Interview. Adrien Borne : « J’aimerais tant que ce livre parle à d’autres que moi »

 

 

La vie qui commence est le deuxième roman de l’écrivain-journaliste Adrien Borne. On y retrouve les thèmes du silence, des tragédies intimes et de la mécanique de l’oubli abordés dans son premier roman Mémoire de soie. Au centre de ce nouveau roman se trouve le personnage de Gabriel bousculé dans son passage vers l’âge adulte par une tragique agression sexuelle à l’âge de 12 ans lors d’une colonie de vacances. Quel sens et quel parcours prendra dès lors ce début de vie suggéré par le titre ? Et comment arrivera-t-il plus tard à vivre à l’ombre d’un « passé enfui », rongé par une « obscurité imposée » à soi-même ?

Si le titre de votre nouveau livre renvoie vers des perspectives optimistes, plus tard, Gabriel, son héros, parlera d’un « cœur en miette ». Il décrit, dans une suite de phrases à couper le souffle, tout ce qu’il aurait souhaité comme rituel de sortie de l’enfance et qui n’est, hélas, que « le défilé des angoisses de rien ». Comment qualifieriez-vous son histoire et comment êtes-vous arrivé à aborder ce sujet pour, finalement, en faire un sujet de roman ?

Vous parlez à juste titre de perspectives. Elles sont essentielles à ce roman. Ce que subit Gabriel revient à rompre le rituel de l’enfance. Le saccage provoqué par l’adulte est une interruption brutale de croissance. Cette croissance ne reprend jamais vraiment sinon à la chaleur de la lumière revenue. Et la lumière revient. C’est la portée optimiste de ce récit. Cette lumière sans le savoir Gabi court après, jusqu’à l’épuisement. Elle revient et avec elle la croissance reprend, même des décennies plus tard. C’était la condition de ce roman. De même qu’il fallait en faire un roman, en y projetant mes couleurs, mes formes, ma volonté, ce n’est pas un témoignage que je livre. Je livre un paysage dont j’ai choisi chaque silhouette en une revanche sur le sort.

Ce qui arrive à Gabriel est d’autant plus horrible lorsque l’on met face-à-face la violence qu’il subit et son désir d’être considéré comme « un gamin parmi d’autres ». (Un exemple dans ce sens : il préfère qu’on continue à l’appeler Gabi, car Gabriel fait trop adulte). Quel est votre regard sur ce que vit Gabi ? D’où vous êtes-vous inspiré pour construire un tel personnage ?

J’aime à dire que Gabi est mon frère siamois. Le temps de ce roman nous avons fusionné pour mieux reprendre ensuite nos routes respectives. Les épreuves que ce personnage traverse, j’ai eu à les traverser, en des circonstances comparables. Au même âge, avec la même solitude, le même oubli. Je me suis égaré si souvent en chemin, pour retrouver la surface et un peu d’air frais, que je pouvais le mener à l’aveugle dans cette quête d’une vie vers la parole retrouvée.
Je peux, du bout des doigts, m’efforcer de raconter les vagues successives. La vie qui commence est une lutte contre les courants. À deux, c’est moins difficile sans doute. Cela peut paraître étrange mais Gabi et moi nous avons fait cause commune.

À côté de cette violence que nous venons d’évoquer, un autre thème abonde les pages qui suivent. Il s’agit de la volonté de nier la réalité. «Noyé parmi les autres, à souhaiter de toutes mes forces qu’il ne se passe rien» – dira Gabi. Plus loin, il ajoutera : « Il s’est rien passé, de toute façon. Jamais ». Quelle place occupe pour vous cette souffrance qui pousse votre personnage jusqu’à la négation d’une réalité devenue abominable pour lui ?

Derrière chaque témoignage, il y a souvent, dans l’ombre, l’idée, à mon sens réductrice, qu’il « suffisait de parler ». Je me méfie de l’évidence. Pour l’enfant encore plus.Dire, raconter. Mais dire quoi ? Raconter quoi ? Sans les repères et les codes du monde « des grands », ce qui s’est passé dans la chambre verte, est-ce grave ? Est-il coupable lui, Gabi, de quelque chose ? A-t-il mal compris ? À la sidération, à la brutalité des faits, Gabi répond par l’accumulation d’interrogations. Il ne parvient jamais à la réponse pour une raison simple : il est incapable de formuler quoi que ce soit. Je voulais rendre visible la confusion qui s’empare du garçon. La confusion et le repli qui font pour lui l’enfouissement qui va durer ainsi 20 ans.

Je vous propose d’aborder à ce stade la problématique de la libération de la parole. Elle est, selon moi, essentielle, si l’on s’accorde à dire que le rôle fondamental de la littérature est de nommer les choses et de les dire dans leur plus grande profondeur humaine. Vous ouvrez à ce sujet deux perspectives. La première est l’aide attendue de la part des autres. Gabi pense qu’une seule question aurait suffi pour l’aider à casser son silence. « Une question qui aurait entrainé une réponse, peut-être un étonnement, peut-être un doute » – dit-il. Comment vit-il cet isolement ? Comment pouvons-nous appeler cette cruauté que l’indifférence et l’individualisme génèrent dans son cas et en général, d’ailleurs ?

Pour Gabriel, enfant ou adulte, la solitude est centrale. Enfant, car il se trouve incapable de livrer, de témoigner, prisonnier de son silence, presque malgré lui. Adulte, car il se trouve face à l’impuissance du regard des autres, même de son entourage direct. À plusieurs reprises Gabi reconnait qu’il est « égoïste », il se fait un costume de sa solitude, obnubilé par lui-même et encore une fois j’insiste, par la solitude. Dans ce contexte de libération de la parole, je voulais à tout prix faire apparaitre l’idée que cela ne casse pas en un claquement de doigts la solitude de celui qui parle. La prise de parole est une étape comme une réplique du séisme de l’enfance. Gabi n’en sort pas indemne et c’est sans doute la part déroutante pour lui. « Retrouver la mémoire », même 20 ans après, ce n’est pas sans conséquences. Et c’est une chose qui en réalité se partage très mal. Je pense à ce titre que la question de la culpabilité de l’entourage doit être assez vite écartée. C’est ce que fait Gabi avec ses parents notamment.

Pour Gabi, parler, nommer, mettre des mots sur ce qui lui arrive est synonyme de retour à la vie, le faire « cracher le silence », le réanimer. Quel sens donnez-vous à cette prise de parole libératrice dans la vie de votre personnage ?

La prise de parole de Gabriel dans La vie qui commence est une matière malléable et contrariante. Ce n’est pas une proposition sèche et close. Ce livre je l’ai travaillé au mieux pour rendre compte de l’état de flux et de reflux. Crier / Se taire. Chuchoter / S’enterrer. Se faire attendre / Refuser de parler. En réalité pour Gabi c’est, je pense, le processus de croissance de l’enfance qui reprend, dans la confusion du corps, dans la confusion de l’esprit. Comme s’il devait s’acclimater à lui-même.

Et puis il mesure vite un autre paramètre : libérer la parole, c’est déposer une petite bombe au pied des autres et la déflagration n’est jamais sans conséquences. Les dégâts continuent et il rêverait d’interrompre pour toujours le mouvement, ne plus rien abimer pour retrouver le temps du bâti.

Que faire du regard des autres ? Que ce soit Gabi ou son grand-père Lucien, le constat est tout aussi dur. « On s’effondre et ça ne se voit pas. On ne peut pas passer sa vie à raconter l’effondrement ». Gabi dira même qu’il est « une plaie vivante » et que ses tentatives d’en sortir sont d’emblée voués à l’échec. Comment interpréter ces autres mots de Gabi : «Mon repli est directement indexé sur la crainte du regard de l’autre» ?

Comment peut-on avoir été étranger à soi-même pendant 20 ans ? Comment entendre une chose pareille ? Qui va me croire ? Gabi est comme tous les autres avant lui, il doute. Il doute, oui, du regard des autres. Comme l’on dit à un enfant, « arrête de faire ton malin ». Peut-on en vouloir à ceux qui nous entourent ?

Avec humanité et justesse, vous dressez un portait très touchant de votre héros, adulte, 30 ans après, totalement contraire à l’image conventionnelle de l’individu fort et bien portant. « La force ultime – dit Gabriel – n’est pas de faire semblant de porter du fer, laissons cela aux fanfarons, je suis fier d’être de porcelaine blanche, si fine qu’on y voit à travers, mille morceaux possible ». Que pouvez-vous nous dire de cet homme blessé et fragile ? N’est-ce pas à ce type d’anti-héros, que l’histoire récente à fait ressortir à la lumière du jour que vous dédiez ce roman ?

Gabriel s’adresse aux « à demi ». Le passage que vous citez est essentiel pour moi. Ce garçon de 30 ans ne peut pas jouer à etre insubmersible comme le réclame la société qui l’entoure, il en est incapable. Il a essayé de toutes ses forces, mais d’autres, dans le monde professionnel notamment, l’ont renvoyé à ses faiblesses bien malgré lui. Alors à devoir choisir, il accepte enfin qu’il ne sera jamais de ceux qui peuvent tout encaisser. Il n’en fait pas une fierté, quoi que, il arrive à reconnaitre qu’il est fragile et que c’est peut être sa richesse la plus douce. Ne pas être de béton armé. J’aimerais tant que ce livre parle à d’autres que moi. Ma maigre contribution.

Il y a enfin la question de la culpabilité des agresseurs. Pour Gabi, ce problème semble occuper une place secondaire. « Moi, le coupable, je m’en fous – s’exclame-t-il. Je veux juste qu’on me rende mes années enfouies et je sais que c’est pas possible. » S’agit-il pour votre héros d’une injustice tellement grande qu’elle devient soudainement irréparable ?

Irréparable ! C’est le mot. En travaillant sur le livre, en lisant d’autres témoignages, j’ai mesuré l’entendu des nuances et des ripostes. La question de la reconstruction prend mille visages. C’est pourquoi la réponse ne souffre aucune caricature. Comment être reconnu ? Dans son statut de victime ? Est-ce important ?
Pour Gabi ce n’est pas le sujet, il le dit souvent. Ça ne l’intéresse pas. Il ne veut pas que son attention soit portée sur celui qui a déjà tant saccagé. Il veut se concentrer sur lui-même. Et puis, sans l’avouer, il a peur bien entendu. Peur d’apprendre que ce moniteur de colonie a fait d’autres victimes après lui, peur également de ne pas obtenir réparation, sans preuves par exemple. Le chemin de chacun, en l’espèce, sera différent.

Pour conclure, diriez-vous que La vie qui commence est le roman d’une résignation, d’une victoire sur soi ou d’une réparation intérieure ? Comment voyez-vous le destin de ses victimes d’abus sexuels et quel regard conseillez-vous aux autres afin de réveiller les consciences sur ce danger irréparable et souvent irrémédiable, voire mortel ?

Je vais fondre les mots : victoire intérieure. Gabi a repris le cours de sa vie, il a commencé à bâtir de nouveau. Et cela contamine, pour le meilleur, ceux qui l’accompagnent. À l’œil nu c’est imperceptible évidemment, cela s’appelle la vie normale. Vous n’imaginez pas le prix de la vie normale parfois. À vous je peux le dire, je suis fier d’avoir réussi à écrire ce livre et fier de pouvoir le partager. J’aimerais que les « à demi » comme Gabriel et moi puissent le lire en y trouvant l’espoir nécessaire. Il y a une réponse quelque part. Pour moi elle est passée par les mots. Le récit. L’imagination peut-être. Mais plus encore, elle passe par le collectif. Briser la solitude. En quelques lignes si nécessaire. Je voudrais aider, tout bêtement.  

Propos recueillis par Dan Burcea©

Adrien Borne, La vie qui commence, Éditions JC Lattès, janvier 2022, 240 pages.

 

Print Friendly, PDF & Email
Partagez cet article