Dominique Deblaine : Écrire comme on crie, comme on rit et comme on pleure

 

un vertige inouï

De l’acte d’écrire, je retiens ceci : écrire pour « rendre la vie réelle » (Pessoa), « rejoindre en silence cet amour qui manque à tout amour » (Bobin), « briser la mer gelée en nous » (Kafka), « écrire sur les choses qui nous hantent » (Nancy Huston), « arriver aux autres » (Eugène Ionesco), « parler autrement » (Jean-Michel Maulpoix). Écrire, c’est un va-et-vient incessant entre révélations-illuminations et absences-opacités, c’est « hurler sans bruit » (Marguerite Duras).

Tout cela est vrai pour moi, mais l’invitation de Platon, « Écrire sur l’eau », et le conseil que Rilke donne pour écrire, « sentir comment volent les oiseaux », m’accompagnent constamment. Je ne sais pas si j’entends « Écrire sur l’eau » comme le pensait Platon, mais cette idée me plaît, car elle me renvoie à une harmonie-dysharmonie, une jonction-disjonction, un trouble caressant, enivrant et sauvage. De ces trois mots, écrire sur l’eau, émergent l’âcre, l’âpreté, le suc et le miel, ferments de mon être scriptural. Je laisse filer ma plume sur l’eau, elle ride les mers et les océans ; je la plonge dans le ressac de souvenirs et d’a-venir, elle inscrit fugitivement des traces d’avant, de maintenant et d’après. De l’eau, je fais une sculpture de moi. Dans le même temps, je perçois qu’écrire sur l’eau est un acte sublime et vain à la fois. Il y a quelque chose de l’éphémère, de l’insaisissable qu’il faut pourtant saisir comme il faut « sentir comment volent les oiseaux » pour écrire. Comprendre par les sens pour traduire/écrire le monde. Je me mets donc dans un état particulier et je laisse venir les sensations pour accoster une rive mystérieuse et attirante.

la musicalité des mots

Lorsque l’envie (voire l’impératif) d’écrire advient, mon premier acte est de trouver une musique qui me donnera l’élan, donc des ailes. Je m’installe à ma table de travail, je mets une musique qui correspond à l’humeur du moment ou bien je suis à l’écoute du piano de mon mari, François Faure, pianiste (jazz), je regarde le paysage, la beauté du monde. Mes sens sont en éveil et je sais que d’une manière ou d’une autre, l’inspiration viendra avec ses imprévus, ses inattendus. La musique et le paysage produisent une magie. Viennent alors des mots, simplement des mots dont la musicalité me plait et me fait frissonner.

Mais, le récit vient peu à peu surtout de la musique, de sa couleur. Écrire avec et dans la musique. Celle qui correspond le plus à ma propre musique intérieure est celle de mon mari ; une musique à la fois dans la retenue et l’exaltation, une musique qui convoque et retient le temps. D’autres artistes, que je considère comme des virtuoses de la vie, me tiennent aussi la main : Éric Satie, Claude Debussy, Bill Evans, Herbie Hancock, John Scofield, Miles Davis, Billie Holiday… J’écris parfois en écoutant 20, 100 fois le même morceau. Il m’est arrivé de ne rien pouvoir écrire simplement parce que je ne trouvais pas la musique de mon roman. Je me rappelle qu’une fois, durant plusieurs jours, je passais d’une musique à une autre en espérant trouver « l’état de grâce », mais aucune ne me parlait et aucun mot, aucune phrase ne venait. Et puis, en rendant visite à mon amie Pascale, ce fut la révélation. Elle avait mis un disque de Pat Metheny, Beyond the Missouri Sky. Merveille ! C’était la musique de mon roman ! Quelle joie ! Les mots sont venus/revenus et j’ai écrit tout le roman en n’écoutant que Beyond the Missouri Sky.

Pour expliquer l’importance, pour moi, des mots avec leur musicalité, je reprendrai quelques passages de ce que j’avais écrit, en 2010, dans la revue Tresses[1] :

des expressions familières, je cherche à amplifier le sens en changeant le verbe ; ainsi de « souffler le froid et le chaud » j’en fais « s’amuser à cracher du froid et du chaud ». Je décline les comparaisons pour entrer au cœur de l’image : « C’est du sang, mais aussi de la glaise, du purin, de la terre, une coulée de lave épaisse, visqueuse. ». Des mots me hantent, […] je cherche simplement à les accommoder. […] Quelques mots suffisent à faire une phrase et à composer l’identité d’un personnage, je mets ces mots en relation, ils doivent me donner l’âme du personnage. « Rancœur » et « amer » donneront : « S’il n’avait pas eu de rancœur envers elle, il était tout de même un peu amer » ; « gémissements », « peurs » et « larmes » donneront : « Il a besoin de leurs gémissements, de leurs peurs, de leurs larmes » […] « sang » et « pierres » donneront : « il se met à baver du sang et des pierres ».

De la même manière, écrire l’atmosphère vient de l’amour de certains mots ; ainsi, « glapissement », « roulis », « écume » donneront : « le rythme glapissant des bords marins, un roulis d’écume ».

Voici encore des mots (mis ici en évidence) dont la musicalité me plaisait et qui ont donné naissance à ce texte dans mon roman Le Raconteur :

Je voudrais leur montrer le ciel voguant dans la mer, l’opium de la sève épaisse, lourde, pâteuse, qui se hisse au-dessus des houppiers, leur révéler la puissance de l’eau bénite des ravenalas, la vigueur des arbres émondés et celle des baliveaux, leur faire traverser des sentiers parsemés de ramilles de gainiers quand la feuillaison des flamboyants adoucit les pas, arrimer leurs vies, libérer leurs chimères, leur mémoire étoilée de pistaches, sinobols, têtes grainées ou madras aux tresses carapatées, et leur chuchoter des mots crus et des mots d’azur. Je voudrais les déchouquer du quotidien, leur donner l’outrecuidance des sans-gêne, car s’ils sont effrontés ils ne sont pas assez hardis. Il leur faut encore des périls, des ensauvagements, du piment et du miel.

Je suis donc, en quelque sorte, les préceptes de Flaubert, « écrire ne consiste après tout que dans le choix des mots », et ceux de Khalil Gibran, « la connaissance des mots et leur mélodie ». Ainsi, j’aime la musicalité des mots avant que les phrases et le récit ne surviennent ; il m’est doux de « mettre la langue en liberté » (Hugo). D’ailleurs, plusieurs universitaires disent que je suis plus poétesse que romancière.

À cela, il faut ajouter une autre sensation importante qui me permet de traduire le monde : l’odeur. J’avais d’ailleurs écrit un récit au titre évocateur, L’Odeur de la terre humide, et dans mes différents écrits les fragrances (mot que j’aime infiniment) sont nombreuses.

la passion d’écrire

Je crois que j’écris d’abord pour ceux que j’aime, pour l’amitié. Je me souviens de ce texte que j’avais écrit, il y a quelques années, pour un site d’amis amoureux de la voile :

L’amitié a ceci d’extraordinaire qu’elle nous rend téméraires ; nous mettons nos espoirs sous spi. Au diable la frilosité, au diable la peur, au diable la tempérance ! Envoyez ! Nous aimons nos amis pour ce qu’ils sont ; nous les aimons sans savoir pourquoi au juste, mais tout nous paraît si juste avec eux. En amitié, c’est la quiétude et la pétulance de l’enfance ; c’est la folle assurance de tous les possibles.

Si je parle d’amitié, c’est qu’elle est fondamentale pour moi. Ce sentiment m’habite toujours quand j’écris et, au-delà de mes amis proches, je m’imagine entourée d’amitiés littéraires que j’ai choisies. Ce sont des imaginaires avec lesquels je dialogue, converse. Me penser en connivence avec d’autres m’est doux, secourable, et ce rapport tient à distance l’illusion de l’exceptionnel, de l’irremplaçable. Le singulier n’est pas l’unique. De plus, la connivence atténue, sans la ruiner, la solitude inhérente à l’acte de création.

Je m’accroche à mes pluriels d’élection, car le lieu d’où l’on parle ne se confond pas avec le territoire, même s’il en relève. Plus que le rapport géographique, il y a l’appartenance à une famille de pensée, à une famille littéraire, qui est finalement une famille d’accueil, de chaleur, d’amitié, d’harmonie, de connivence, mais également de déstabilisation et d’interrogation. Je vais ainsi vers des auteurs dont j’ai fait ma famille ; je cherche mes semblables, ceux dont la musique me bouleverse, m’émeut, me fait frissonner de joie et de peur. Avec eux, je cherche des accords majeurs, mais aussi mineurs : des déstabilisations, des écarts, des chemins de traverse, juste pour voir si je ne suis pas sur le chemin d’à côté. Aller, en somme, à ma propre découverte, à la rencontre de mon image, reflet ou réel, qui se promènerait à côté de moi, tout à côté de moi, tout contre moi, et qui m’inviterait à une aventure inouïe.

Mon lieu/ma terre, qui convoque la justice et le courage, est fertile en figures : Sénèque, André Schwarz-Bart, Simone Schwarz-Bart, Aimé Césaire, Anton Tchékhov, Rainer Maria Rilke, Virginia Woolf, Philippe Jaccottet, Maïssa Bey, Yasushi Inoué, Ahmadou Kourouma…

Comme je l’avais écrit dans Des écrivains et les lettres du monde[2], je recherche, en dialogue secret et ouvert, des écrivains et des lectures qui traduisent un monde dans ses dimensions historiques, sociales et culturelles, qui façonnent l’imaginaire, le rapport au monde et les structures mentales. Ainsi, il m’est difficile d’accueillir tout auteur qui cultive le truculent, qui répond, consciemment ou inconsciemment, à un horizon d’attente :

je cherche/recherche les auteurs qui chantent les paysages et les exècrent, estiment les hommes et les fustigent, abominent les menteurs, abhorrent ceux qui ne savent pas demander pardon et travestissent l’histoire, louent les utopies, célèbrent l’avenir, prêchent la résilience, fêtent le Care, dévoilent leurs fêlures, leurs folies, leurs carences, leurs défauts, dans une langue rude et caressante à la fois… une langue à chaque fois nouvelle, sans souci des modes.

En écriture, des sentiments divers me traversent : la douceur, la compassion, la violence comme une éructation ou un vomissement étrangement paradoxal face à l’injustice, la colère et les espoirs. Si j’ai toujours vécu l’écriture comme une nécessité, comme une joie, comme des moments de retrouvailles avec moi-même et avec le monde, je l’ai également vécue comme une déflagration, une douleur et une envie de dénoncer, car il y a « des choses dont je ne m’accommode pas », pour reprendre les mots d’Aimé Césaire. Il y eut également des moments difficiles durant lesquels je n’avais aucune inspiration, peut-être aucun désir. Je ne savais plus où était ma demeure et où allaient mes pas. En somme, je ne savais plus qui j’étais et qui je voulais être. J’étais en perdition. Mais, comme le disait Sénèque, mon philosophe préféré, j’étais « en difficulté en vue des côtes »[3]… et, puisque les côtes étaient encore en vue, je pouvais espérer regagner les rives avenantes de mon imaginaire. Parfois, il suffit d’être patient, de savoir affronter les tempêtes, de se mettre à la cape en attendant des heures plus clémentes.

Comme je l’avais évoqué dans la revue Tresses, une des finalités de la littérature, « traiter de l’injustice et de la souffrance, mais dans un contexte largement inscrit dans l’histoire, la culture et la réalité socio-économique »[4], comme le rappelle Edouard Saïd, demeure essentielle lorsque j’écris, puisque la question qu’interroge mon acte d’écriture est : qu’est-ce que je vaux ? Je veux découvrir l’humain qui est en moi, ses forces et ses faiblesses, dans le souci de me grandir, de découvrir un autre Moi-même. Ainsi, je m’accroche aux préceptes de Spinoza : ne point fléchir face aux difficultés, s’affranchir des préjugés, s’abstenir de présupposés, ne point faire œuvre de mauvaise foi, se garder de dogmes antérieurs ou supérieurs à la réflexion. Il y a, pour moi, une responsabilité dans l’écrit, peut-être même une posture à tenir, puisque rien n’est innocent. Il s’agit d’être à la hauteur de ses idéaux, d’être au pied de sa statue inventée/irréelle, de la regarder et de se tenir fermement contre elle. 

le territoire de l’écrit

Appartenant à l’aire caraïbe, je suis vigilante quant à l’horizon d’attente (thèmes, exotisme…). Cependant, je ne crains pas de chanter des paysages, qui pourraient paraître exotiques au premier abord, car ils ne me sont ni étranges ni étrangers. Mon éditeur, bien qu’aimant des passages de Paroles d’une île vagabonde, se demandait s’ils ne seraient pas perçus comme de l’exotisme. Mais, après mes explications, il les a publiés sans changement aucun, car il s’agissait de faire ressentir une atmosphère particulière qui crée du sens :

…Et me voici, île frontière, deux pas d’homme, lieu insignifiant et incontournable de crépuscules affolants, de nuits sans fond, d’aubes stupéfiantes ; île calcaire et volcanique, tout entière offerte, concédant entrailles fécondes en pamplemousses, ignames, cythères et corossols, octroyant cascatelles éblouissantes en eaux bleues de baignade et consentant bombances, festins, répits et sommeils. Fragment d’archipel peuplé de sucriers matinaux, grenouilles nocturnes, malfinis diurnes, crabes senestres, me voici île territoire frétillant. Mêlant aux vivants senteurs d’allamandas jaunes et pourpres, de six mois vert six mois rouge, de baraguettes et de caféiers, splendeur des sabliers et immortels, douceur des palmiers céleri, des tamarins bâtards, et beauté des nénuphars, me voici île admirable sous la brise plus bruissante que palmes de cocoteraies, plus odorante que frangipaniers. Mes oiseaux aventureux, voguant de plaines en mornes, attisant des désirs mélancoliques sous la clémence de la lumière de décembre, chantent sans trêve la beauté de mes nuages tantôt pesants comme tortues molocoys en ponte tantôt légers comme colibri, louent la grâce de mes pâturages d’hivernage, s’émerveillent de mes offrandes, saluent ma munificence et ma mansuétude même s’ils s’affolent parfois de mon avarice et déplorent la défaillance de mes miettes d’herbes en carême.

[…]

…Et me voici à Morne-à-l’eau, petite ville surplombée par son morne-cimetière avec ses demeures éternelles à l’image de celles des vivants, sépultures-cases aussi belles que cases-habitations avec leurs crotons vivaces, leurs balustrades fer forgé et leurs claustras soleils ou coquillages mêlant des couleurs arc-en-ciel au noir et blanc des carreaux qui ne font que répéter que le silence du soleil de midi n’est pas plus pesant et la nuit moins bruyante ici qu’ailleurs.

[…]

ÊTRE. La pluie fifine sur moi comme sur la ville, le soleil éclate sur moi comme sur les roches, les éclairs tonnent sur moi comme sur les hauts mornes, mais dans l’amène lumière de l’hivernage je regarde paisiblement mon passé, je scrute sereinement mon horizon et m’émerveille d’être là, vivante, debout, téméraire et invincible […] 

Par conséquent, si l’on considère que le paysage est un accès aux sens/au sens, il n’est jamais exotique. Ainsi, dans La Rumeur des rives, j’évoque la beauté du pôle Nord pour dépeindre un personnage :

Depuis quelques jours, la nuit ne vient jamais ; c’est une éternelle aube qui assiège le ciel et bloque le soleil. Il fait froid et le vent prend l’allure d’un blizzard tandis qu’une nébulosité m’enveloppe peu à peu. Désarçonnée, je crois entendre le gémissement d’une corne de brume, mais aussi subitement qu’ils s’étaient levés, le brouillard s’évapore et le vent chute. L’espace s’ouvre devant moi et je vois une banquise étonnante. Des monticules semblables à des dents, des crevasses prenant des airs de talwegs, ruinent mes imaginaires, car je la croyais plate et lisse. Tout à coup, je suis encalminée dans un clapot désagréable. Puis, un courant insolite me porte au bord de la banquise. Prudemment, je pose un pied sur cette terre qui n’en est pas une, je marche durant un temps qui me paraît infini et au moment où je décide de faire demi-tour, le ciel s’embrase de vert, de rouge et de jaune, des rubans volettent, des couleurs fusent tels des obus mais dans un silence rassurant. Tandis que j’admire ce prodige que je n’avais jamais vu, je sens une présence derrière moi, je me retourne dans un sursaut et me trouve face à face avec Atanarjuat. Il m’accueille Tunngasugit et je sens que je suis la bienvenue. Je pose ma tête sur sa poitrine, je ferme les yeux, je respire l’odeur de la banquise et j’ai chaud.

Je suis née à la Guadeloupe et j’y ai vécu toute mon adolescence. L’histoire de cet espace culturel s’est inscrite en moi. Je suis donc de là, mais de là j’imagine et j’entends l’ailleurs. Je reprends encore volontiers un extrait du texte écrit pour mes amis navigateurs :

Maintes fois, j’ai traversé l’Atlantique, passé l’équateur et essuyé quelques tempêtes d’une rive à l’autre. Au temps de mon enfance et de mon adolescence, ces passages se faisaient paisiblement sur les paquebots coloniaux aux noms exotiques de “Colombie”, “Flandres”, “Antilles”. Il était bèl é byen fini, dèpui nanni-nannan, le temps des bato-négrié, bato-congo[5], je pouvais voguer librement de la cale aux ponts, prendre le soleil sur les transats, m’absorber dans les étoiles d’un ciel loin des côtes.

An viré, déviré, lanmè déchouké mwen kon coco vet’ an syklon[6]

J’avais amerri en terre anciennement négrière : Bordeaux, tout au bord de l’eau Garonne qui, prenant ses aises et se mariant avec Dordogne, devient Gironde, comme ses habitantes que je trouvais si élégantes, si distinguées, tant elles me paraissaient déambuler comme des reines. Elles n’étaient pas si différentes des femmes de ma Guadeloupe natale, mais avaient ce je-ne-sais-quoi qui leur donnait l’assurance de celles et ceux qui savent d’où ils viennent et parfois l’arrogance des nantis. Au premier voyage, le bateau-navire m’avait déposée au Havre, nom qui résonnait, pour moi encore si jeune, comme une promesse de paix. Il m’a fallu déchanter lorsque je me suis immergée dans l’Histoire vieille de quatre siècles. Mais la vie, telle la mer, m’a bousculée et bercée à la manière des amours naissants, tendrement amers et sauvagement emmiellés. J’ai appris à comprendre, j’ai souffert et j’ai ri, j’ai tantôt lofé tantôt abattu, tantôt réduit tantôt largué ma voilure ; je me suis débattue contre vents et marées et contre pétole. La vie, comme la mer, m’a forgée, m’a obligée à la sérénité[7]

Dieu que la vie est belle !

Dieu que la mer la belle ! 

Dieu, que la terre est belle aussi !

De mes Antilles natales aux Terres de Garonne, c’est toujours l’envoûtante odeur de la terre humide, des rivières et des fleuves à marée basse, de la mer côtière ou pélagique.

Les paysages maritimes à vue des côtes sont le cœur et les rives de l’âme. 

J’écris avec non pas l’enfance mais avec les couleurs, les paysages, les senteurs, les hommes et les femmes de mon adolescence, de cet âge où l’on choisit, sans le savoir vraiment, les chemins de sa randonnée, de son errance amoureuse dans le monde. J’explore, je sonde ma terre, ses habitants –et par conséquent moi-même–, ses immenses beautés et ses effroyables ratages. Parfois, les bras m’en tombent, parfois le contentement gonfle mon cœur, parfois aussi je ne comprends rien, et parfois j’ai la dent dure contre ceux qui mystifient et mythifient.

La dignité est donc ce qui fonde mon écriture d’un monde que je perçois –ou tente de percevoir– tel qu’il est avec ses charmes et ses laideurs et que j’invite à inventer des pas nouveaux. Pour moi, écrire les Antilles a toujours été en rapport avec l’idée de responsabilité, de Souci de l’autre, car écrire n’est pas un jeu.

quand l’écrit dépasse l’écrivain

Mais, un texte m’a saisie, surprise, déstabilisée. Peu après le tremblement de terre en Haïti, j’ai écrit une nouvelle en rapport avec cette tragédie. Cette écriture a créé plus qu’un trouble, une déflagration. Jamais un écrit ne m’avait autant bousculée, bouleversée, et jamais je n’ai autant pleuré en l’écrivant. Et je pleure encore parfois en la relisant. Je n’avais jamais écrit aussi vite ; je n’avais quasiment rien corrigé, raturé. C’est l’histoire d’une fillette haïtienne, de son départ pour Port-au-Prince avec sa mère à son adoption par une famille aisée en passant par sa vie dans les bidonvilles et son éventuel statut de Restavek[8].

Ce n’est qu’au bout de quelques mois que je me suis rendu compte que le prénom de cette fillette, Véty, s’écrivait comme le diminutif de mon prénom : deux syllabes et un « y » à la fin, Véty/Domy. Pourtant, je n’avais choisi ce prénom que parce que la mère de Véty aimait l’odeur des vétivers qui entouraient la maison de son père.

L’écriture, puis le sens étaient advenus en dehors de moi… et véritablement au plus profond de moi. Peut-être était-ce la souffrance de cette fillette qui faisait écho à la mienne, différente certes, mais en écho tout de même. Véty était-elle/est-elle Domy ? C’était la souffrance d’une enfant, l’injustice, la misère et l’espoir. C’était le nouage fulgurant de la vie et de la mort. Ce qui était une histoire hors de moi, loin de moi-même, était finalement ce qui était le plus proche. Peut-être avais-je abordé des rives originelles. C’était la première fois qu’un « elle », en dialogue avec des « elles/ils », était si proche de mon « je ».

Mon rapport à ce texte, qui était d’abord une nouvelle et que j’ai intégré dans Le Raconteur, m’étonne encore aujourd’hui. Il me conforte aussi dans le fait que je crois que l’on se rencontre bien souvent hors de l’autobiographique. D’ailleurs, je n’aime guère l’autobiographie, je n’écris pas sur ce que j’ai vécu ; je prends parfois quelques éléments, soit en les magnifiant soit en les dépréciant, mais ils ne sont jamais le cœur de mes récits. Pour moi, écrire est « vivre davantage » (André Comte-Sponville), multiplier ma vie et aussi percevoir/comprendre/saisir d’autres vies. Je préfère donc inventer que coucher ma vie sur papier.

Je l’ai souvent dit, un roman m’émerveille toujours : Le Fusil de chasse de Yasushi Inoué. Je relis très souvent le poème de ce roman, car il parle de la perspicacité du poète. Le narrateur avait donné, à la revue Compagnon du Chasseur, un poème intitulé « Le Fusil de chasse » dans lequel il faisait le portrait d’un chasseur qui ne chasse pas. Il avait vu ce chasseur, de loin et de dos : « Fasciné par le large dos du chasseur / Je regardais, je regardais ». Or, juste à sa démarche, à la courbure de ses épaules, il avait saisi l’âme de cet étonnant chasseur. Il avait eu la confirmation de sa perception lorsqu’il avait reçu une lettre de ce chasseur qui s’était reconnu dans le poème ; il se rappelait de ce moment où il avait gravi les sentiers du mont Amagi, sa carabine Churchill à l’épaule et son setter courant devant lui, comme l’indiquait le poème. C’était bien lui, mais ce qui l’avait frappé et incité à écrire au poète était le fait que celui-ci avait parfaitement décrit l’état émotionnel dans lequel il se trouvait. Inoué nous parle donc de ce qui doit animer l’écrivain : voir au-delà du tangible, plonger au cœur des âmes pour dire le vrai. Il ajoute une dimension indispensable, faire de l’autre un autre soi-même : « Parfois, je rêve / Je voudrais vivre sa vie… / Paisible, sereine, indifférente ».

Ainsi, si je pouvais résumer mon rapport à l’écriture, je dirais : comprendre la vie, les autres, avoir un regard perspicace, entendre ce qui n’est pas dit, percevoir ce qui n’est pas visible, inventer des tonalités, mettre le monde en résonance pour mieux le connaître, mais aussi accroître ma vigueur et accepter mes failles.

Domnique Deblaine

 

[1] Revue de psychanalyse. Association de la Cause Freudienne – Aquitania.

[2] Ouvrage édité pour les 10 ans de Lettres du monde, 2013.

[3] Sénèque, De la tranquillité de l’âme, Petite Bibliothèque Rivages, 1988, p. 75. Titre original : De Tranquillitate animi.

[4] E. Saïd, L’Orientalisme, préface de 2003 d’Edward Saïd dans la réédition de 2005, Éd. Le Seuil, 2005, p. V.

[5] Il était bel et bien fini, depuis fort longtemps, le temps des bateaux négriers, des bateaux congos (déportant des hommes et des femmes du Congo, et plus largement des côtes de l’Afrique).

[6] J’ai tiré des bords, la mer m’a arrachée comme des cocos verts en temps de cyclone.

[7] Aujourd’hui, je n’emploierai plus ce mot.

[8] Littéralement : reste avec. Ce sont des enfants confiés par leurs parents à des gens ou à des parents plus fortunés pour les aider, leur permettre d’aller à l’école. En fait, ils sont exploités ; ce sont des esclaves. Ils font tous les travaux domestiques, ne reçoivent aucune éducation, aucun salaire. 

 

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