François Coupry publie le deuxième tome de l’Agonie de Gutenberg. Ce Journal extraordinaire, fables & paradoxes reprend le sous-titre du premier volume actualisé sous la forme de Vilaines Pensées 2018-2021. Il s’agit, comme pour le texte précédent, d’un journal décalé, drôle où on retrouve la pittoresque famille Piano, avec des textes cultivant l’ironie et l’humour noir, vrai panorama d’une société en pleines mutations et en recherche d’identité.
Pourquoi un deuxième tome dans ce cycle journalistique construit autour du titre l’Agonie de Gutenberg ? La crise du covid est passée entre temps par-là, en quoi a-t-elle changé la thématique de ce second tome ?
Dès les Vilaines Pensées de 2013, dès le début de l’écriture de ce faux journal qui paraissait sous forme de blog, j’ai eu l’intuition qu’il formerait une sorte de grand roman déconstruit, ou plutôt en construction. Un immense immeuble baroque et rococo, où l’on se perd et se retrouve dans les couloirs, les ors et les beaux et béants délabrements. Chaque actualité y participerait, le déterminerait dans son chaos. Le tome 2, les Vilaines Pensées de 2018 à 2022, devait enrichir et conclure ce magma en fusion. Et la crise mondiale de la Covid pouvait servir de final. Mais à la disparition de mon éditeur, Pierre-Guillaume de Roux, et à cause justement de cette pandémie qui ralentissait tout, nous plongeant dans une hébétude, une impuissance, j’ai publié ce tome 2 sans le conclure, laissant le chaos lui- même en suspense : il manque une dizaine de textes déjà publiés sur mon blog, puisque la prépublication numérique reste le fondement d’une Agonie de Gutenberg. Une publication papier de la totalité des Vilaines Pensées 2013-2022 est prévue pour bientôt, comme constituant un tout, y compris dans son émiettement.
Vous optez pour la forme du journal, en le qualifiant d’« inachevé, infini ». En quoi, cette forme littéraire de la notation feuilletonnesque garde selon vous son actualité de nos jours et quel est le rapport qu’elle entretient avec les réseaux sociaux ?
Oui, un roman formant un tout, mais sur un principe d’inachèvement et de la multiplicité des voix, en une suite de fables, de saynètes, de courtes histoires exemplaires et transgressives. Un journal écrit comme par un grand nombre d’auteurs qui se chevauchent, se contredisent, se reprennent, se répètent, un éclatement de points de vue. Une actualité est vibrante aujourd’hui, une guerre nourrie par des discours russes et ukrainiens, des récits, des fictions qui s’opposent, partent de visions du monde radicalement différentes, laissant les spectateurs perplexes et incapables de définir une vérité, et même une réalité. On est au cœur de la philosophie de cette juxtaposition des Vilaines Pensées, de ce chaos qui sans cesse nous répète qu’il n’y a pas de réalité certaine, mais uniquement des tonnes de mensonges, de faux faits, qui ne peuvent jamais dire précisément ce qui se passe, ce qui s’est passé. La fiction crée le monde, à chaque seconde. J’avais toujours rêvé d’un livre formé de voix différentes fermées sur elles-mêmes et leurs illusions, c’est fait.
Serait-il possible de nous donner quelques lignes principales concernant les thématiques que vous abordez dans ce deuxième volume ? Vous en énumérez quelques-unes que voici : « l’éclatement de la cohérence des individus, le renversement des idées et des valeurs, la lutte des cultures ». En quoi ces thématiques sont-elles le symbole des mutations qui sont intervenues ces dernières années dans les mentalités contemporaines ?
En plus de ces thèmes que vous évoquez, et qui sont la base de ce que je peux penser, j’ajouterai ce que les multiples voix de tous les auteurs de ces fictions, ces diaristes incorrects, ressassent également : une mondialisation future éclatée, sans aucune souveraine uniformité, rien que des points de vue qui ne peuvent s’entendre ou se regarder, qui se détestent, se battent les uns contre les autres. Le tout raconté non seulement par ces multiples voix diverses, mais de façon pointilliste par courtes allégories, des constructions imagées de l’existence humaine, le mythe de la caverne en est le plus bel exemple, que je m’efforce à imiter, ou à perturber. Toutefois, le thème central et primordial, c’est l’émiettement intime de chaque être humain qui n’obéit à nulle nécessité psychologique ou psychanalytique, mais qui n’est qu’un désordre sans enchaînement de causes à effets, un bric-à-brac contradictoire de gestes, d’émotions, sans aucune unité. De même qu’il n’y a donc aucune unité possible au sein des états, rien que des groupuscules qui ne peuvent se parler, des fractures qui s’élargissent à chaque pas.
Les lecteurs fidèles à votre œuvre littéraire, que ce soit du premier volume de ce journal, comme dans d’autres livres comme le Rire du Pharaon, Le Fils du Concierge de l’Opéra, Souterrains de l’Histoire, La Femme du Futur et autres contes paradoxaux pour ne citer que ceux-là se nourrissent avec joie de votre talent incontestable de conteur. Sans aucune tendance à schématiser les secrets de votre écriture, j’aimerais vous demander d’où puisez-vous tous ces sujets et tout simplement comment arrivez-vous à inventer toutes les histoires qui peuplent les pages de vos livres ?
Je suis sourd d’une oreille, et j’ai été élevé dans une tradition provençale, régionaliste, qui haïssait la France, les oppresseurs, tel est le secret. Donc je n’ai de pays que moi-même. Et je suis obligé d’inventer la moitié des choses, celle que je n’entends pas. D’où mon idée que la vérité et le réel n’existent pas. Il m’est arrivé tant de fois de devoir reconstruire ce qu’un interlocuteur me confiait du côté de l’oreille gauche, je suis bien loin des certitudes bornées des professionnels de la politique ou des plombiers, je suis bien plus près des ornithorynques. Je crois parfois que je ne suis pas de ce monde, les téléviseurs s’arrêtent dès que je les croise, les ordinateurs explosent, les verres se brisent dès que je les saisis. Je suis en inadéquation radicale avec le monde ordinaire. Un extraterrestre, malheureux ou trop heureux de ne pas participer du commun des mortels.
À quelle distance situez-vous votre écriture du genre du conte philosophique, surtout dans le côté de critique des mœurs ou autres aspects de société que sa définition lui attribue à juste titre ?
Je ne peux me déplacer sans avoir à mes côtés les contes de Voltaire, de Swift et de Kafka. Je me sens, avec orgueil et humilité, dans cette lignée où l’on retrouve l’allégorie, la métaphore, la dérision surtout, le sourire devant la bêtise des constructions humaines, le mépris devant tout ce qui se croit moderne, d’avenir, et qui n’est qu’une répétition, une redite constante de ce que l’abrutissement des médias nous empêche de regarder.
Impossible de ne pas évoquer le fameux Monsieur Piano, votre personnages fétiche. Qu’il annonce la fin du monde ou qu’il assiste aux côtés du narrateur aux dissertations sur des choses inattendues comme Les Ânes astrophysiciens, ce vénérable et sage personnage est de tous les combats. Pourriez-vous nous rappeler qui est-il et comment l’avez-vous créé comme personnage de fiction ?
Petit à petit, dès 2013, commençant une aventure sans connaître le couronnement d’une œuvre, me vint entre les pattes un personnage, parmi les multiples auteurs qui m’imitaient moi-même, ce Piano, né d’une formule bébête : qui va piano va sano. Et ce Piano a pris du poids. Une présence qui a fondé une famille, s’est imposée à moi comme un leitmotiv, avec son petit-fils Clavecin, informe et ectoplasmique héros du BD, l’être humain de notre futur, son chien Tengo San, philosophe de la relativité des connaissances entre les animaux et les humanoïdes, l’âne von Picotin, qui voyage dans le temps, voyant supersonique. Cette famille, sans cesse recomposée, s’est construite dans la déstructuration de l’Histoire humaine, allant vers le passé, revenant vers le futur. Pour aboutir à un final ouvert qui ne sera lisible que lorsque cette Agonie sera offerte, bientôt donc, dans sa totalité. Totalité inachevée et infinie, bien sûr, évidement, heureusement.
Multiples et inattendues, d’autres histoires marquent votre journal apportant chacune dans ses conclusions une image du monde qu’elles décrivent. Difficile d’en choisir l’une ou l’autre. Mais je vais me risquer quand même et vous inviter à nous parler d’abord de cette fameuse histoire de trains qui sont toujours en retard et qui bouleversent le fonctionnement du monde.
Chaque histoire, dès l’innocent début en 2013, s’organise et se désorganise en vue d’un bouleversement du socialement correct, dans le remue-ménage des points de vue irréconciliables. Ces saynètes, ces fables, ces textes quotidiens, sont des paradoxes. C’est-à-dire des violations de la pensée commune, des réflexes et des références ordinaires, tu ne tueras point. Mais aussi, surtout, voir le monde avec une autre logique, oui comme si on était vraiment un extraterrestre. Affirmer l’incommunicabilité des multiples civilisations humaines, et aussi des multiples civilisations des autres planètes, sous d’autres soleils, et jusqu’à l’infiniment petit où selon les recherches quantiques les mouvements des particules sont indéterminés, telles des Vilaines Pensées. Ou tels des trains.
Ou bien de l’étrange Éléonore Benedict une femme qui, pour prouver son humanité détruit tout autour d’elle pour la simple raison d’aller jusqu’au bout de son humanité.
Chaque histoire de ce journal dont chaque page est une facette, et de plus en plus au fur et à mesure de ce fourmillement, tend vers le pressentiment de l’extinction, l’anéantissement de l’humanité, qui a cru construire un monde qui ne fonctionne plus, où toutes les idées s’écroulent et qui cherche toujours vainement une indicible réalité, une vérité impensable.
Et, enfin, revenons à cette année 2020 où les gens cachés derrière des masques et de voiles sanitaires s’imaginent pouvoir se cacher des peurs existentielles comme « de singes pensants ». La satire est ici plus que directe et me pousse à vous demander si le monde tel que nous le voyons aujourd’hui ne singe pas plutôt la réalité que de la vivre pleinement ? S’il fallait retenir une seule image de ce que vit dans ce début de siècle l’humanité, laquelle serait-elle ?
L’ignorance, l’acceptation de l’impuissance d’avancer les yeux bandés, au milieu d’autres animaux, singes ou monstres marins, mieux clairvoyants que nous, et que nous n’avons pas encore tués. Et aussi, soyons pour trente secondes optimistes, l’oubli de la culpabilité, la vertu de l’innocence et peut-être du rire dans le cosmos.
Propos recueillis par Dan Burcea
En photo, François Coupry avec son attachée de presse Guilaine Depis
François Coupry, l’Agonie de Gutenberg, Vilaines Pensées 2018-2021, FCD-LIVRES, 2021, 224 pages.