Interview. Lisa Balavoine : « Écrire, c’est aussi essayer de mettre en mots ce qu’on ne comprend pas, ce qu’on ne comprendra jamais »

 

Lisa Balavoine publie aux Éditions Gallimard le roman Ceux qui s’aiment se laissent partir. De la présentation faite dans la quatrième de couverture, il faut retenir les deux lignes directrices qui le composent, le caractère « intime et fragmentaire » de son écriture et « l’amour filial empêché » sur lequel repose le drame qui s’y déroule. Le titre en offre un aperçu dont il faudra mesurer la charge à la fois narrative et émotionnelle, les deux portées avec une douloureuse impossibilité de réconciliation entre une maternité pesante et une filiation qui rêve de s’évader. En cela, Lisa Balavoine réussit à peindre avec les mots un triptyque d’une rare sensibilité de trois générations de femmes qui tentent, chacune, désespérément de prendre leur envol.   

Inutile de vous demander quels ont été les ressorts intimes qui vous ont poussée à écrire ce roman. Je prendrai comme préambule cette phrase du tout début du livre et qui en dit long à ce sujet : « Peut-être qu’on n’en finit jamais d’essayer de vivre ». Est-ce que pour vous écrire, c’est essayer de vivre, comme le dit votre narratrice ?

Écrire, c’est essayer de vivre autrement, de prendre un autre chemin pour assimiler et ressentir les événements. Je considère qu’il s’agit en quelque sorte d’une vie parallèle mais je ne confonds pas les deux, l’existence vécue et l’existence rapportée, transformée, transcendée par l’écriture. Dans mon cas, je m’appuie sur des faits réels qui sont à la source de mes textes. Je fictionne ce qui a été. Mais vivre, ce n’est pas écrire pour moi, écrire ne serait pas suffisant pour me sentir pleinement vivante. J’ai trop besoin du monde, des êtres, de ce qui bat là, à l’extérieur de moi. L’écriture intervient toujours après la vie, dans un second temps. L’écriture est peut-être ce qui reste de ce qui a été vécu.

Inutile de vous demander non plus comment est né votre livre, ces phrases le disent ouvertement : « Cette histoire ne peut s’écrire qu’avec toi, là où les mots dansent avec la mémoire », pour conclure : « Tu es mon propos et ma destinataire. Le roman est pour toi seule ». Qui est cette destinatrice à qui vous dédiez de façon si nette votre roman ?

Cette destinatrice est ma mère, décédée en juillet 2017. Elle est à la fois la destinatrice, l’interlocutrice et le sujet même du livre. J’ai écrit en pensant à elle, pour lui rendre hommage mais surtout pour la retrouver. Écrire ce roman, c’était passer du temps avec elle à nouveau, reprendre le fil d’une conversation interrompue, alors qu’elle n’est plus là. L’écriture permet de tisser des liens entre les vivants et les morts, entre ceux qui restent et ceux qui sont partis.

Parlons dès à présent d’un des thèmes majeurs de votre roman. Il y a dans votre démarche d’écriture un devoir de mémoire que nous venons d’évoquer, mais il y a en même temps un besoin de comprendre et de rattraper, voire de s’emparer de ce qui vous semble à jamais perdu. « De ceux que nous aimons, rien ne nous appartient » – dites-vous.  Comment comprendre cette dichotomie entre mémoire et oubli, entre besoin d’aimer et impossibilité de le voir s’accomplir ?

J’écris souvent en me posant cette question de la mémoire et de son fonctionnement. C’est vraiment quelque chose qui me trouble. Pourquoi gardons-nous certains souvenirs plutôt que d’autres ? Pourquoi notre cerveau opère-t-il un tri, contre notre volonté parfois, entre ce qui est conservé et ce qui disparaît ? Le processus de remémoration que mobilise l’écriture autobiographique ou autofictionnelle est toujours teinté d’une forme de soupçon. Avons-nous réellement vécu les choses ? Les inventons-nous à partir de sensations, de photographies mentales, d’impressions fugaces et trompeuses ? Je suis troublée par ma propre mémoire et, dans le même temps, cette quête donne du sens à l’écriture. Écrire, c’est creuser pour retrouver quelque chose qui n’est plus. Retrouver le temps perdu, l’amour enfui, l’être disparu. Mais c’est aussi une quête qui peut sembler vaine, impossible à accomplir.

Toujours en lien avec la mémoire, pourquoi votre héroïne dit que « les souvenirs, les beaux, les joyeux, les doux » sont coincés « sous l’amas de pensées sombres » ? C’est peine perdue, conclut-elle.

En écrivant ce livre, je me suis aperçue que ma mémoire avait choisi à ma place les choses que j’ai gardées de ma mère. Car lorsque je confronte mes souvenirs à ceux de mon entourage proche, je me rends compte à quel point ils sont mouvants, flottants, différents. L’héroïne du livre est en colère contre sa mémoire, elle voudrait se souvenir des belles choses mais c’est le sombre qui revient, toujours. C’est une sorte de lutte contre soi-même, un face-à-face avec le temps. On gagne rarement contre lui je crois, on triche, on cherche des moyens de lui échapper, mais le temps est plus fort, il fait ce qu’il veut et on doit bien l’accepter.

Le style direct libre, à la deuxième personne du singulier, installe un face à face censé faire ressortir la vérité douloureuse de la relation mère-fille, surtout dans la première partie de votre récit. Loin d’attribuer à ce type de discours une quelconque intention vindicative, j’insisterai plutôt sur sa capacité à donner à la réalité une image empreinte d’une vérité douloureuse. Seriez-vous d’accord avec l’idée de cet angle narratif de vérité douloureuse que l’on pourrait donner à votre récit ? Sinon, pourquoi appelez-vous cette période « un brouillon d’existence » ?

Lorsque j’ai entrepris l’écriture de ce texte, je suis d’abord passée par le truchement de personnages inventés, dans un récit écrit à la troisième personne. Cela ne fonctionnait pas, je ne parvenais pas à atteindre la vérité du sentiment que je souhaitais traduire. J’ai recentré mon propos, je me suis retrouvée. Revenir au Je ne pouvait se faire qu’avec l’adresse à un Tu, et ce dialogue a donné l’impulsion qui manquait à mon écriture. Donc oui, la vérité est souvent douloureuse, mais elle porte aussi en elle une part de joie, de légèreté. Et ce « brouillon d’existence » qu’évoque l’enfant dans la première partie du livre est à comprendre dans ses deux acceptions : le brouillon est une première étape et à ce moment du roman, la vie de la narratrice n’est effectivement qu’une ébauche. Mais le brouillon est aussi le premier jet, la mise en place des idées fortes, la direction que les choses vont suivre par la suite. Il y a dans le brouillon, pour moi, une certaine euphorie et c’est précisément ce que j’ai aussi voulu rendre de la vie de cette mère, de ce couple mère-fille, oscillant sans cesse entre la joie et le drame.

Je parlais dans l’introduction d’un triptyque générationnel féminin. En effet, l’enfant dont vous parlez dans la première partie de votre roman deviendra à son tour mère et sera confrontée à la relation complexe avec ses enfants. C’est un véritable jeu de miroirs que vous utilisez pour faire ressortir cet autre thème de la pérennité de l’amour comme bouclier contre le réel, souvent cruel. La jeune mère parle même d’un tableau de Magritte, « une fenêtre ouverte sur un ailleurs que je ne connais pas ». Deux expériences de vie semblent se répéter entremêlant attachement maternel et volonté filiale d’indépendance. Quelle valeur a pour vous ce rapport générationnel mère-fille et que dit-il du lien qui se tisse entre vos personnages ? Ne devrions-nous décrire cette expérience avec des lettres majuscules, tellement la Maternité et la Filiation sont des notions universelles chez vous ?

Il est vrai que c’est un questionnement majeur pour moi, l’expérience de la maternité (en tant que mère et en tant que fille) mais aussi tout ce qui a trait à la transmission. J’ai la sensation d’être composée de fragments disparates (ce que cherchait à circonscrire mon premier roman, Eparse) et, pour une bonne partie d’entre eux, ces fragments ne m’appartiennent pas. Je crois que nous sommes faits de ce qui nous est transmis, donné, refusé, interdit. Et la première personne qui nous donne ou nous refuse quelque chose, c’est toujours notre mère. Grandir, c’est à la fois conserver des choses et s’en libérer. Et, puisque je suis femme et mère, je me retourne aussi ces propres questions : que vais-je transmettre à mes enfants ? Que vont-ils garder de moi, que vont-ils rejeter ? Qu’aiment-ils en moi et que détestent-ils ? Ai-je bien fait les choses ? Me suis-je trompée ? Ce sont des questionnements incessants, qui taraudent mon écriture. Je réalise que mes trois romans publiés à ce jour posent tous cette question : qu’avons-nous reçu et que transmettons-nous ? Finalement, nous ne sommes jamais seuls à être nous-mêmes.

La vieillesse et avec elle toute la fragilité de l’être occupe la dernière partie de votre livre. C’est aussi en quelque sorte l’heure d’un bilan contrasté pour votre narratrice : « J’ai passé mon enfance à quémander ton amour, ma vie d’adulte à le refuser » – écrit-elle. Pardon d’insister, mais l’amour maternel, l’amour tout simplement, demande chez vous une permanente redéfinition, comme un soleil qui ne doit jamais s’éteindre. Comment décrire ce besoin permanent et cette source vitale à la fois qui alimente votre récit ?

Je crois que j’ai une certaine attirance pour le ressassement. En tant que lectrice, j’aime beaucoup les auteurs qui  creusent toujours un même sillon. C’est la même chose pour les chanteurs ou les cinéastes. J’aime l’idée de la tentative d’épuisement d’un sujet. Revenir aux mêmes choses, toujours. Dans le cas de l’amour, c’est encore plus évident car l’amour est impalpable, il est fait de doute et de remises en question. Il n’est pas nécessairement donné, il ne va pas de soi. Dans le livre, la relation de l’héroïne et de sa mère est sans cesse mouvante : l’amour et le manque d’amour se côtoient et se redéfinissent sans cesse. Je ne crois pas que les choses nous soient jamais acquises. L’amour nous comble et en même temps il nous insécurise, car on craint de le perdre. Ce double mouvement fait de nous les êtres que nous sommes, il nous confronte à nos peurs et nous rend vivants.

La dernière partie de votre roman est dédiée au thème du deuil. Sans rentrer dans des détails, arrêtons-nous sur cette impossibilité de se séparer de l’être cher, alors que pour votre narratrice votre existence commune se résume à cette phrase « nous avons toujours été seules ensemble ». Comment comprendre cette solitude, cette présence-absence si difficile à vivre ?

Peut-être ai-je écrit ce livre pour tenter de la comprendre. J’ai l’impression d’avoir grandi dans un entre-deux, à la fois plein de vie et pourtant terriblement vide. La présence-absence de ma mère, je ne peux y apporter aucune réponse, comme je l’écris dans le texte, si elle avait un secret elle l’a emporté. Je n’ai pu que questionner cette attitude duelle, cette façon d’être si vivante et en même temps transparente. Écrire, c’est aussi essayer de mettre en mots ce qu’on ne comprend pas, ce qu’on ne comprendra jamais. Mais écrire, ce n’est peut-être pas apporter de réponse, c’est poser des questions, c’est évoquer ce qui nous trouble, nous bouleverse, nous fait souffrir. C’est tendre un miroir au lecteur et lui demander : ces réponses, les as-tu toi ?

Votre récit est traversé par un frisson caressant, attentif et dévoué à l’image maternelle, au-delà même de l’histoire racontée. La preuve est magistralement résumée dans la conclusion de votre livre et du portrait lumineux sur lequel se ferment ses pages : « Une femme en bleu, les yeux clos et le rêves silencieux ». Comment décrire ce portrait ?

C’est le portrait d’un fantôme, un « fantôme nécessaire » comme je l’écris dans le livre. J’ai emprunté cette expression au personnage que joue Chiara Mastroianni dans le film Chambre 212 de Christophe Honoré. C’est une idée à laquelle je crois, nous avons tous en nous des fantômes nécessaires qui nous accompagnent et nous guident, des fantômes que nous choisissons parfois et d’autres qui s’imposent à nous. Pour ma part, dans mon petit bazar mental, se côtoient à la fois le fantôme de ma mère, mais aussi celui de Virginia Woolf, la silhouette de Nastassja Kinski dans Paris Texas ou la voix de Romy Schneider dans La chanson d’Hélène. De sorte que cette image que je garde, cette femme en bleu, se superpose à d’autres images qui sont à la fois une source d’inspiration et une aide quotidienne. J’aime l’idée que le fantôme de ma mère se promène parmi d’autres, quelque part près de moi, à chaque instant. 

Et ceux qui restent, comme votre narratrice ? Pourquoi dit-elle qu’elle est « cette tortue sur le dos qui se débat pour se remettre à l’endroit » ?

La mort, la perte, c’est toujours beaucoup plus difficile pour ceux qui restent. C’est un gouffre dans lequel on tombe et dont il peut être difficile de sortir. Cela demande des efforts, une lutte permanente contre la tentation de la mélancolie et du repli sur soi. Dans mon livre, l’image de la tortue est très présente car elle me correspond bien. J’ai longtemps été une enfant planquée sous une carapace, puis une femme refusant de l’ôter. Mais vouloir se protéger sans cesse est vain : il faut se confronter aux choses, il faut éprouver nos forces, il faut reconnaître nos failles et accepter de baisser la cuirasse pour aller vers les autres. Il s’agit donc de se relever, de se tenir debout et de lâcher la main de ceux qui sont partis. Ce n’est pas les abandonner, c’est simplement continuer à vivre.

Propos recueillis par Dan Burcea

Photo de Lisa Balavoine : © Francesca Montovani

Lisa Balavoine, Ceux qui s’aiment se laissent partir, Éditions Gallimard, 2022, 160 pages.

 

 

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