Interview. Martine Lombard : « Je me suis rendu compte que le dénominateur commun de ces nouvelles était justement l’idée de la dérobade »

 

 

Originaire de Dresde, Martine Lombard avait quitté son pays en 1986 et partage aujourd’hui sa vie entre son activité d’écrivain et celle d’interprète pour la chaîne Arte à Strasbourg. Après un roman publié en allemand (« Wir schenken uns nichts »), elle publie aux Éditions Mediapop Passe-passe, un recueil de treize nouvelles qui surprennent des moments de vie cruciaux de personnages en quête d’un ailleurs meilleur parsemé d’espoirs et de doutes. La thématique diverse de ces textes offre à l’ensemble une fraîcheur et une vivacité impressionnantes qui prouvent à la fois le talent de l’autrice et la persistance d’un monde corseté qui frappe après tant d’années les territoires toujours remuants de sa mémoire.

Bonjour Martine Lombard, ceux qui vous lisent pour la première fois et qui ont vécu dans l’Europe de l’Est – c’est aussi mon cas – sont toujours curieux de connaître votre parcours de vie, pas seulement pour mesurer le leur, mais aussi pour savoir à quel moment êtes-vous devenue consciente de la nécessité de le défier, voire de s’en extraire pour connaître un monde meilleur. En tout cas, c’est ce que vivent presque tous vos personnages. Pouvez-vous nous parler de ce que je viens d’appeler – excusez, je vous prie, le syntagme maladroit – votre parcours de vie ?

Je suis née à Dresde. La prise de conscience que l’environnement pouvait être hostile est survenue dès l’âge de quatre ans, sous forme d’une claque. J’accompagnais ma mère au bureau de l’État-civil ; elle devait y demander l’autorisation d’inviter sa sœur qui vivait en Allemagne de l’Ouest (d’ailleurs, la plupart de ma famille vivait à l’Ouest ; elle avait quitté la RDA avant 1961). Tout fièrement, j’ai pointé sur la photo du chef du Parti et de l’État, en m’exclamant : « Guck mal, dort hängt der Walter Ulbricht – Regarde sur le mur, Maman, il y a Walter Ulbricht ». Sans savoir pourquoi, j’ai récolté une gifle phénoménale. En sortant, ma mère m’a expliqué qu’elle avait compris « der alte Ulbricht » – « Regarde, maman, le vieil Ulbricht, suspendu au mur ! » et qu’elle m’avait giflée par crainte de voir alors sa demande d’invitation refusée. C’était donc un geste ostentatoire, exécuté pour les guichetiers. Cette gifle m’a appris qu’il y avait derrière ces guichets une toute-puissance dépourvue de bienveillance et que par crainte de lui déplaire, une mère pouvait trahir et violenter sa propre fille.

La suite fut un enchaînement d’expériences plus ou moins marquantes : comment faire en classe de CP pour reproduire les bons éléments de langage, ceux des médias d’État, alors que vos parents écoutent uniquement la radio ouest-allemande ? Comment réussir à être parmi les trois ou quatre élèves de votre classe de collège à être délégués au lycée pour préparer le BAC alors que vous êtes issue d’un milieu « bourgeois » et pas ouvrier et que, au-delà de vos notes correctes, votre engagement politique est plutôt modéré ? Et plus tard : Comment poursuivre vos études d’anglais et de français, comment découvrir et vivre vos passions et vos aspirations (avoir des amis dans d’autres pays et apprendre les langues sans pouvoir voyager, lire des auteurs du monde entier…) sans tomber dans les pièges de recrutement et d’embrigadement tous azimuts (demande d’adhésion au Parti, de collaboration avec la Stasi, demandes de prendre position en faveur de la loi martiale en Pologne, les appels à condamner publiquement des comportements jugés nocifs ou « d’éléments négatifs » etc.) ? À force de vouloir se soustraire à ces pressions de plus en plus pressantes, on finit par devenir soi-même un « élément négatif » et on commence à songer à partir. J’ai eu la chance de pouvoir compter sur l’aide d’un ami français qui m’a proposé un mariage blanc. J’en ai fait la demande auprès des autorités. En attendant la réponse, j’ai quitté l’université et j’ai travaillé chez un glacier, puis à l’hôpital. Au bout de quelques mois, l’autorisation de mariage et puis de sortie du territoire a été donnée. Un matin d’août en 1986, j’ai donc atterri à Paris. 

Vos nouvelles fourmillent d’une diversité thématique sur laquelle nous allons revenir. Permettez-moi pour l’’instant de vous demander comment avez-vous réussi à inventorier et à transformer toutes les expériences que vivent vos personnages en sujet de littérature ? Plus largement, par quel processus secret la mémoire réussit-elle, à votre avis, à faire ressortir tant de choses intimes qui somnolent dans le souvenir ?

À vrai dire, je suis la première surprise. Les termes « somnoler » et « intimes » sont tout à fait pertinents. Je n’avais jamais eu l’intention d’écrire sur la RDA. En tout cas, pas consciemment. Pour moi, ces histoires faisaient partie de l’intime et je n’ai jamais rien inventorié en vue d’une éventuelle utilisation. Peut-être fallait-il justement laisser passer suffisamment de temps pour que ces souvenirs se réveillent et prennent forme. Peut-être le fait de m’adresser à un public français a fait sauter quelques verrous. Je me suis sentie un peu comme une conteuse qui parle de contrées lointaines et oubliées. Parler de ce passé à un autre public, dans une autre langue, loin du contexte allemand, hors de tout « contrôle social » en quelque sorte, m’a donné une grande liberté alors que mes moyens linguistiques étaient plutôt limités. Ces deux aspects, dans l’apparence contradictoires, ont énormément stimulé ma mémoire et mon envie de relier les choses entre elles pour en tisser une sorte de petite fresque.

Après avoir publié un roman dans votre langue maternelle, vous avez décidé d’écrire et de publier ce recueil de nouvelles en français. Que pouvez-vous nous dire de cette expérience ?

Mon premier roman m’a donné confiance. Il y est questions de l’histoire contemporaine allemande, d’amour, de jalousie et de conflits familiaux, des thématiques qui me sont chères et qui se retrouvent dans Passe-passe. Le roman m’a offert la possibilité de communiquer avec mes compatriotes et d’aller vers mes racines, malgré la distance géographique. Quelques semaines après la parution du roman, j’ai commencé à écrire Passe-passe. Ce livre m’a permis de m’ancrer davantage de mon pays d’adoption, la France. Il y a trois ans, j’ai cofondé un petit groupe d’écriture. On se voit à peu près toutes les six semaines. Lors de nos rencontres, chacun soumet soit une problématique d’écriture qui le taraude, soit un bout de texte sur lequel il travaille et puis on discute. Les critiques sont formulées sans complaisance, mais avec bienveillance. Chacun rentre chez lui, enrichi. Pour participer, il me fallait toujours traduire mes problématiques ou mes passages de texte en français. Au bout d’un moment, je suis directement passé à l’écriture en français. Peut-être en avais-je envie depuis longtemps, sans oser. Le hasard m’a fait rencontrer Philippe Schweyer, mon futur éditeur. Il m’a également encouragée. Vous savez, à l’École des interprètes et des traducteurs (ESIT), la traduction vers une langue autre que la langue maternelle était tabou. Cela m’a empêchée longtemps. Mais finalement, je ne traduis pas, j’écris, j’adapte. J’ai donc toutes les libertés du monde, je ne suis pas coincée dans ce corset de la traduction. Je peux créer. La différence est là. Faire passer des « réalités étrangères » en langue française, en me demandant à chaque instant ce que peut connaître et savoir cet autre public, est une expérience excitante – mais qui coûte énormément d’énergie. Tout dure plus longtemps, tout est plus fastidieux, surtout les phases de relecture. Et je dois accepter de ne pas tout pouvoir contrôler puisqu’il subsiste toujours une part énigmatique de la langue qui me restera fermée. Même en perfectionnant l’apprentissage de la langue, on ne la domptera jamais complètement.  Je ne pourrai jamais puiser dans tout ce qu’elle a d’intuitif et d’irrationnel. Cette part transmise, réservée à la langue maternelle, me manquera toujours. Je pourrais donc, par moments, en étant obligée de faire confiance à de tierces personnes, me sentir un peu dépossédée alors qu’il s’agit de mes propres textes.

Expliquez-nous le choix du titre de votre recueil, ce mot composé passe-passe, dont la polysémie renvoie à la fois à la prestidigitation, à la magie et à la dérobade. Que veut-il dire au juste ?

Je me suis rendu compte que le dénominateur commun de ces nouvelles était justement l’idée de la dérobade. Les héros et les héroïnes sont obligés de lâcher tout contrôle – et souvent pour leur plus grand bien. Ils finissent par s’éclipser d’une situation qui ne leur convient plus. Je vois dans cette dérobade quelque chose de magique voire d’artistique. Mais dans le titre, il y a aussi l’idée du passeport qui ouvre de nouvelles portes. Et je sens encore une autre composante : l’éternel suspens de la formule « ça passe ou ça casse ».

Revenons, comme convenu, à la richesse thématique de vos nouvelles, et choisissons pour l’illustrer quelques exemples. Presque tous vos personnages sont des femmes. Entre elles il y en a une qui incarne une exception, c’est l’Allemande de l’Est, à tel point, dites-vous, qu’il est presque interdit de dévoiler ses origines sans être traitée de pauvresse, d’inintéressante. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce personnage à part, à la marge de la société presque ?

L’Allemande de l’Est, dans l’environnement du recueil, se distingue des Françaises, bien sûr, mais aussi de ses quasi-compatriotes, les Allemandes de l’Ouest. Dans les années 80, l’Allemande de l’Est en tant que femme se sentait libre, libre de disposer de son corps. Vu de l’extérieur, cela pouvait être interprété comme de la naïveté. Ce n’est pas faux, mais il pouvait y avoir aussi une grande part de lucidité, un regard cru sur les défauts de la société occidentale, son hypocrisie. À mon arrivée en France en 1986, je trouvais par exemple la mode parisienne très suggestive, par exemple ces jupes aux grosses fermetures éclair. C’est comme si la femme, dans sa façon de s’habiller, était animée par le seul désir d’être « déballée » et arrachée à son contenant. Qu’une femme puisse porter un short juste parce que c’est l’été et que c’est agréable, ne semblait pas être du domaine du concevable. Se promener donc au mois d’août dans cette ville très minérale en « petite tenue » ou se mettre à l’aise dans un parc public était forcément une provocation… Mes vêtements provenaient pour la plupart des colis envoyés par mes cousines ouest-allemandes. C’étaient des robes au style hippie, un peu compassées, qui me donnaient sans doute un air ingénu et en même temps vaguement provocateur. À la même époque, les parcs de Berlin Est commençait à avoir leurs coins nudistes – mal vus d’ailleurs par certains qui y voyaient une velléité subversive d’imiter le nudisme pratiqué au fameux Jardin anglais à Munich. Je trouvais donc la société française assez coincée, enfermée dans une pruderie catholique et dans une vision sexiste et sursexuée de la femme.

L’Allemande de l’Est se trouvait en plus dans une posture délicate : Si elle avait conservé sa nationalité est-allemande, elle était suspecte, une espionne potentielle. Ses papiers ne lui permettaient pas de traverser les frontières. Accepter par exemple spontanément un travail d’interprète en Belgique était impossible puisqu’il fallait attendre des semaines pour obtenir des visas. Dans les conversations privées ou professionnelles, j’ai souvent senti poindre cette méfiance. Je disais donc plutôt que je venais « de Saxe », en espérant mes interlocuteurs français n’arrivent pas à situer la région.

Par rapport à l’Allemande de l’Ouest, l’Allemande de l’Est se distinguait également par son vocabulaire « vieillot », par son manque d’expérience internationale, celle des métropoles par exemple, par son ignorance du système économique, par un côté « virginal » face à la vie. À l’ESIT, une Allemande de l’Ouest m’avait prédit « de gros problèmes » pour passer en deuxième année. Elle s’est trompée.

Dans le recueil, j’aborde également la difficulté d’infirmer certains stéréotypes sur son propre pays, dans les conversations. Avoir fui un pays ne signifie pas pour autant qu’on n’y a jamais été heureux. Finalement, l’Allemande de l’Est a une énorme avance sur la femme occidentale : elle en sait plus qu’elle sur l’âme humaine, sur sa capacité à résister aux diverses compromissions ou pas – alors que beaucoup de personnes ici ne se sont jamais trouvées dans des situations pareilles et ignorent comment elles réagiraient.

Toujours dans ce contexte, il y a la condition d’immigrée qui colle à la peau d’un de vos personnages dans la fameuse scène de la demande en mariage dans une baignoire. Transparaît dans cette scène burlesque le portrait d’une jeune femme qui cache sa douleur sous une apparence amère. Qui est-elle, comment l’avez-vous imaginée ?

C’est une femme rongée par le mal du pays et par le chagrin d’amour, une femme qui a laissé derrière elle toutes les attaches pour se retrouver dans une des villes les plus riches du mondes – en situation de « tiers-mondiste ». Cela la sensibilisera pour toujours aux difficultés que vivent les migrants. Difficultés dont le Français moyen n’avait et n’a toujours aucune idée. C’est une femme qui veut absolument s’en sortir et qui rejette sa condition de migrante (tout en culpabilisant puis qu’elle fait appel à un migrant qui lui rend service). Elle a toujours rêvé du monde occidental mais elle n’en fait pas encore partie. La baignoire est donc comme une barque puisqu’en allemand on ne dit pas « être logé à la même enseigne » mais « être assis dans le même bateau ».

Que dire de Kristina, le personnage de la nouvelle 1989, de ses pérégrinations parisiennes et de son désespoir ?

En RDA, Kristina poursuivait un « rêve » autorisé, voire promu par l’État : apprendre un métier, faire un enfant, récupérer un appartement et se marier. Lors de son séjour parisien avec son fiancé Olli, elle fait l’expérience douloureuse que son modeste rêve est devenu trop petit pour Olli. Elle doit se rendre à l’évidence que le modèle qu’elle allait docilement reproduire est désormais caduque ou du moins questionnable et qu’Olli s’en est affranchi avant elle. Au lieu de la rapprocher de son objectif, la chute du mur brise son rêve.

Pour me mettre à sa place et imaginer ce qu’elle peut ressentir, j’ai puisé dans deux expériences très personnelles :

L’une se situe en août 1986, lors de mon premier été parisien, dans une épicerie marocaine du 8ème. Je viens de me faire voler mon argent. Je traîne au rayon conserves, à la recherche de la boîte la plus nourrissante et la moins chère. Je prends des haricots blancs. Et si je la volais ? Le jeune vendeur, un jeune Maghrébin m’a à l’œil. Il dit : « Je te l’offre. » J’accepte. Il rajoute : « Je te raccompagne, Mademoiselle. On la mangera ensemble chez moi. » Il y a quelque chose de doux dans sa voix et dans ses gestes. J’acquiesce docilement. On fait vingt, trente mètres ensemble. Je n’arrive pas à penser clairement. On marche lentement. Puis, le jeune homme s’arrête. Il me dit tout simplement « Salut, Mademoiselle » et rebrousse chemin. Que me serait-il arrivé s’il n’avait pas changé d’avis ? » Des situations similaires, il y en a eu plein. J’ai dû user de toute une armée d’anges gardiens à l’époque.

L’autre expérience est celle d’un début de grossesse vécu seule, en bord de mer. Tout est beau mais je crève de solitude.

Et enfin, Sophie, dans L’héroïne du jour, avec le stage militaire auquel étaient soumises les étudiantes de l’Est. Comment comprendre ce mélange de mentalité martiale inadéquat à la condition féminine à travers lequel le pouvoir entend exercer une pression sur la jeunesse ?

En RDA, il n’y avait pas de raison que les jeunes femmes échappent à ces formations paramilitaires, ni au lycée ni à la fac. Pendant les cinq semaines de formation obligatoire pour les étudiantes, les étudiants, eux, devaient retourner à l’armée. On pouvait voir dans embrigadement des jeunes femmes un certain signe d’égalité. Je pense que l’État reproduisait l’exemple soviétique. Les récits sur la Deuxième guerre foisonnaient d’histoires de femmes pilotes et de partisanes audacieuses. Seulement, les instructeurs de ces formations paramilitaires étaient presque exclusivement masculins ; on avait l’impression que pour eux ces séjours étaient du pain béni. Je ne pense pas que ça aurait été plus supportable avec des femmes aux commandes, loin de là. Mais une hiérarchie exclusivement masculine qui règne sur des bataillons de femmes, cela me semble particulièrement malsain. Quoi qu’il en soit : pour l’État autoritaire, ces camps d’entraînement étaient un moyen de sonder l’état d’esprit des jeunes femmes et de contrôler finalement la jeune génération dans son ensemble.

Et, enfin, pour conclure, permettez-moi une question indiscrète. Tout au long de ces lectures, on est tenté à vous chercher vous et votre histoire personnelle au milieu de tous ces personnages. Y a-t-il une part autobiographique dans ces histoires, et, si oui, quelle a été la difficulté de la mettre en paroles ?

Évidemment, ce recueil regorge d’éléments autobiographiques. La mise en parole n’est pas difficile dès lors qu’on renonce à vouloir la relater telle quelle, ce qui ne m’a d’ailleurs jamais intéressée. Ma joie en tant qu’écrivaine est plutôt celle de prendre mes distances par rapport à ma propre biographie, en créant des personnages qui vivent leurs propres expériences. Grâce à leur interaction, je peux d’être partout et nulle part. Voilà un autre tour de passe-passe.

Propos recueillis par Dan Burcea

Martine Lombard, Passe-passe, Éditions Mediapop, 2021, 203 pages.

 

 

 

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