Rentrée littéraire 2022 – Isabelle Flaten : Triste Boomer

 

John Coleman ignore complètement les considérations sur la sénescence de Cicéron et se fiche royalement de ses conseils qui témoignent depuis les temps antiques d’une sagesse devenue depuis inaudible pour beaucoup de gens comme lui. Et cela pour plusieurs raisons. La première c’est que pendant sa vie active, comme on appelle aujourd’hui le dur travail quotidien, John n’avait pas eu le temps de penser à sa retraite. Ensuite, parce que, pour plusieurs raisons, que nous analyserons par la suite, il n’a pas réussi à trouver une âme sœur, fonder une famille n’étant pas non plus pour lui une priorité.

Vous l’aurez compris, John Coleman ne vit pas dans le monde réel mais dans le récent roman d’Isabelle Flaten, Triste Boomer. S’il fallait donc reprocher quelque chose à ce personnage, c’est vers l’autrice de son histoire que nous devrions nous tourner sans oser tout de même la rendre responsable des malheurs de ce pauvre homme. Ce serait d’ailleurs inutile, car nous savons bien que les auteurs savent bien se défendre en se cachant derrière leur droit à la fiction.

Pour se dédouaner encore plus, elle confie le récit à l’ordinateur de John, une machine remplie d’une sorte de suave condescendance envers son propriétaire et fidèle dépositaire des souvenirs de sa vie antérieure. Une fois arrivé à la retraite, John « n’a plus de vie ni d’envie », trouvant les journées longues, condamné à « meubler des heures creuses avec du néant ». « Le monde court désormais sans lui et il tourne en rond dans des heures closes où demain se fondra dans le même moule insipide qu’hier et aujourd’hui. » Que faire ? Si au moins il avait écouté son ami Bob qui l’invitait à intérioriser le quotidien, en insistant sur le fait que « tout est dans la tête » et que « méditer ça aide ».  John ignore toutes ses choses qui à l’écouter attentivement le dépassent. Alors, résumer sa vie à un édifice construit « sans véritables fondations, un monde de sables mouvants où chaque pas était un pari sur l’avenir » est pour lui un bien triste bilan.

Voilà pourquoi John se décide à fouiller dans ses souvenirs et tente de reprendre contact avec plusieurs femmes, les amours de sa vie, pour ainsi dire. Parmi elles, pense-t-il,  il en retrouvera certainement celle avec qui il pourra reconstruire une nouvelle histoire d’amour.

C’est à ce moment qu’entre en scène Salomé qui, elle-aussi, se demande si « sa vie lui a échappé » et qui ne sait pas comment répondre à l’initiative de John. Son parcours est à son tours étonnant et sa situation a bien changé. Salomé porte désormais le titre de duchesse de par son mariage avec le duc Edmond de Chassaigne de La Ferrière qui lui donnera deux enfants, Vic et Vlad, les W, comme elle les appelle. Elle devient après le décès de son cher mari la propriétaire du château. C’était son rêve de jeune fille. Et ce sera sa chance ensuite de gagner à un jeu télévisé la somme nécessaire pour assurer la pérennité de ce château.

L’arrivée de John va-t-elle changer quelques choses dans le cours de la vie de la duchesse ? Vont-ils réussir à recoudre les morceaux de leurs deux vies abandonnées il y a si longtemps ? Vous le verrez en lisant ce livre tellement sensible et drôle.

Le talent incontestable d’Isabelle Flaten trouve dans ce récit son lieu de prédilection, faisant de son territoire romanesque le miroir capable de rendre à ses personnages leur dimension lumineuse et leur humanité. Certes, leur fragilité leur joue des tours, l’âge les confronte à leurs limites et leur histoire personnelle risque de montrer au grand jour leurs faiblesses. Mais qui oserait leur imputer ce doux et fatidique déclin ? Qui ferait semblant de ne pas se reconnaître dans la peau de John ou dans celle de Salomé ? Dans leur naïveté et dans leur croyances les plus loufoques et les stages de remise en forme à la mode de nos jours, ils ont l’air de deux personnages de parodie, alors qu’en réalité ils ne sont que deux êtres fragiles qui se cherchent. Notre société malade de jeunisme et luttant à tout prix contre toute maladie, refusant l’idée de la mort se reconnaîtra dans l’attachement naïf de John à ces stages bizarres de maintien de la forme physique ou mentale. Salomé reste, grâce à sa lucidité féminine plus attachée à ses valeurs familiales et à ses observations pratiques.

« L’amour ne transfigure le monde que le temps d’une parenthèse » devant une réalité « qui sonne le rappel à l’ordre de ces choses de tous les jours », nous dit Isabelle Flaten en conclusion.

Occasion de revenir à notre Cicéron du début et à son éternelle question sur le rapport de l’être humain à l’infini du temps, à ces horae et dies et menses et anni qui passent et ne reviennent jamais. Car, nous dit-il, « la vieillesse est pour ainsi dire le dernier acte de la vie, comme d’une pièce ».

Alors, tant qu’à faire, apprenons à baisser doucement les rideaux. Le geste va d’ailleurs si bien à John et Salomé …

Dan Burcea ©

Isabelle Flaten, Triste Boomer, Éditions Le Nouvel Attila, 2022, 200 pages.

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