pendant toute la durée des travaux, les documents ont été conservés dans la maison. Je ne les ai pas cachés, car ils étaient trop nombreux et une recherche les aurait révélés immédiatement. Nous n’avons jamais pensé non plus à les cacher ailleurs, car cela aurait mis la vie d’un homme en danger.

Dans le calme de la nuit, nous systématisions ensemble les matériaux que nous avions collectés pendant la journée et tapions le manuscrit qui devait ensuite partir chez l’imprimeur.

Deux orphelins adoptés

En 1944, lorsque les enfants ont été rapatriés de Transnistrie, nous avons adopté deux orphelins, une sœur et un frère. Ils étaient alors dans la crèche du Dr. Iancu dans la rue Labirint. Les enfants ont ensuite été appelés : Smil et Esther Wagner. Leurs parents étaient originaires de Czernowitz et déportés en Transnistrie. Le 2 août 1943, ces parents ont été remis, avec un groupe de 200 Juifs, à des représentants de l’organisation allemande Todt, emmenés de l’autre côté du Bug, puis fusillés dans le camp de Tarasivca. À cette occasion, 58 enfants ont été sauvés d’une remise aux Allemands. Le 10 décembre 1943, les enfants sont emmenés à Tulcin, puis au ghetto de Balta, d’où ils sont rapatriés à la campagne.

Nous les avons adoptés par amour pour les enfants et par pitié pour leur sort. Pendant de nombreuses années, les enfants n’ont pas su qu’ils n’étaient pas nos enfants. Le garçon, qui a maintenant 19 ans, l’a découvert il y a trois ans.

Activité d’après-guerre

Après la sortie de la Roumanie de la guerre en 1944, Carp se consacre exclusivement à la poursuite de son travail afin d’achever son œuvre. De nombreux documents n’ont été collectés qu’à cette époque. La plupart des dépenses pour l’achat de documents et d’autres articles ont été supportées par nos modestes moyens, bien que nous menions une vie restreinte. Ce n’est qu’après la guerre que nous avons reçu une petite subvention du Congrès juif mondial pour publier le premier volume du Livre noir.

Les frais de recherche sur le cas « Sarmașu » ont été pris en charge par le Joint (abréviation de American Jewish Joint Distribution Committee, note D.B.) .

L’affaire a été connue principalement grâce au travail de Matatias Carp qui a assisté les autorités en tant que représentant de la Fédération des communautés dans l’exhumation des 120 cadavres des Juifs de Sarmașu tués en 1944 par la population locale assistée par l’armée hongroise.

Après la guerre, Matatias Carp a publié les quatre volumes suivants, qui contiennent des documents et des photographies de la période de privation de 1940 à 1944. Le premier livre publié fut « Samașul » en 1945 par la maison d’édition Socec – Bucarest, préfacé par B. Brănișteanu, l’un des plus célèbres journalistes roumains d’origine juive.

Ont suivi les trois volumes de « Cartea neagră » (Livre noir), avec une préface du grand rabbin du culte mosaïque en Roumanie, le Dr Alexandru Safran. Ces trois volumes comprennent

Volume 1 – « Les légionnaires et la rébellion » (Sept. 1940- Jan. 1941)

Volume 2 – « Le pogrom de Iasi du 29 juin 1941 et le procès d’après-guerre »

Maison d’édition Dacia-Traiana, 1948.

Volume 3. « Transnistrie » Maison d’édition Dacia-Traiana 1947

Le volume 2 est paru avant le volume 3)

Un fait intéressant est que l’introduction du « Livre noir » a été écrite par M. A. Bunaciu, un communiste, ministre de la justice à l’époque, (actuellement ministre des affaires étrangères et l’un des dirigeants du parti communiste). Au dernier moment, lorsque le livre était imprimé, il a retiré son introduction. Mon mari a réussi à faire imprimer quelques exemplaires de ce livre avec l’introduction de Bunaciu, après quoi il en a arrêté la publication.

En 1950, lorsque tous les livres ont été terminés et imprimés, mon mari a considéré que sa mission en Roumanie était accomplie. Nous avons rempli les papiers et sommes partis en Israël. Grâce au courage et à la vigilance de mon mari, nous avons réussi à emporter avec nous d’innombrables grands carnets de documents et de photographies collectés au fil des ans. Ces documents forment 11 dossiers selon la répartition suivante :

Dossier 1 – Déportations :

                               Ordres

                               Tableaux des déportés

                               Rapports d’aide

                               Ordres de retour des déportés par catégorie Bucovine-Bessarabie-Transnistrie

                               Liens avec le pays

                               Commissions de secours

Dossier 2 – Actes d’accusation du Tribunal du Peuple

Dossier 3 – Problème des Juifs en Roumanie

                               Histoire

                               Lois Gigurtu

                               Antonescu jusqu’à la rébellion

                               Rébellion

                               Situation juridique des Juifs en Roumanie 9/8/940-30/11/1941, lois, règlements, journaux, décisions.

Dossier 4. – Bref « Livre noir »

Dossier 5 – Mémoire « The Black Book » en anglais

Dossier 6 – Documents, photographies, « Livre noir ».

Dossier 7 – Photographies de la rébellion

                       Documents du Centre juif roumain

Dossier 8 – Interventions Fédération des Unions des Communautés Mémoires à Antonescu 16/12/940 – 1/1/941.

Dossier 9 – Lettre de Maniu

                        Lettre efer ( ?)

                        Déportations Hongrie

Dossier 10 – Évacuations – travaux publics

                         Mémoires de la Fédération

Dossier 11. – Photos de la rébellion, derniers jours

Je suis entrée à l’oulpan (école intensive d’hébreu, n.D.B), mon mari pour perfectionner la langue, qu’il connaissait depuis l’enfance, et moi pour continuer l’ivrit (hébreu, n.D.B.), que j’avais commencé en Roumanie.

Carp avait été employé à l’Encyclopédie de Ramat Gan et avait également commencé à systématiser le matériel « Ardealul ».

Une grave maladie l’a terrassé quelques mois après notre arrivée dans le pays. Il est mort d’un cancer du poumon. Le 21 septembre 1952, il est arrivé en Israël et est décédé le 3 juillet 1953.

Je suis restée seule avec nos deux enfants. J’ai travaillé jour et nuit pour les élever. Pendant ce temps, je ne voulais pas toucher à ces documents. J’espérais qu’ils seraient retravaillés encore et encore et que je collaborerais à ce travail. Tout comme j’ai été utile à mon mari pendant 20 ans de mariage. En 1956, lorsque les enfants sont entrés au lycée, je ne pouvais plus résister matériellement et j’ai été obligé de chercher un acheteur pour ces documents. J’ai écrit à « Yad Vachem » en leur proposant ces archives. Malheureusement, cette institution n’a pas été en mesure de les acheter par manque de fonds.

Entre-temps, je les ai offerts à l’Association des Juifs de Bessarabie par l’intermédiaire de son président et député Itzhac Korn. Ils étaient intéressés par les archives car elles contiennent beaucoup de matériel sur les Juifs de Bessarabie. Pour autant que je sache, les documents sont conservés au siège de l’Association des Juifs de Bessarabie, au 21, rue Haahsmal, où ils sont disponibles.

Les quelques documents que j’ai trouvés comprennent : des listes originales ou des copies d’enfants orphelins de divers ghettos, proposés pour le rapatriement à la fin de 19 [indéchiffrable].

La lettre du Comité antifasciste signée par l’écrivain Otzhac Pfe ( ?) en 1947 ; et d’autres que j’ai récemment (novembre 1960) remises aux archives de Yad Vashem.

Je joins également à la présente :

  1. Un article de la presse juive de Roumanie à l’époque de la publication du « Livre noir » contenant une critique du livre.
  2. Quelques photos de mon mari avec les explications respectives.
  3. Une copie de la préface écrite par M. Bunaciu pour le livre.

Je demande que ces derniers, une fois copiés, me soient retournés.

Je déclare avoir lu cette déclaration et qu’elle est conforme à ce que j’ai dicté.

(signature manuscrite Ella Carp)

(autre signature indéchiffrable)

Nota bene : Ce document a été, par un heureux hasard, découvert au Musée de Yad Vashem par Alexandra Laignel-Lasvastine, lors des recherches effectuées à l’occasion de la traduction et de la préparation de l’appareil critique du Livre noir.

(Texte traduit du roumain par Dan Burcea)

 

***

 

Intervention de madame Liliana CARP-OPHIR*

Musée d’art et d’histoire du judaïsme – 5 mars 2009

Je tiens d’abord à vous dire à quel point je suis heureuse d’être ici ce soir pour marquer avec vous cet événement que constitue la toute première traduction de Cartea Neagra. Un livre qui, pour mon père, représentait, je crois, l’œuvre de sa vie. Un livre majeur qu’il dit avoir écrit pour que nul n’oublie la tragédie des Juifs de Roumanie.

Cette tragédie, je l’ai moi-même vécue dans ma chair alors que j’étais, à l’époque, une toute petite fille.

I. Mon histoire et mon adoption

Matatias Carp est en effet mon père adoptif : il m’a adopté, moi et mon petit frère, en 1944, alors que nous avions été recueillis dans un orphelinat du Joint à Bucarest. J’avais 6 ans, mon frère 2 ans, et nous nous appelions alors Esther et Smil Wagner, plus tard Liliana et Horia Carp. Nous faisions alors partie de ces quelque 5 000 orphelins rescapés de Transnistrie, où nous avions été déportés avec nos parents biologiques, David et Toni Wagner. Ils étaient artisans et notre famille vivait à Czernowitz, en Bucovine. De mes vrais parents, et du cauchemar enduré en Transnistrie, je garde peu de souvenirs.

Je sais cependant que nous nous sommes retrouvés tous les quatre au camp de la mort de Peciora, l’un des pires de la région puisqu’il s’agissait d’un camp expérimental où les détenus ne recevait ni à manger ni à boire. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à prononcer ce nom sans frémir. Ce lieu atroce, dont il est beaucoup question dans Le Livre noir, était un véritable mouroir où, comme on le sait aujourd’hui, de nombreux cas de cannibalisme furent même rapportés.

À vrai dire, je n’en conserve que deux images.

La première est celle du visage de ma mère, agonisante, probablement atteinte du typhus.

La seconde est celle de mon père nous amenant, moi et mon frère, près des barbelés qui entouraient le camp. Cette scène-là, je la revois comme si c’était hier : c’était la nuit, une nuit glaciale et très sombre. J’étais habillée d’une robe d’été et j’étais pleine de poux. Mon père m’a alors confié mon petit frère, qu’il m’a mis dans les bras comme un paquet tout emmitouflé et il m’a dit : « Sauve-toi! Glisse-toi sous les barbelés et cours aussi vite et aussi loin que tu pourras ! Et surtout : ne perds jamais de vue ton petit frère ! ».

Ensuite, c’est le trou noir, hormis le souvenir d’une grande étoile jaune que je devais porter sur mes vêtements, puis l’image d’un escalier et d’une gare, qui correspond peut-être au moment de notre rapatriement par train. J’ignore totalement comment nous avons survécu.

Enfin, je garde l’image de Matatias et Ella Carp, ma future mère adoptive, qui venaient nous voir à l’orphelinat de Bucarest. Une des première fois, je les revois encore m’apporter des bonbons… que je suis immédiatement allée porter à mon petit frère !

En fait, le directeur de l’orphelinat les avait prévenu : « Nous avons ici une jolie petite fille blonde que vous pourriez adopter, mais le problème, c’est qu’elle est inséparable de son frère. Il faudrait donc les prendre tous les deux » — ce que firent mes futurs parents. Toute leur famille nous a accueillis avec amour et chaleur, y compris les sœurs de mon père : Théodora Saimot, Léa Schwartzman et Paula Silberman-Pelati.

Mon père : une personnalité lumineuse

 C’est donc de mon père Matatias et de sa personnalité dont je voudrais vous parler aujourd’hui. De mon père, mais aussi de l’après-guerre, une période importance puisque c’est à cette époque-là qu’il mettra la dernière main à son Livre noir.

J’en garde un souvenir très net. Tous les soirs, par exemple, notre appartement de Bucarest se remplissait de monde, des responsables communautaires pour la plupart. Ils discutaient beaucoup, mon père jouait parfois du piano. Puis tout le monde était congédié, il se retirait dans son bureau et se mettait, la nuit, au travail avec ma mère : il dictait et elle écrivait à la machine.

Son bureau, je m’en souviens aussi très bien car nous, les enfants, nous n’avions pas le droit d’y entrer. Même la femme de ménage avait pour consigne de ne toucher à rien! C’est que la pièce était littéralement envahie par des piles et des piles de documents. À l’époque, je ne comprenais pas bien à quoi tout cela pouvait bien servir et je n’osais d’ailleurs pas demander — c’était pour nous un peu mystérieux, mais on sentait que c’était important.

Je me souviens aussi qu’un jour, mon père est rentré ravi à la maison : il venait de gagner un important procès et de toucher des honoraires qui allaient lui permettre de travailler à son livre pendant plusieurs mois l’esprit dégagé des soucis matériels.

À la maison, l’atmosphère était très harmonieuse. Nous n’étions pas riches, mais nous ne manquions de rien. On lisait beaucoup et on recevait des leçons de piano et de français — ce qui explique que je parle aujourd’hui votre langue.

J’avais une véritable adoration pour mon père. C’était un homme extrêmement chaleureux, doté d’un très fort tempérament — de ces êtres exceptionnels dont l’autorité naturelle s’impose à tous.

Avec nous, il était toujours affectueux et protecteur. À cet égard, une anecdote est restée gravée dans ma mémoire. Un jour, j’étais arrivée en retard de l’école si bien que ma mère m’expédia au lit sans dîner. En fait, j’étais allée en cachette à l’église. C’est que pendant le cours de catéchisme, on nous demandait, à nous les Juifs, de quitter la classe. Du coup, je m’échappais et j’adorais entrer dans l’église : il y avait des bougies et j’aimais beaucoup me mettre à genoux comme mes copines. J’avais sûrement besoin de croire en quelque chose. Ce soir-là, j’ai bien senti que mon père était plutôt de mon côté et qu’il trouvait ma mère un peu sévère — ce qu’elle était effectivement !

En plus — je ne sais pas si je dois vous le dire… — je l’ai toujours soupçonné d’être un peu athée. Pour Kippour, par exemple, il nous laissait libres de jeûner ou d’aller à la synagogue, même si on n’était pas très religieux. Mais, lui avait, ce jour-là, un autre rituel : il emmenait toujours mon petit frère dans le meilleur restaurant de Bucarest !!

III. La sortie du Livre noir et le départ pour Israël

Après la publication de Cartea Neagra, qui s’est étendue de 1946 à 1948, je crois qu’il avait le sentiment d’avoir en quelque sorte achevé sa mission en Roumanie. Il avait accompli son devoir et, de plus, il avait saisi assez vite qu’un régime stalinien était en train de se mettre en place, d’autant qu’il écoutait sans cesse la BBC.

C’est alors qu’il a décidé d’émigrer en Israël tant que cela était encore possible. Mon père a même repris, à ce moment-là, des leçons d’hébreu, qu’il avait déjà appris dans son enfance. À la maison, on parlait beaucoup de notre départ prochain en Palestine. On a fini par quitter la Roumanie en septembre 1952 à bord du bateau « Transylvania ». Avec mon frère, on protestait un peu car les valises étaient surtout bourrées de livres, de documents et de manuscrits…

Quand nous sommes arrivés à Haïfa, mon père était fou de bonheur, d’autant qu’il allait enfin revoir sa mère, à qui il était très attaché. Nous, les enfants, on était surtout fascinés par les oranges ! Notre famille s’est installée à Jérusalem et les débuts n’ont pas été faciles, même si, nous, les enfants, on s’est vite adapté : avec mon frère, on a appris l’hébreu en quelques mois.

Mon père, lui, a finalement trouvé du travail à l’Encyclopedia judaïca et il envisageait aussi d’écrire un quatrième volume de Cartea Neagra, cette fois consacré à l’anéantissement des Juifs du nord de la Transylvanie (sous souveraineté hongroise). Quant à ma mère, elle a obtenu un emploi dans une revue en langue roumaine.

Mon père pouvait donc se considérer comme un homme heureux : sa famille avait survécu à la Shoah, il avait mené à bien son Livre noir — l’œuvre de sa vie —, et une existence nouvelle commençait. Nous, les enfants étions respectivement âgés de 13 et 11 ans. C’est alors qu’on lui diagnostiqua un cancer du poumon.

Mon père est mort un an après notre arrivée en Israël, le 3 juillet 1953. Il est aujourd’hui enterré près de Jérusalem.

Nous y sommes restés et c’est à Jérusalem que je vis depuis, où j’ai à mon tour fondé une famille.

Conclusion

Je voudrais terminer par une phrase tirée de Cartea Neagra : « J’ai écrit ce livre de sang et de larmes avec mon sang et mes larmes ». De nous, ses enfants, il dit aussi dans l’introduction que si nous n’étions pas « la chair de sa chair », nous sommes devenus « l’âme de son âme ».

Je voudrais enfin adresser quelques mots à mon cousin, le professeur Adrien Gérard Saimot, présent dans la salle, et le remercier pour avoir mis tant d’énergie et de cœur afin que ce projet éditorial aboutisse. La traduction, mais aussi tout l’appareil critique qui l’accompagne, a été réalisée par Alexandra Laignel-Lavastine — un travail de longue haleine dans lequel elle a investi près de trois ans de sa vie, sans compter ses séjours à Jérusalem pour travailler aux archives et venir me voir pour que je lui parle de mon père.

Je tiens également à saluer très chaleureusement Isac Chiva et les éditions Denoël pour avoir publié ce livre capital que mon père destinait « à ceux qui oublient trop vite, à ceux qui ne savent pas ou qui ne veulent pas savoir ce qui s’est passé »…

Je vous remercie.

***

Interview avec le professeur Adrien Gérard Saimot 

Ancien professeur de médecine, aujourd’hui retraité, Adrien Gérard Saimot est le petit-fils de Matatias Carp, fils de Théodora (Coca) Carp. Son rôle dans la publication de la version française du Livre noir a été extrêmement important. Nous lui avons demandé de répondre à quelques questions sur cette aventure culturelle essentielle.

– Cher professeur, pourquoi était-il si important pour vous, dès le jour de votre retraite, de vous consacrer à la publication du Livre noir, écrit par votre oncle ?
Je l’ai fait non seulement parce que j’ai pris ma retraite (je l’explique à la page 667 de l’édition française), mais aussi pour des raisons liées à l’histoire de la famille Carp : je fais ici référence à Horia Carp, mon arrière-grand-père, un homme politique, écrivain et journaliste bien connu avant la guerre (son arrestation avec Matatias par les légionnaires et les menaces qu’ils ont reçues sont mentionnées dans le livre). Liliana Ophir et son jeune frère, les enfants adoptifs de Matatias et de sa femme, avaient été déportés en Transnistrie, où leurs parents sont morts à Peciora. Liliana a accepté de faire cette traduction et cette édition, en lui donnant les autorisations nécessaires. Ils ont pu voir le jour notamment grâce à la rencontre avec Alexandra Laignel-Lavastine et Isac Chiva. J’ai lu l’édition originale et, comme j’avais peu de connaissances en roumain, j’ai été frappé par les photographies et l’histoire générale de cette période en Roumanie. J’ai également été attiré par ce retour nécessaire à l’œuvre originelle – je ne connaissais ni mon oncle ni son père – c’était donc une recherche de mes origines, de ce que cela signifiait pour moi d’être juif sans religion, sans rituel, sans vraiment connaître la langue de mes parents. Cet ensemble de faits a ouvert la porte à une nouvelle et difficile aventure, très nouvelle pour moi, et dont la motivation venait du fait que je ne connaissais pas ce livre majeur.

-Cela a-t-il été facile ou avez-vous dû travailler dur pour y parvenir ?
Pour autant que je sache, le projet a duré environ dix ans. C’est vrai, il a fallu ces nombreuses années, le travail acharné d’Alexandra, les encouragements constants d’Isac Chiva pour que Denoël publie cette traduction dans l’édition critique que nous souhaitions. Le livre a été publié en 2009 et a été accueilli avec éloge et abondamment commenté dans la presse. Elle a été présentée à de nombreuses occasions, dans diverses institutions et à travers de nombreuses interviews. Mais ces efforts ont abouti à ce que nous souhaitions : la publication d’un livre que Raoul Hilberg qualifie d’essentiel.

En s’interdisant d’écrire une œuvre littéraire et en souhaitant rester fidèle aux documents, écartant de ses motivations toute soif de vengeance, Matatias Carp a voulu laisser ce message aux générations futures : « de mesurer le chemin parcouru pour se réconcilier avec leur conscience et assumer leur responsabilité devant l’histoire». En ce sens, nous savons que le sort de tout livre, une fois publié, est confié au jugement des lecteurs et de l’Histoire.

-Que souhaitez-vous pour le Livre noir à l’avenir, surtout quand on sait que son élan initial a été éclipsé en Roumanie par l’indifférence qui persiste à ce jour ?
J’aimerais que l’édition française de ce livre soit largement diffusée en Roumanie, où beaucoup de gens parlent français ; et j’imagine, peut-être, une nouvelle traduction, mais aussi une nouvelle édition de l’œuvre originale, restée inconnue au moment de sa publication à cause du pouvoir communiste (1946-1948). Une version anglo-américaine devrait également être réalisée. L’appareil critique de l’édition française serait alors très utile. Il faut donc souhaiter à ce livre un plus grand intérêt, tant en Roumanie que dans d’autres pays, plus grand encore que celui dont il bénéficie actuellement en France.

(Cette interview a été réalisée par Dan Burcea en 2013 à Paris. Le professeur Saimon est mort 3 ans plus tard, en 2016) 

***

La presse française sur Cartea neagră

 

« Juifs roumains de sang et de larmes »

« L’ouvrage de Matatias Carp est saisissant. Par son objectivité, sa sobriété, il a une force implacable, rehaussée par le travail admirable d’Alexandra Laignel-Lavastine » Serge Moscovici, L’Express

« Le Livre essentiel sur la Shoah roumaine »

« La version presque intégrale du Livre noir qui paraît chez Denoël tient d’une incroyable exhumation éditoriale. A. Laignel-Lavastine s’est livrée à un travail d’édition titanesque qui a consisté à traduire et annoter les recherches de Matatias Carp, mais aussi à les contextualiser en tenant compte des avancées des études historiques ». Antoine Perraud, Médiapart

« La Shoah oubliée »

« On croyait avoir tout lu sur la Shoah, mais cette partie-là dépasse l’entendement » François-Guillaume Lorrain, Le Point ,« L’horreur est roumaine »

« Les tueries faites par les gendarmes roumains étaient aussi systématiques que celles des nazis […] Les survivants seront déportés en d’interminables marches de la mort vers les terribles camps de Transnistrie, région d’Ukraine devenue « la poubelle ethnique » de la Roumanie. On y mourrait de froid et de faim, ou dans de régulières exécutions de masse. Ce sont tous ces aspects de cette shoah oubliée que fait ressurgir ce livre unique » Marc Sémo, Libération

« La solution finale fait l’objet de nombreuses enquêtes, mais les témoignages de première main sont rares […] Cartea Neagra est un document exceptionnel et d’une qualité littéraire rendue par la traduction ».  Alexis Lacroix, Marianne

« La destruction des Juifs de Roumanie »

« Cartea Neagra s’impose comme le grand livre sur cette Shoah oubliée ». Laurent Lemire, Le Nouvel Observateur

« La Shoah sans Allemands »

« Ce livre est un ouvrage exceptionnel. Et ce pour deux raisons, qui tiennent aux conditions dramatiques dans lesquelles il fut composé et aux faits proprement ahurissants qu’il décrit ». Thomas Wieder, Le Monde

« Un livre de sang et de larmes »

« Cette traduction en première mondiale, accompagnée d’un substantiel appareil critique et iconographique, est partout saluée, notamment par l’historien Raul Hilberg, comme un chef-d’œuvre ». Victor Malka, Informations Juive

« Aucun pays, Allemagne exceptée, ne participa aussi massivement au massacre des Juifs, que l’on songe au pogrom de Iasi ou au carnage d’Odessa. Sur cette “Shoah à la roumaine”, Matatias Carp a rassemblé une documentation irremplaçable ». Raoul Hilberg

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Introduction, groupage, traductions et entretiens réalisés par Alexandra Laignel-Lavastine et Dan Burcea

J’exprime ma gratitude envers madame Liliana Carp pour son soutien et pour m’avoir autorisé à utiliser des documents et des photos appartenant à la famille Carp.

Mes remerciements vont aussi vers l’historienne et philosophe Alexandra Laignel-Lavastine pour son soutien précieux et pour la gentillesse de m’avoir accordé cette longue interview publiée

dans Lettres Capitales : https://lettrescapitales.com/grand-entretien-alexandra-laignel-lavastine-autour-de-cartea-neagra-le-livre-noir-de-la-destruction-des-juifs-de-roumanie-1940-1944-de-matatias-carp/

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