Bruno Mabille – « Hypnoses » : Rester debout et suivre le chemin des étoiles

 

Il est tentant, plausible, voire vraisemblable d’imaginer au premier abord Bruno Mabille en marin embarqué dans une aventure dont l’étendard serait son regard accroché à l’immensité du large de l’océan. Vu de cet angle, son portrait correspond fidèlement à celui des marins qui ont, selon lui, « la tête ailleurs, dans les étoiles dont ils connaissent les chemins », semblables à « ces fous » qui parlent aux hommes « comme ils parlent aux nuages et aux vents ».

L’idée est loin de lui être étrangère puisque le poète reconnaît lui-même à la fin de ses carnets au titre inspiré par René Char, Hypnoses, que « son seul vaisseau sont les mots ». Cette embarcation symbolique le conduit à Grignan, son nouveau port d’attache qui lui tend les bras à la fois par la beauté de ses roses trémières et par le souvenir du poète Philippe Jaccottet, installé, lui, dans cette contrée en 1953. Tout se joue sur le terrain de la poésie, nous allons le voir au fil de ses 171 petits textes en proses qui respirent pleinement la fibre poétique.

De quoi s’agit-il, au fond ?

L’éditeur l’explique dans la quatrième de couverture. Il s’agit « des pensées, des ravissements, des interrogations d’un poète lorsqu’il n’écrit pas (ou très peu) de poèmes » présentés comme une suite de notations, un journal où la méditation et l’évocation des figures tutélaires prennent la place qu’elle méritent dans ses réflexions qui touchent des très près ses préoccupations littéraires.

Voilà pourquoi, il ne faut jamais baisser la garde, manquer de vigilance et lire ces textes selon leur sens premier. Avec les poètes, il faut toujours rester sur ses gardes et chercher le sens qui se cache derrière les mots. Prenons cet exemple : « Il n’y a jamais eu qu’une route, un long ruban gris où les graviers comme des diamants s’incrustent de d’où, selon le temps, monte la chaleur ou tombe le froid. Certains y vont à pied. D’autres plus pressés disparaissent dans un nuage de poussière ». Qu’est donc ce long ruban si ce n’est la vie même ? Derrière cette métaphore, on découvre l’absence de l’être aimé comme on découvre en même temps la permanence de la poésie – les deux thèmes essentiels qui sont traités dans ce magnifique recueil de textes courts dont la vocation est de dire et de redire l’émerveillement du poète « accroché, interpellé » par la présence de la poésie. « Dire et redire encore. Parce qu’en poésie, ce qui est dit reste toujours à dire, à dire et inlassablement à redire. Encore et toujours. Interminablement. »

Comme dans tout carnet, le style vogue, comme la liberté des marins évoquée plus haut, et les sujets s’enchainent avec la même désinvolture au fil des souvenirs. Claude Esteban et Soulage, sans oublier la pléthore de ceux qui l’ont marqué durant son parcours et sa formation intellectuelle, René Char et Philippe Jaccottet, déjà cités, Mallarmé, Apollinaire, Tolstoï, Rimbaud, Baudelaire et tant d’autres.

Les réflexions, nombreuses, parsèment les pages où Bruno Mabille consigne ses pensées qui l’aident à transmettre ce qu’il entend par « l’art du poète » et son rapport au langage, comme manière de sublimer le fond de son art. «En poésie – nous dit-il – sans doute plus qu’ailleurs, la forme sublime le fond. […] Un poème est fini quand rien n’est à ajouter et rien à retirer. » Et, si l’écriture est texte, c’est-à-dire « tissu », l’architecture et, quant à elle, « le jeu savant correct et magnifique, des volumes assemblés sous la lumière ». Synonyme de cet équilibre retenu de la rhétorique du poète ou de l’harmonie du bâtisseur, le mystère du clair-obscur joue ici le même rôle de convoquer et de nous mettre en présence du mystère du monde. La nuit, comme la solitude des monastères, est porteuse de silence qui amène avec elle le recueillement, « la paix, la quiétude, la paix retrouvée ».

Comme la nuit, l’intensité de l’océan s’insinue dans les pages du carnet de Bruno Mabille. Le monde marin, « comme un ample silence », lui donne le sentiment de se retrouver dans « un univers sans bord », un monde « dont on peut faire le tour sans y trouver nulle part de limite ». Naviguer devient « l’expérience du vertige » sous le choc des vagues.

Mais restons un instant dans ce qui semble être le souffle de ces pages où l’intime s’invite discrètement et où les barrières tentent (en vain ?) de tomber. «Ce que je me dis à moi-même – nous dit l’auteur des ces pages – personne ne l’entend, sauf toi peut-être en cet instant parce que tu m’entend même quand ma voix reste muette».

On revient ainsi à la présence signalée plus haut ou plutôt à l’absence de l’être aimé.

Et ce texte qui lui répond en miroir : « Ni toi ni moi ne nous souvenons de notre nom. Il faut croire que nos langues brûlent quand elles se touchent et que nos peaux tressaillent dès qu’elles s’effleurent. Seuls nos yeux se font face comme si de rien n’était. Sait-on jamais si nous nous reverrons. »

Ou celui-ci que nous mettons ici en guise de conclusion : « Lorsque la nuit venue, ce sera mon tour de m’allonger sur le sol, de prêter l’oreille à ces mots que la parole en plein jour n’a pas su dire, et qui ne peuvent s’entendre que sous la terre, je veillerai à ne pas perdre pied, à ne pas abandonner ni m’en laisser compter. Plutôt rester debout, les yeux rivés au ciel, s’aviser des étoiles et suivre leur chemin. »

Dan Burcea © 

Bruno Mabille, Hypnoses, Éditions Les Trois Platanes, 2022, 180 pages. 

 

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